Futur, passé et présent
Je ne fais jamais une croix sur un projet. Arrive un temps où revenir à quelque chose d’ancien retrouve de sa fraîcheur.
Confinement oblige, c’est par visioconférence que nous nous sommes entretenus avec Steven Wilson à propos de son nouvel album The Future Bites et de la tournée à venir. Toujours aussi disert, ce grand mélomane nous a mentionné de nombreuses références et influences qui nourrissent son univers musical. Ce fut également l’occasion d’évoquer ses autres groupes, No-Man, Blackfield et Porcupine Tree.
Entretien réalisé via Zoom le 25 novembre 2020.
Chromatique : Avant de parler de The Future Bites, quelques mots sur tes collaborations avec Tim Bowness. Depuis que tu te concentrais sur ta carrière solo, on pensait que tu avais mis un terme à No-Man. La sortie de Love you to bits fut une grande surprise. Comment ce projet a-t-il vu le jour ?
Steven Wilson : Nous avions eu l’idée d’un album dansant sous une forme conceptuelle il y a des années de ça avant d’emprunter des chemins musicaux différents. No-Man s’est tourné vers des atmosphères ambient tandis que Porcupine Tree prenait une direction plus metal et Tim faisait des choses différentes en solo. En conséquence le timing n’était jamais bon pour la symphonie disco. Il y a deux ans nous nous sommes tous deux à nouveau intéressés aux musiques électroniques – j’ai remarqué que je m’intéressai aux genres musicaux par cycle – et le temps était enfin venu de finaliser ce morceau électronique que nous avions commencé il y a tant d’années !
C’est éclairant, Love you to bits nous faisait justement penser à la période Voyage 34 de Porcupine Tree !
Oui, c’est à cette époque que nous avions commencé Love you to bits.
Envisagerais-tu de faire un nouvel album de No-Man à l’avenir ?
Tout à fait ! Je ne fais jamais une croix sur un projet et j’adore travailler avec Tim. A chaque fois qu’on se retrouve on s’amuse beaucoup. Je pense que ça a de grandes chances d’arriver. Je n’écarte jamais la possibilité de revenir à un de mes projets. Il se peut que je refasse un disque de Porcupine Tree un jour. J’ai compris une chose me concernant : une partie de ce qui rend ma carrière plaisante c’est que chaque album est une expérience différente : un changement de style musical, de collaborateurs. Une des raisons pour laquelle j’ai arrêté d’être dans un groupe il y a dix ans c’est parce que c’était frustrant d’être toujours avec les mêmes personnes à faire toujours le même style de musique. Ceci étant dit, arrive un temps où revenir à quelque chose d’ancien retrouve de sa fraîcheur.
Depuis cette année, avec Tim tu fais également un podcast sur Spotify intitulé The Album Years. Réalisais-tu un rêve en t’improvisant animateur radio ?
C’est intéressant, je n’avais jamais vu ça comme l’équivalent d’une émission de radio, mais j’imagine que c’en est une en quelque sorte. Effectivement, enfant je rêvais d’être DJ et d’avoir mon émission de radio. C’est plaisant de pouvoir parler de musique. Malheureusement on ne peut pas passer les disques pour des raisons légales. Par de nombreux aspects, ce qu’on fait dans ce podcast c’est juste une extension de ce qui se produit quand on se retrouve depuis trente ans qu’on est amis. On rigole souvent du fait que quand on se retrouve pour faire de la musique, on travaille dix minutes et après on débat sur des albums pendant trois heures ! L’idée du podcast était d’offrir au public nos échanges sur la musique qu’on aime, celle qu’on n’aime pas, et nos chamailleries sur nos divergences de goûts. On y prend vraiment du plaisir et on est flattés que ça marche aussi bien. Nous avons plein d’auditeurs qui sont à l’affût d’un nouvel épisode, c’est incroyable.
Venons-en à The Future Bites. Est-ce frustrant pour toi d’avoir l’album prêt depuis si longtemps et de ne pas pouvoir le partager avec le reste du monde?
