– …ou l’alpha et l’omega (première partie)

Keith Emerson n’est plus de ce monde…
Cette nouvelle accablante, sonne, à l’instar de celle concernant Chris Squire, comme le début d’un long et non moins interminable cortège funèbre à venir, égrainant la liste prodigieuse des pionniers et héros du rock progressif de la fin des années 60. Ce mouvement pléthorique, à la créativité inédite jusqu’alors, au succès si phénoménal (le mot n’est pas galvaudé) à l’époque, est aussi vite tombé dans l’oubli jusqu’à la bonne moitié des années 90, pour enfin redonner naissance à une myriade de talents contemporains, et célébrer le retour consommé des anciennes gloires, que ce soit les originaux ou leurs tributes, avec un bonheur pas toujours certain cependant.


Keith Emerson donc… Il a très rapidement marqué de sa présence le paysage des années 60, d’abord dans le jazz, très vite parmi les plus grands, et partageant l’affiche des légendes du rock psyché. Le psychédélisme étant considéré comme le parrain naturel du progressif, avec toutefois l’apparition remarquable ET remarquée des claviers, brisant la sacro-sainte trinité rock, à savoir guitare-basse-batterie. Emerson, né en 1944 (l’aîné de tous peut-être), brillantissime pianiste, aguerri intuitivement grâce à son père (!) aux plus grandes exigences du classique et du jazz, débarque rapidement avec The Nice, trio jetant les braises sur les compositeurs de la dite « grande musique », les trempant dans un chaudron jazz rock en diable, et s’offrant dès le départ d’innombrables plages d’improvisation, avec une virtuosité fracassante… Fracassant c’est le mot, car là où il était de bon ton d’exposer (exploser plutôt !) sa révolte en musique à grand coups de manches de guitare, jets d’essence enflammés à l’appui, amplis et batteries détruits en public, le tout face à un conservatisme et une standardisation de plus en plus étroits, Keith Emerson adopte immédiatement cette attitude rock, s’il en est, héritée des mods, des loulous bikers des années 50s, ou autres Rolling Stones déjà en vedette. Ainsi le voit-on immédiatement malmener son orgue Hammond sur scène, l’empoignant tel une contrebasse (pas le même poids !), usant de chocs à même le meuble, produisant force pétarades, jusqu’à planter de grands couteaux (grands pour que ça se voit de loin) entre les touches du-dit clavier, en guise de pédale de sustain, histoire de conserver un semblant de note fondamentale… Ouf ! On n’avait pas vu ça depuis un Jerry Lee Lewis, par exemple, qui se contentait de jouer avec ses pompes ou son fondement… Encore à Paris (Elysée Montmartre), dans les années 90, apercevait-on le Britannique donner des coups de grâce rugissants à sa bête… Essayez toujours vous-même… ! Très vite, et à l’aide de cours particuliers, le petit Keith multiplie les cachets, entre génériques d’entractes, dîners dansants et clubs de jazz… Il a en gros quinze ans à cette époque !… A 18 (1965), il acquiert son premier orgue, le Hammond L100. D’autres viendront bien sûr, ainsi que les synthétiseurs, en particulier le fameux Moog…

Dès 1967 (l’année d’apparition d’un Hendrix, ou d’un Bowie, pour situer la chose), The Nice sort son premier album (s’en suivront 3 autres) tout en écumant tous les grands festivals du flower power, entre Angleterre, Europe et Etats-Unis. Le succès est au rendez-vous, dû essentiellement à des performances scéniques mémorables… Forcément, pensez donc, du rock sans guitare, et qui envoie ! Il faudra, doit-on le rappeler, deux ans supplémentaires pour que King Crimson sorte In The Court Of The Crimson King, encore considéré (à leur corps défendant cependant) comme la première pierre des musiques appelées ultérieurement progressives, et au sein duquel chantait et tenait la basse le sieur Greg Lake (né en 48), un camarade d’étude de guitare de Robert Fripp. En 1969 (août et octobre), les deux groupes partagent l’affiche, pour deux concerts. Mais voilà, Crimson (pourtant tête d’affiche en même pas deux mois) est à l’époque (comme ça arrivera si souvent) sur le point d’imploser, et Emerson s’ennuie déjà un peu avec The Nice… Lors d’une balance, il croise Lake sur scène. Une petite impro clavier-basse et le tour est joué. Une alchimie très inattendue vient de se créer. Dès lors, le duo se met en quête d’un batteur, jusqu’à porter son dévolu sur Mitch Mitchell, du Jimi Hendrix Experience ! La liste des candidats ferait pâlir n’importe qui d’ailleurs. Mais très vite, le producteur des Cream (dont le batteur Ginger Baker avait été évoqué) suggère un jeune hyper doué, ayant officié au sein d’Atomic Rooster, proto prog oscillant entre hard rock (comme quasiment tout le monde à l’époque), et groove chanté, ainsi que le Crazy World Of Arhur Brown, dont le single « Fire » (1968) cartonnait un peu partout dans le monde. Il s’agissait bien sûr de Carl Palmer, né en 1950, et immédiatement biberonné à la musique, de par son grand-père et sa grand-mère, papa et maman compris… Fin 1970, après une légère hésitation du p’tit dernier, ELP était né, et écumait déjà les plus grandes scènes, avant même d’enregistrer quoi que ce soit.

