– …ou l’alpha et l’omega (seconde partie)

PICTURES AT AN EXHIBITION (1971)
On l’a vu, avant même de convaincre sur disque, ELP provoquait l’admiration sur scène, s’avérant littéralement éblouissant, et c’est tout naturellement qu’il publie ce pour quoi on les a remarqués dès 1970 : l’interprétation des Tableaux d’une Exposition de Modest Moussorsky, enregistrée à Londres; une vaste fresque figurative, affirmant un peu plus l’influence déterminante des compositeurs européens de la toute fin du 19ème siècle et de la première moitié du 20ème. Il existe une version filmée et intégrale de ce live, combinée avec des projections psyché, et des images pop (notamment les personnages de Jack Kirby, dessinateur originel de Marvel). L’album live atteint la troisième place en Angleterre, appuyant une fois de plus l’ascension fulgurante de la formation. Il existe depuis une version studio (2001), puis remasterisée et augmentée (2008), avec une seconde partie de concert, mais enregistrée ailleurs.

TRILOGY (1972)
Le disque de la maturité, alliant intelligence, ambition, modération et équilibre. Retour des guitares folk de Lake, ballade qui fait mouche (« From The Beginning » superbe, au final spatial) et toujours une pièce maîtresse, « The Endless Enigma », déclinée en trois parties, prolongeant les qualités de Tarkus. Un petit tour de variété, comme à chaque fois, avec « The Sheriff », qui apparaît maintenant comme une verrue, mais qu’importe. « Hoedown » d’Aaron Copland, désormais un classique, émaillant chaque tournée depuis. « Abbadon’s Bolero »et son kaléidoscope avant-garde achève le tout en beauté. Palmer n’a jamais été aussi prolixe et précis sur sa batterie, et le penchant grandiloquent d’Emerson semble cette fois un peu en retrait. Un très bon point. L’alchimie règne en maître. Le Moog acquiert définitivement ses lettres de noblesse, en plus du piano extraordinaire, et du Hammond bondissant d’Emerson. Une énergie et une synergie exceptionnelles se dégagent, une fois de plus, et le travail studio révèle un trésor d’inventivité, d’expérimentations et overdubs (rajout de prises), pour un opus particulièrement produit et très en avance sur le paysage. L’interprétation live de Trilogy s’avèrera d’ailleurs assez difficile, de par ce fait, « Abbadon’s Bolero », joué laborieusement à quatre mains avec Lake, disparaîtra très vite de la set-list, par exemple. Il n‘en reste d’ailleurs que très peu de traces. Quoiqu’il en soit, rien ne semble ternir l’inspiration ni le brio des trois musiciens. Pour autre anecdote, Dali avait été approché pour la pochette, mais ses honoraires s’avérant démesurés, l’idée ne fut pas retenue… C’est Hipgnosis qui s’en chargera, présentant les membres littéralement démultipliés à l’intérieur de la pochette

BRAIN SALAD SURGERY (1973)
Le succès est tel, d’année en année, que le groupe monte financièrement son propre label : Manticore. Il est l’un des tous premiers (voire LE premier ?) n’hésitant pas à s’auto-produire, et abriter en son sein d’autres formations, notamment plus tard le quintette italien PFM , ou Banco, pour des versions anglaises.

