Andy Emler – Jamais seul

Bien que parsemé d’invités variés, il émane de « No Solo » un sentiment de grande cohérence. En nous entretenant avec l’artiste nous avons appris comment il a réussi ce tour de force…

Avec No Solo, le pianiste Andy Emler nous a gratifiés d’un album qui va droit au cœur, sans aucun doute un des disques de l’année 2020 ! Bien que parsemé d’invités aux univers aussi variés que leurs origines, il émane de cette œuvre un sentiment de grande cohérence. En nous entretenant avec l’artiste nous avons appris comment il a réussi ce tour de force, fruit combiné du souci du détail et du hasard !

Andy Emler a plutôt l’habitude de planifier ses productions longtemps à l’avance. En 2019, pour les 30 ans du MegaOctet, une création prévue au festival du Mans est annulée, laissant un trou béant dans le calendrier du pianiste. Il en profite alors pour aller enregistrer des thèmes et mélodies composés de longue date ainsi que des improvisations au studio de La Buissonne…

Andy Emler : Dans le train, j’ai commencé à planifier le fait qu’enregistrer cela tout seul ça n’avait aucun intérêt et que je pourrais peut-être inviter des gens là-dessus, l’idée a germé comme ça. Je suis arrivé au studio, j’ai enregistré mes pièces.  Gérard de Haro a trouvé ça super, voulait faire un solo et je lui ai dit non, non, surtout pas, No Solo !  J’ai enregistré d’une traite ce qu’on entend sur le disque en laissant de l’espace pour les solistes, en imaginant untel ou untel qui jouerait là, sur ce morceau-là.

Les invités ont été enregistrés dans un second temps, sur deux séances de travail aux studios Sextan à Paris…

Je me suis mis devant eux en leur expliquant bien que le but était de faire de la musique assez minimaliste, assez cool, parce que ce sont tous de super solistes, et je leur ai dit là, il faut faire peu de notes, il faut faire de la musique d’abord. Je dois admirer l’ouverture d’esprit et la confiance de Gérard de Haro en tant que producteur qui sort ce disque qui n’était pas prévu du tout dans son planning, il avait déjà d’autres sorties de prévues.  Il a trouvé la musique magnifique, il m’a dit « faut le sortir ! ». Et il ne savait pas ce que je faisais avec les solistes, il n’a pas entendu la musique. Je lui ai envoyé tout à la fin et il m’a fait confiance sans savoir ce qui se passait, c’est quand même assez incroyable, il y a encore des gens comme ça !

Andy nous révèle à quoi est due la sensation de grande cohérence de l’œuvre…

J’avais prévu de faire des pièces, mais comment est-ce que j’agence ces pièces de manière à ce qu’on ait une suite cohérente et une œuvre musicale ? Certains accords reviennent à chaque morceau, en transition entre chaque,  et sont développés à la fin sur le morceau avec Nguyen Lê. Le premier morceau est une impro totale, mais avec dans la tête l’idée de présenter l’œuvre. Donc il faut qu’il y ait dans cette impro totale à la fois l’oxygène, l’espace, le concept de ces accords à sept sons, et en même temps placer des citations, des mélodies, des choses qu’on va entendre plus tard dans les morceaux. Dans le premier morceau, si on fouille un peu, on trouve tout. Parfois c’est un peu masqué parce que c’est joué plus lent ou c’est joué à la main gauche…

Nous lui avons demandé de détailler chaque morceau, de nous parler de ses invités, en commençant par la suite pour piano seul « Jingle Tails/ The Warm up ».

J’avais prévu une suite à la période de Noël, c’est pour ça que ça commence par « Jingle Tails » parce que ce sont des contes de Noël, je suis sur des mélodies assez naïves qui sont très simples. « The Warm Up », ce sont des exercices d’échauffement que je fais au piano depuis longtemps. Cet album est dédié à ma compagne et elle adore les entendre, c’est pour ça que j’ai décidé de les enregistrer. Ce sont des improvisations un peu répétitives à la Genesis parce que j’adore ce groupe, j’adore ces moments répétitifs qu’il y avait dans Nursery Cryme , Selling England by the Pound. D’ailleurs je fais une citation que j’ai modulée, qui est celle-ci (il nous joue le thème de « The Fountain of Salmacis » au piano).

Ces deux titres d’ouverture sonnant très impressionnistes, nous lui demandons également ses influences sur cette époque…

Tous et surtout Ravel et Debussy bien sûr. Il se trouve que j’ai écrit un programme à la manière de Ravel, un disque qui n’a pas été distribué mais qui existe sur une pièce de théâtre, sur un texte de Jean Echenoz, qui a écrit un bouquin qui s’appelle Ravel. Au lieu d’écrire de la musique pour la pièce je m’étais dit : je vais carrément faire l’exercice d’écrire « à la manière de »… Donc j’ai réétudié toute l’œuvre pour piano, j’ai réétudié ses plans et donc forcément j’ai mis le nez dedans et j’improvise maintenant à la manière de Ravel. C’est une époque qui me touche beaucoup pour tous les arts en général parce que c’est vrai que ça a été extrêmement créatif, entre la peinture, la littérature, la poésie, la musique et toutes les passerelles parce qu’ils bossaient souvent ensemble… C’est une période très riche qui m’a beaucoup influencé.