Oui. Mais ça m’a aussi laissé le temps de réfléchir un peu plus à l’album. J’ai continué à travailler dessus, j’ai rajouté des choses à l’édition Deluxe. On a pu travailler plus sur la création de vidéos pour certaines chansons, ce que nous n’aurions pas pu faire s’il était sorti en juin comme prévu. J’ai même changé le contenu de l’album en enlevant une chanson pour en mettre une autre à la place. Il y a donc eu des avantages au fait d’avoir plus de temps. Ceci étant dit ça fait un an que je suis sur cet album et il arrive un moment où j’ai juste envie de le sortir pour pouvoir passer à autre chose. Malgré cela je dois dire que je l’adore toujours, je l’écoute encore et je trouve que c’est vraiment un disque très réussi. Je veux qu’il sorte dans un monde où il aura sa chance. S’il était sorti en juin je pense qu’il aurait été occulté par les évènements.
Tout ce temps libre inattendu qui s’offre à toi, t’a-t-il donné l’opportunité de composer de nouvelles chansons ?
Comme je le disais précédemment, je ne peux pas m’immerger véritablement dans un nouveau disque tant que celui-ci est encore une affaire en cours. Malgré cela, j’ai effectivement écrit quelques nouvelles compositions. Et elles sont à nouveau différentes, elles me donnent une idée de la direction que pourrait prendre mon prochain album solo – même si ma prochaine parution pourrait être un disque de No-Man ou de Porcupine Tree. Mais je ne me pousse pas à travailler dessus car il faut d’abord que j’arrête de penser à celui-là et d’en parler.
Peux-tu nous parler de cette nouvelle direction ?
C’est trop tôt. J’écris toujours beaucoup de musique. Pour The Future Bites j’avais écrit vint-cinq chansons dans plein de styles différents, et c’est seulement quand j’ai eu neuf ou dix chansons que j’ai commencé à réaliser quel type d’album j’étais en train de faire.
Tu termines presque toujours tes albums avec des ballades magnifiques. Peux-tu nous dire ce qui te motive à faire cela ? « Count of Unease », qui est la chanson que tu as changée, ne déroge pas à la règle. Le premier morceau que tu avais choisi pour clore l’album avait-il ces mêmes caractéristiques ?
C’est drôle que tu me poses cette question parce que lorsque j’assemblais l’album je me suis justement fait cette réflexion. Je termine habituellement par une chanson très lente et belle et pour une fois je voulais aller à l’encontre de mon cliché et en mettre une guillerette pour finir. La chanson que j’avais prévu à l’origine s’appelle « Anyone but me » et elle est plus dans la même veine que « 12 Things I Forgot ». Mais quand je réécoutais l’album ça ne sonnait pas juste pour moi de ne pas avoir mon habituelle ballade onirique à la fin de l’album. En un sens je suis revenu dans ma zone de confort, mais je crois que j’ai pris la bonne décision. Il y a quelques chose à propos de tous ces albums que j’ai fait pendant des années qui m’ont fait sentir le besoin d’avoir ce moment de beauté sublime et transcendante. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que j’aborde beaucoup de sujets sombres et que pour cette raison je ressens le besoin de terminer les disques sur une note spirituelle.
La dernière fois que nous t’avions rencontré, tu nous confiais ton envie de faire un disque totalement actuel. Après avoir écouté The Future Bites, il y a effectivement des choses vraiment nouvelles, mais on sent encore les influences des années 80 que tu avais commencé à exprimer sur To the Bone. Par exemple « Man of the People » me fait penser à Tears for Fears tandis que le riff de basse de « Follower » fait très The Cure. De plus, tu as sorti ton album le plus groovy/funky de ta carrière et on te sait très influencé par Prince. Considères-tu que cet album, dans la suite du précédent est encore influencé par les années 80 ?
Oui, je suis d’accord avec toi. J’ai grandi à cette époque. C’est très ancré dans mon ADN musical. Donc c’est difficile pour moi de faire abstraction de ça. J’arrive à voir les références auxquelles tu fais allusion mais elles n’étaient pas forcément faites de manière consciente. De même, les gens entendent Pink Floyd dans ma musique car ce groupe est ancré en moi, mais ça vient de mon subconscient, ça sort que je le veuille ou non. Idem avec Prince qui était mon idole lorsque j’étais adolescent. J’espère cependant deux choses : premièrement que le disque sonne comme s’il n’avait pu être réalisé que maintenant et pas comme un voyage nostalgique dans le passé ; et deuxièmement que la musique sonne comme appartenant à l’univers de Steven Wilson. C’est difficile de nos jours de faire quoi que ce soit où on n’entend pas l’histoire de la musique maintenant que celle-ci est devenue si familière pour tout le monde. Sur la chanson « Self » j’ai conscience de la référence à Prince ou sur « Count of Unease » de l’influence Cocteau Twins par exemple.