Avec son quatrième disque studio, la musique d’ELP semble à la fois pousser toutes les audaces à leur extrême et en même temps atteindre les limites de son ambition. Pour tout dire, c’est un disque qui a mal vieilli. Beaucoup de sonorités clinquantes, de synthétiseurs criards, beaucoup de lyrisme, trop de trop diront certains. La pièce phare, « Karn Evil 9 », allégorie du totalitarisme, s’avère être un monstre (plus d’une face !) aux hymnes chantés hypnotiques, au rythme et cassures effrénés, et avec l’apparition inédite de la guitare électrique, pour un Greg Lake s’avérant brillant. Bref, la pièce ultime, diront les mélomanes, certainement dûe à cette guitare justement, instrument soliste rock par excellence, et jusqu’ici totalement absent. Comment faire sans désormais ? Serait-on tenté de dire… Viennent la ballade folk de Lake (un certain systématisme donc), la ritournelle variète rigolote (on vous l’avait dit), l’hymne religieux (« Jerusalem ») d’ouverture, et l’on finit un peu par se dire que le gâteau commence à contenir beaucoup de beurre. Ce pompiérisme certain, signe avant coureur s’il en est, témoigne d’une certaine décadence qui engloutira tout le mouvement prog au tournant de 1978. La pochette, icône entre les icônes, proposée en diptyque multiface, signée du peintre plasticien suisse allemand H.R. Giger, a depuis rejoint le panthéon de la culture rock. La tournée qui s’en suit offre un gigantisme de tous les instants, et sur tous les aspects; camions remorques au nom de chaque membre, scènes énormes, scénographie, stades, jusqu’aux véritables immeubles sonores érigés autour du claviériste, bardés de câbles que lui seul semble pouvoir dompter, sans parler de la basse-guitare double manche de Lake, torse nu sous son smoking blanc façon Toni Montana, enfin les gongs géants et installations percussives de Palmer. Un rien démonstratif… S’en suivra, pour faire dans le ton, un triple (!) album live, Welcome Back My Friends… surpassant encore en mégalomanie (le mot est lâché) la version studio ! Ceci dit, ce live atteindra la 4ème place dans les charts américains, et ils en vendront un million dans l’année de sa sortie ! Dans ce triple, Emerson semble, plus que jamais, malgré le passage folk de Lake, et l’imposant solo de Palmer, être le vrai maître à bord. Avec sa tenue argentée, il n’en finit plus de faire montre de ses capacités, de sa vélocité, de ses facultés à changer de clavier d’une seconde à l’autre, et ce jusqu’à peut-être finir par se prendre les pieds dans le tapis à force de vouloir jouer toujours plus vite… Les musiciens noteront à quel point parfois il apparaît être sur le fil de la rigueur rythmique… Après une tournée triomphale, et un épuisement physique total, chacun se mettra au vert, bien décidé séparément à se consacrer à un album solo, l’argent et la notoriété permettant désormais cette liberté. Ainsi, durant trois années, on ne parlera plus d’eux…! Il faut dire aussi qu’une brouille s’est produite entre Emerson et Lake, le second tenant absolument à produire leur live, ce qui ne fut pas permis par le premier…Mais la surenchère est encore à venir !

WORKS Vol I (1977)
1977 est l’année fatidique, avec le surgissement du punk, d’un côté, pour le rock du moins, et du disco de l’autre. Deux arguments massifs pour tous les producteurs de l’époque, dont l’appât du gain commence sérieusement à l’emporter sur le mécénat artistique. Il faut dire, à leur crédit, que beaucoup d’entre eux ont investi parfois jusqu’à leur derniers kopecks, pour des myriades de groupes, certes magnifiques, mais non rentables. Rendons-leur au moins ce vibrant hommage… Alors forcément, après des années de capes et bottes à paillettes, de spectacles dressés sur l’autel de la surenchère, prog comme glam, de solos démonstratifs et interminables, avec un rock de plus en plus intellectualisé mais de moins en moins politique, de plus en plus mis en scène avec une image de plus en plus lisse, voire lissée de lui-même, des fortunes étalées et parfois gaspillées en public (ELP en tête, mais aussi Genesis, Yes, le Floyd, Jethro Tull, Renaissance, en gros tous les groupes qui ont percé aux Etats Unis), ceci ajouté à la crise pétrolière de 73-74 qui commence réellement à se faire ressentir partout, on se met à penser (et à raison sans doute) que le rock s’est beaucoup embourgeoisé, faisant montre d’un dédain (même involontaire) pour les classes populaires, elles qui se sentent de moins en moins prises en compte par cette musique. On peut les comprendre. En d’autres mots : l’invitation au rêve, aux apprentissages culturels, à l’émancipation personnelle par l’art et le savoir, ça ne marche plus lorsqu’on perd son boulot, qu’on hypothèque sa maison, que le coût de la vie devient un problème dans les foyers, et que l’essence augmente… Bref, malgré la fin de la guerre du Viet Nam, le flower power et l’amour libre, mai 68 et l’émancipation des peuples, tout ça se tape une sacrée gueule de bois ! Et le punk, mode fulgurante poussée par quelques opportunistes en Angleterre (le phénomène existe déjà aux States, avec les Stooges et les Ramones), balaye tout sur son passage, invoquant provocation et colère face à un monde cynique et déjà financiarisé. Du coup, moins on sait jouer, mieux c’est ! Finis les groupes sortis des conservatoires et des écoles à papa, finies les leçons de virtuosité et les soli prétentieux, vive le bruit, la fureur et l’immédiateté, avant que tout ne soit foutu ! En face, vous avez le disco ; musique de club (comprenez « à danser »), commerciale par excellence, issue des mouvements gay de San Francisco, pétrie d’insouciance et d’inconséquence, appelant aux plaisirs instantanés, musique jetable, qui fera la jubilation des radios, télés et discothèques du monde entier. Même la musique noire va se polisser et ne traitera plus que de sujets futiles. Finies les revendications identitaires, les luttes anti-raciales, les combats politiques, l’heure est à l’éclate et à la séduction… Sexe, amour et concourt de sapes… D’une certaine façon, le rock retrouve ses lettres de révolte avec le punk, et de sensualité avec le disco, mais à quel prix ? L’avènement des épouvantables années 80, avec leurs boîtes à rythme et autres insupportables imitations clavier. De plus en plus, on verra le play back s’imposer partout, avec des musiciens factices, et puis l’arrivée de Madonna… Les années winner, et surtoutlooser… En sortira cependant aussi la cold wave, dernière résurgence dépressive et parfois sublime du mouvement psyché… Mais n’allons pas si loin… en 1977, on voit des jeunes énervés, affublés de gants de cuir à clous, et portant T-shirt « I Hate Pink Floyd »…

