King Crimson - Starless and Bible Black

Sorti le: 29/03/1974

Par Chrysostome Ricaud

Label: DGM

Site: https://www.dgmlive.com/king-crimson

Le sixième album de King Crimson est par son essence même assez étrange. Accaparé par la scène et en manque de compositions nouvelles, le groupe choisit de le remplir pour moitié d’improvisations live. Toutefois, l’idée n’est pas assumée comme une démarche conceptuelle ou artistique qui aurait pu voir la face A consacrée à des compositions enregistrées en studio tandis que la face B reflèterait l’autre visage du quartet en se focalisant sur des improvisations live. L’idée était plutôt de cacher le subterfuge en retirant les applaudissements et tout autre bruit parasite des bandes captées en public. Bill Bruford explique dans son autobiographie que cela résulte du fait qu’ils avaient entendu dire qu’un taux de redevance plus bas était appliqué aux enregistrements live. Le résultat est assez décousu et fait pâle figure si on la compare à une œuvre conçue comme un tout en studio, ce qui est une composante non négligeable des albums de rock progressif. Pour faire un parallèle avec deux parutions ultérieures de King Crimson, imaginez qu’au lieu de Thrak et Thrakattak soit sorti un disque constitué d’un mélange de quatre titres du premier et d’autant du second !

Deux univers antagonistes cohabitent donc dans cet album. D’un côté on découvre les qualités d’improvisateurs de cette formation : Robert Fripp à la guitare et au Mellotron, David Cross au violon et aux claviers, John Wetton à la basse et Bill Bruford à la batterie et aux percussions. Dans certains cas, les musiciens sont tellement sur la même longueur d’onde qu’on aurait pu imaginer qu’il s’agissait de compositions. Sur « We’ll let you know », le groupe parvient à faire de la musique expérimentale qui groove. « Trio » donne l’impression d’être un morceau de folklore chinois. L’anecdote raconte que Bill Bruford se tenait prêt à intervenir à tout moment sur cette improvisation bucolique, mais constatant qu’elle évoluait dans un univers que l’intervention d’une batterie aurait gâché il a préféré ne rien jouer et a été salué par Robert Fripp pour sa non performance ! Voilà un bel exemple concret de l’adage qui veut qu’un bon musicien est celui qui sait quand il ne doit rien jouer pour servir au mieux un morceau. D’autres titres ne marchent pas aussi bien car on sent que les musiciens peinent à trouver une direction commune dans leur improvisation. C’est le cas de « The Mincer » et « Starless and Bible Black ». Choisissant de ne garder que les meilleurs moments des improvisations, celle-ci tendent à être coupées brutalement, sans véritable fin, ce qui participe à donner un caractère chaotique à cet album.

Dans une démarche totalement opposée, on trouve donc les morceaux composés, dont certains ont été enregistrés en studio et d’autres captés en concert. Les deux titres qui ouvrent le disque sont d’une efficacité redoutable. Le premier, « The Great Deceiver » est à placer dans la lignée des cavalcades épileptiques qui étaient jusqu’alors une des spécialités de King Crimson (pensez à « 21st century schizoid man » ou « Pictures of a city »). Le deuxième, « Lament » ébauche une formule qui sera encore plus exploitée sur Red (avec « Fallen Angel » et « Starless »), à savoir celle de la fausse ballade. À l’écoute de la première minute de la chanson, on est persuadé que le groupe va nous proposer un de ces magnifiques slows mélodique dont il a le secret mais la composition évolue en définitive vers des sonorités bien plus inquiétantes et métalliques. L’album contient néanmoins un vrai slow (là encore une grande spécialité du Roi Cramoisi depuis ses débuts) avec « The Night Watch ». L’introduction de celui-ci a été enregistrée en live tandis que la suite a dû être réenregistrée en studio, leur Mellotron leur ayant fait faux-bond sur scène. En cela, ce titre résume assez bien le côté patchwork difficile à appréhender de ce disque : quitte à devoir réenregistrer le morceau en studio pourquoi ne pas l’avoir joué en intégralité ? En effet, la jonction est perceptible, la composition est très belle et bien enregistrée, mais l’introduction sonne plus brouillonne et le violon est un peu faux (c’est d’ailleurs pour cette raison que David Cross a quitté le navire, il avait beaucoup de mal à s’entendre sur scène au milieu d’un groupe de rock et pouvait donc difficilement jouer juste). L’album se termine avec « Fracture », morceau de bravoure de 11 minutes qui se démarque de tout ce qu’on a entendu jusqu’à présent et dont on peut dire rétrospectivement qu’il était annonciateur de la direction qu’allait prendre King Crimson dans son ultime incarnation (Fripp appellera d’ailleurs un titre de The ConstruKction of Light « FraKctured » en guise de clin d’œil).

La carrière de King Crimson est exemplaire et ne comporte pas d’albums honteux. Le groupe de Robert Fripp cherchait en permanence à être créatif et à explorer des territoires nouveaux. Quoi qu’il en soit, avec un manque cruel de direction (même si cette volonté de musiciens catalogués rock de sortir un disque comprenant de l’improvisation totale sur disque est louable), coincé chronologiquement entre les pierres angulaires du genre que sont Lark’s tongues in aspic et Red, Starless and Bible Black peut être considéré comme une des œuvres les moins indispensables de la discographie du Roi Cramoisi.