Un des nouveaux ingrédients que l’on retrouve beaucoup sur cet album ce sont ces chœurs puissants d’influence soul/gospel. Peux-tu nous dire d’où t’es venue cette idée ?
Je ne sais pas… Quand je faisais « Personal Shopper », j’avais cette idée du refrain chanté par des choristes, presque comme du gospel, comme un hymne au consumérisme. C’est juste un son que j’avais dans la tête, je serai incapable de dire par qui ou par quoi j’ai été influencé. Comme j’aimais ce son, j’ai voulu l’ajouter à d’autres morceaux de l’album. Ça fait partie du processus d’enregistrement, tu essayes quelques chose tu en deviens amoureux, et tu commences à penser que tu pourras l’appliquer à plusieurs chansons.
Tu as beaucoup d’invités sur l’album. Peux-tu nous dire comment ils ont été choisis (passons sur le cas Elton John, car tu y as déjà répondu dans l’interview menée par ton community manager sur ta page Facebook) ? Y a-t-il des personnes que tu voulais sur l’album mais qui ont décliné ton invitation ?
Il y a toujours des personnes qui disent non ou qui ne sont pas disponibles. Je ne veux pas te dire de qui il s’agit, car j’essaierai peut-être à nouveau de les avoir pour le prochain album. Les gens qui sont sur l’album sont surtout de personnes que le producteur David Kosten ou moi connaissons. Par exemple David avait déjà travaillé avec Rou Reynolds d’Enter Shikari, Michael Spearman de Everything Everything, Jason Cooper de The Cure. C’était surtout des choix pragmatiques. Par exemple, si on avait besoin d’une partie de percussions sur une chanson, Dave me disait : Jason habite un peu plus haut dans la rue, appelons-le pour voir s’il est disponible. Nick Beggs et Adam Holzman de mon groupe live apparaissent sur quelques chansons. Mais une chose que je dois dire à propos de ce disque c’est que c’est probablement ce que j’ai fait de plus solo depuis les débuts de Porcupine Tree. Parce que sur les premiers disques de Porcupine Tree j’étais vraiment tout seul, alors que paradoxalement la plupart de mes albums solo jusqu’à présent étaient très orientés groupe. C’est le premier album solo que je fais où je joue toutes les guitares, la plupart des basses et des claviers. J’ai donc la sensation qu’il s’agit de l’album le plus personnel que j’ai fait depuis bien longtemps !
Peux-tu nous parler de la participation de Richard Barbieri sur « Self » ?
Richard fait partie de mon cercle musical, j’ai travaillé avec lui pendant des années, on échange encore beaucoup. Je voulais des sons de synthés encore plus étranges sur « Self » et c’est un génie quand il s’agit de sculpter un son. C’était facile, je l’ai juste appelé et lui ai demandé « Richard tu es disponible ? Rejoins-nous au studio ! ». C’est plus difficile de faire appel à quelqu’un avec qui tu n’as aucune connexion, comme avec Elton John par exemple.
Tu as l’habitude de t’auto-produire et de tout contrôler sur tes albums. Cet album est co-produit par David Kosten (Bat for Lashes, Everything Everything). A quel point lui as-tu laissé interférer sur la direction qu’a prise l’album ?
Beaucoup. David a des opinions fortes. Souvent, quand je trouvais que tout marchait très bien, David me disait qu’il n’aimait pas et me proposait d’essayer autre chose. Nous cherchions alors quelque chose qui nous mettait tous les deux d’accord. Et quasiment à chaque fois, je trouvais ça meilleur que l’idée de départ. J’aime tout contrôler mais j’adore avoir des propositions de personnes extérieures. Avec David ça marche car j’ai toute confiance en lui.