C’est pourtant à ce moment même qu’ELP, fort de son triomphe américain, choisit de s’adjoindre un orchestre symphonique ! Pensez : chaque membre ayant pris conscience de sa popularité et de ses capacités artistiques (de son potentiel financier aussi !), ils décident de sortir un double album, présentant une face par membre (comprenez en tant que compositeur), et la dernière composée de manière collégiale ! En fait, il semble que les trois années consacrées à l’album solo des trois membres n’ont pas abouti, chacun peinant peut-être à aller au bout sans les autres. Ils ont pourtant travaillé, mais pas assez pour le matériel d’un disque entier. Works Vol I représente finalement le compromis de cette situation. Notez bien que « Vol I » annonce inévitablement une suite, qui viendra peu de temps après.

Rien ne semble arrêter l’ambition artistique de Keith Emerson, qui, suite à une commande de musique de film qui ne sera finalement pas assurée, travaille sur une énorme composition orchestrale. 75 musiciens (auditionnés séparément !) ne seront pas de trop pour assurer (un temps seulement) la tournée orchestrale qui va suivre ! 130 personnes en tout, roadies compris, avec un coût journalier de 20 000 dollars ! Autant dire que cette configuration ne tiendra pas jusqu’au bout, et c’est sous la forme du simple trio que s’achèvera la tournée transatlantique… Première déconvenue pour le groupe, mais de taille. Et la tendance sociétale qui suit n’arrangera évidemment pas l’affaire. Works Vol I est un disque long, roboratif, dont on délaisse bien souvent une ou deux faces (trop morcelées et individualisées), pour n’honorer finalement que la dernière, avec « Fanfare For The Common Man », une nouvelle adaptation d’Aaron Copland, toujours aussi épique et réussie. Il y a bien évidemment, en toute première face, l’œuvre la plus revendiquée par Emerson, puisqu’elle est entièrement orchestrale, et pour laquelle il s’est le plus investi :« Piano Concerto »… On est évidemment bien loin des accents rock et swings si brillants des débuts… Ainsi cet étalage individuel un rien pompeux (seul Pink Floyd avait tenté un truc dans ce genre, sur Ummagumma, pour un résultat très mitigé de l’aveu même de ses auteurs) fait déjà montre de ses limites. La tournée qui suit, bien que toujours plébiscitée, est un gouffre financier retentissant. On peut encore témoigner du gigantisme scénographique grâce à un document pour la télé canadienne (ELP a souvent été capté live, soit à la radio, soit par les télés du monde entier) montrant à quel point le trio est noyé dans l’immensité orchestrale, trois petits points de lumière au milieu d’un cadre scénique qu’on ne distingue même plus… Rappelons qu’Emerson Lake & Palmer est l’un des tous premiers groupes, voire LE premier, à jouer dans des stades pour des dizaines de milliers de personnes, des lieux où la distance avec la scène est telle, depuis son propre gradin, qu’il devient quasiment impossible de ressentir une quelconque proximité avec autrui, et encore moins les artistes. Pour les toutes premières fois, le public paye pour voir des types sur un écran et avec un son épouvantable (du fait des distances, du décalage entre son et scène, du vent etc.)… Pourtant les salles sont pleines, entre Grande-Bretagne, Amérique et Japon !