John Zorn - Enigmata

Sorti le: 10/10/2011

Par David Ree

Label: Tzadik

Site: www.myspace.com/johnzorn

Personnage hors normes que ce cher Zorn. Au-delà du traumatisme visuel sur scène – haut rouge informe sur treillis orange – c’est le degré de liberté des associations sonores les plus improbables qui fait du compositeur et saxophoniste déjanté une figure unique de la musique contemporaine, comptant des fans d’horizons divers, à tel point que certains échappent à toutes les chapelles des styles qu’il brasse allègrement. Bien peu nombreux sont pourtant ceux de ses admirateurs qui s’aventurent à discourir sur Enigmata, pourtant disponible depuis juillet. Une certitude : personne, y compris l’auteur de ces lignes, ne semble en avoir véritablement saisi le propos. Le livret n’éclaire guère davantage, si ce n’est que l’on peut y lire un Zorn aussi prophète que philosophe, inflexible et animé d’une foi inébranlable en son art, bien que parfaitement conscient de l’incompréhension qu’allait susciter son dernier attentat à la bienséance musicale.

Douze tableaux anonymes composent ce qui restera tout au long du disque un dialogue de sourds entre la guitare de Marc Ribot et la basse de Trevor Dunn, improvisé sous la direction du maître à penser, dans un registre hardcore des plus anarchiques. L’examen du détail ne laisse entrevoir ni motif identifiable ni colonne vertébrale ; l’écoute sur la durée révèle un projet de cacophonie manifeste, comme si la part de préméditation annoncée avait pour dessein d’empêcher tout retour à l’intelligible. À première vue décousu et refusant toute homogénéïté, les blocs de notes (ne parlons pas ici d’accords ni de riffs) finissent par se ressembler, dans l’urgence de leur défilement, tout juste interrompus par des silences plus ou moins longs et sans la moindre volonté de faire émerger un quelconque rythme – un gimmick avant-gardiste repris à toutes les sauces possibles et imaginables de nos jours. Le contrepoint guitaristique, dont on eût aimé qu’il fût pratiqué à un plus haut niveau d’écriture connaissant les pointures ici à l’œuvre, accentue une obsession jusqu’au-boutiste de la dissonance et de la transgression, loin de toute notion de tonalité – et même d’atonalité. Quant au timbre, dernière composante non moins incontournable de l’équation tridimensionnelle musicale, il se cantonne à la conjugaison quasi-exclusive des grognements du spectre grave de la basse aux déchirements envahissants de la guitare saturée. Cette formule étant invariablement répétée sur près de trois quarts d’heure, l’impact émotionnel potentiel a de quoi s’estomper quelque peu. Certes, la huitième piste a beau débarquer de nulle part (NB : soupçonner ici un transfert de technologie extra-terrestre) et planter une atmosphère plus posée, façon post-rock minimaliste discount, le vacarme reprend de plus belle au cours du morceau, comme pour s’excuser d’une déconnexion momentanée.

Au fond, Enigmata sonne plug-and-play, au sens vulgaire du terme. De la part de John Zorn, vu sous cette facette de son oeuvre, on attend moins de la musique qu’un son organisé digne de ce nom, comme c’était le cas de l’alléchant Nova Express, sorti en ce début d’année et comme il en ira, espérons-le, de At the Gates of Paradise prévu pour l’automne. Difficile de croire que ce flot de gratuités résulte d’une démarche réfléchie. Encore que l’on aurait pu, au bénéfice du doute enveloppant l’énigmatique galette, prendre soin de fustiger les limites de notre propre entendement et s’en remettre au génie maintes fois prouvé du prolifique artiste, qui enregistre plus vite qu’on n’arrive à le critiquer. Que nenni pourtant : nous voilà tout mouillés pour l’occasion, bien persuadés que l’eau, dont on dit qu’elle coulera sous les ponts, emportera avec elle cette bien discrète anecdote, pour mieux laisser émerger les pierres angulaires d’une histoire discographique riche en soubresauts.