Pour la légende, Hendrix, très impressionné lors d’un concert de King Crimson, avait eu vent, via son batteur, de ce nouveau groupe en quête de musiciens. On tombera à la renverse en apprenant que Mitchell a évoqué un quatuor partagé avec le génie afro-cherokee, une fois ses obligations remplies auprès de Band Of Gypsies, avec possibilité d’une rencontre aux alentours de août-septembre 1970… L’histoire s’arrête tragiquement là, malgré les spéculations pressantes des journalistes (la rumeur du nom HELP, pour le futur groupe), puisque Hendrix meurt prématurément le 18 septembre de cette même année ! Hendrix, chef de file du rock progressif, vous imaginez ?… En fait le résultat aurait pu s’avérer… impossible, les ego de chacun auraient fini par gâcher la fête… Et puis le Band Of Gypsies demeure l’une des plus merveilleuses aventures du rock, donc aucun regret !

Démarre nonobstant pour le trio une carrière ahurissante, sur la scène comme on l’a dit, mais dès le premier disque également, avec le très judicieusement nommé

EMERSON LAKE AND PALMER (1970)
D’entrée le propos frappe les esprits, proposant un répertoire puissant, terriblement rythmé, furieusement composite, convoquant rock, jazz, avant-garde et néo classique. Une petite ballade pop vient en dernière minute afin de compléter la gravure de la face B. C’est une chanson folk de Greg Lake datant de ses douze ans (!) et c’est un immense carton, grâce en particulier aux radios, atteignant immédiatement les charts anglais et américains! Mais c’est bien peu face à l’éclatante réussite artistique de tout l’album. Les compos sont autant fournies par Emerson (« Tank », « The Three Fates ») que par Lake (« Take A Pebble » , peut être le sommet de l’album, avec son interlude folk), en plus d’une adaptation de Bartok, qui ouvre le disque, « The Barbarian » donc, ou « Knife-Edge », transcription de Janacek, compositeur tchèque. Pour la première fois également, on découvre les sonorités du MOOG, synthétiseur aux mille possibilités sonores. Emerson, en plus de se révéler un compositeur exceptionnel, fait montre d’une inventivité incroyable dans les arrangements, d’une fougue et d’une technique prodigieuse aux claviers, Lake dressant d’entrée la basse au rang des instruments solistes, et Palmer battant un feu d’enfer, présent sur tous les fronts. Leur musique offre autant d’accents dramatiques que d’émotion, de puissance que de délicatesse, et ce avec une classe tout bonnement insolente. Bref, le groupe prend d’entrée tous les risques, et c’est un triomphe. C’est aussi dire qu’il fut une époque où le talent et la singularité l’emportaient sur toute contingence économique… de quoi rêver, et déprimer quarante ans plus tard…!

TARKUS (1971)
Un an à peine après leur première parution débarque déjà leur album peut-être le plus acclamé aujourd’hui. Il est dominé par une longue pièce concept du même nom, qui ouvre le disque, et que le visuel du vinyle déclinera sur toute les faces de la pochette. L’imagerie mémorable d’animaux mécanisés aux couleurs vives frappe ici tout autant que la musique, et semble en complète symbiose. « Tarkus » est un maëlstrom incroyable de 20 minutes, composé sur six jours lors de leur première tournée (!), à l’écriture complexe (une signature rythmique en 5/4, sur la demande de Palmer) et pourtant lisible. Un véritable voyage, mouvementé, surprenant et toujours aussi solidement rythmé. Les prouesses se succèdent; cassures, accalmies, cavalcades et accents lyriques. Emerson y est, une de fois de plus, ahurissant. La voix de Lake, pourtant de miel, est plus agressive que jamais, rock assurément. La suite convoque Bach, entrecoupé de deux morceaux très directs, pop rock, histoire de rappeler les racines américaines, mais au fond anecdotiques. La discographie du trio a toujours présenté cet aspect un peu bicéphale, entre ambition artistique totale et velléités commerciales, comme on le découvrira au tournant des années 80… Fondamentalement, avec ELP, et la musique prog en général, c’est la culture européenne qui s’affirme, totalement et dans toute sa richesse. Et Tarkus, bien qu’ enregistré dans une certaine tension (Lake étant particulièrement réticent sur le morceau concept) est un disque remarquable, acclamé par la critique, et qui lancera toute une galaxie de groupes à travers le monde (Allemagne, Pays-Bas, Angleterre, Etats-Unis, Japon notamment) dont les plus récents en 2016, continuent encore de se réclamer.

Bien évidemment les tournées s’enchaînent, avec leur toute première aux States, et lorsqu’on conquiert l’Amérique, on conquiert le monde. C’est ce qu’ont tenté de faire tous les groupes et artistes majeurs du mouvement progressif, et l’on ne réalise pas assez aujourd’hui l’impact considérable du groupe en terme de popularité, toutes époques confondues (on avance en gros 30 millions d’albums vendus, sans parler des 45 tours, pour seulement les années 70).