« For Nobody »

J’avais pensé à Naïssam Jallal pour le petit thème où elle joue parce que j’ai remplacé son pianiste dans un trio plusieurs fois et je trouve que c’est une grande dame de la musique. Quand elle joue de la flûte elle mélange voix et flûte, ce n’est pas moi qui lui ai demandé, elle le fait parce que ça fait partie de son style.

« Gold Timer »

Pour « Gold Timer » je n’avais aucune idée. Avec Gérard de Haro on était parti sur un chanteur de rock anglais à la voix un peu rauque qui faisait la tournée Queen Symphonic. À ce moment-là je vais aux Rencontres Polyphoniques de Calvi en Corse où je fais un concert d’orgue et où j’entends cette chanteuse iranienne qui a une technique vocale absolument phénoménale et qui m’a beaucoup ému, et je me suis dit : je vais lui proposer. J’étais en train d’écrire des poèmes en anglais parce que je trouvais que l’époque était complètement dingue et qu’il fallait dire des choses et j’ai pensé à Rhoda Scott parce que c’est un juste retour de base. J’ai craqué sur cette nana quand je devais avoir 12 ans, quand je l’ai entendue en concert et je me suis dit que sa présence sur le disque serait un bonheur. J’y suis allé au culot, je l’ai appelée et elle m’a dit d’accord. La faire venir pour juste lire ce poème et ne pas jouer d’orgue, c’était ça l’originalité. Elle était très émue. Elle m’a avoué n’avoir jamais fait ça !

« Light Please »

C’est le motif du « Clair de lune » de Beethoven sur lequel on a improvisé une fois en concert en duo avec Thomas de Pourquery. Lors du rappel on demande au public ce qu’il veut entendre et un mec répond Beethoven en déconnant. On l’a pris au mot et on est parti sur cette impro. Thomas l’a aimé et c’est pour ça que j’ai voulu la mettre sur le disque. Phil Reptil n’était pas prévu au départ et je me suis dit : un peu de sons électroniques… Je lui ai envoyé tout l’album, il a fait de l’habillage sur pratiquement tous les morceaux et j’en ai choisi un, celui-là.

« 12 Oysters in the Lake »

C’est un morceau de piano que j’ai trouvé en impro en écoutant des contes africains, pour imiter les boucles africaines. J’adore faire ça en solo parce que ça amène à la transe, c’est répétitif et je fais souvent ça comme exercice d’échauffement. Et je me suis dit que j’allais le mettre sur l’album en invitant Ballaké Sissoko et en ajoutant une voix africaine. Je ne connaissais pas Aminata Nakou Drame, c’est Ballaké qui me l’a conseillée. Elle a improvisé en studio, je lui ai juste dit qu’il fallait que ça parte.

« Près de son nom »

Le morceau est tiré du programme écrit à la manière de Ravel. « Près de son nom », pourquoi ? Parce que la mélodie qui fait ré-la-la-sol épelle les lettres du nom Ravel. En jouant avec la notation anglo-saxonne des notes (de A à G) on peut attribuer une note à chaque lettre en recommençant de zéro pour aller au-delà du G. (NDLR : selon cette logique on a bien RAV, mais on avoue n’avoir pas trop compris pourquoi le « sol » sachant que pour faire le E et le L il faudrait plutôt deux mi). Une fois pour une émission de radio à France Inter, ils m’ont demandé de venir jouer, c’était une émission de classique et j’ai eu envie de faire ça, mais pas seul, alors j’ai demandé à Claude Tchamitchian de le faire avec moi.

« The Rise of the Sad Groove »

Géraldine Laurent est une virtuose du sax, mais j’étais devant elle et je lui disais : écoute, là non. Je mettais un signe pour qu’elle joue ou pas. Elle a trouvé une mélodie absolument formidable ! Le beatboxer c’est mon filleul. Il est doué pour la musique mais bosse dans un restaurant. Il a une large palette sonore de beatbox, mais j’ai choisi de ne garder que les sons graves parce que je trouvais que le reste n’était pas dans le style du disque.

« You’re So Special »

Il y a une suite de trois accords qui sont tirés du premier album du MegaOctet où Nguyen Lê jouait, donc c’est un clin d’œil.

Le mot de la fin…

Ma compagne adore ce disque, ça fait cinquante fois qu’elle l’écoute ! Moi-même c’est la première fois que je peux réécouter un album que j’ai fait avec plaisir. Les autres je ne les réécoute jamais. Il y a eu un hasard de la musique qui s’est faite comme si elle était préméditée mais elle ne l’était pas. Donc il y a à la fois ma direction et mon concept, et mon envie d’en faire une œuvre avec de la précision et des rappels de thème comme une vraie composition, et en même temps des hasards imprévus qui ont fait que ça a marché. Comme si tout le monde était dans le même mood au même moment…