Quels musiciens t’accompagneront sur la tournée ?
Principalement les mêmes que sur la dernière tournée. Je réfléchis à un changement, ajouter un deuxième claviériste, peut-être Richard s’il est partant. Peut-être un choriste. En fait je commençais tout juste à y réfléchir quand tout a été annulé, donc je ne peux pas répondre à cette question avec certitude. Et au final ça dépendra de la disponibilité de chacun.
Ce nouvel album propose un univers très différent de ce que tu as fait par le passé. Est-ce que ça limite tes possibilités dans le choix de morceaux que tu joueras en concert ?
Je ne pense pas. Je ne vois pas de problème à jouer des morceaux qui semblent appartenir à un autre univers. Je pense que mes fans savent que ma carrière est très éclectique, j’ai fait du métal, des ballades acoustiques, de l’électro, du jazz. Tout cela peut cohabiter dans un de mes concerts. Je pensais remonter jusqu’aux débuts de ma carrière pour la prochaine tournée. J’envisage de jouer « Voyage 34 » qui me parait être totalement raccord avec The Future Bites. Il y a donc aussi des choses dans mon répertoire qui peuvent correspondre à l’univers du nouvel album. Et ce sera l’occasion de créer des films à projeter pendant les concerts, car je n’ai jamais pu faire de vidéos pour les anciennes chansons. Une interprétation visuelle de « Voyage 34 » me plairait vraiment !
For the Music, le nouvel album de Blackfield sort en décembre. Y as-tu contribué ? Sur The Future Bites, la chanson « 12 Things I Forgot » sonne très Blackfield. Pourquoi l’avoir choisie pour ton album solo plutôt que de la proposer à Aviv Geffen ?
Je ne suis pas vraiment impliqué sur ce nouvel album. Je chante sur quelques chansons, je crois que je joue de la guitare sur l’une d’entre elles… En fait je ne l’ai même pas entendu. Je ne sais même pas la direction qu’a prise Aviv. De ce que j’ai entendu sur les singles, je crois qu’il fait de la pop urbaine (NDLR : Tout compte fait les singles étaient trompeurs et c’est un album classique de Blackfield). C’est vrai que la chanson « 12 Things I Forgot » sonne plus particulièrement comme la chanson « Blackfield » par exemple. Mais je dirais qu’il y a eu des chansons de Porcupine Tree comme « Pure Narcotic » qui appartiennent à ce même univers. C’est une ballade mélancolique acoustique classique de Steven Wilson. Je la trouve parfaitement à sa place sur ce disque.
Tu as fait des albums influencés par les années 70, d’autres par les années 80. Nous t’avons déjà entendu évoquer que la dernière période enthousiasmante dans le rock selon toi était le grunge. Envisagerais-tu d’enregistrer un album influencé par les années 90 un jour ?
Je n’ai jamais vraiment aimé le grunge. La musique que j’aimais dans les années 90 c’était Aphex Twin, Autechre, Squarepusher, Underworld, ce qu’ils appellent maintenant l’IDM (Intelligent Dance Music), ce sont ces artistes qui m’inspiraient. Ainsi que tout le mouvement trip-hop : Massive Attack, Portishead. Je pense qu’à l’époque je commençais déjà à m’éloigner du rock, même si j’ai aimé quelques albums comme Superunknown de Soundgarden.
Tu as toujours rêvé de faire une musique de film. Quelles sont les meilleurs B.O. selon toi ?
Ok, voici mon top 3 sans réfléchir : Blade Runner de Vangelis, Paris, Texas de Ry Cooder, et Under the skin de Mica Levi. Je ne peux pas penser à ces films sans leur musique. Ce critère définit une grande B.O. selon moi.
En face B du 45 tours d’ « Eminent Sleaze », tu reprends le morceau « In Floral Green » de Lonely Robot. Peux-tu nous citer quelques autres chansons que tu rêverais d’avoir écrites ?
Il y en a tellement… « God Only Knows » des Beach Boys, « Blackbird » des Beatles, « Spencer the Rover » de John Martyn, « Pyramid Song » de Radiohead, « Chorale » sur le nouvel album de Max Richter que j’écoute en boucle. En un sens, en tant que musicien professionnel, à chaque fois qu’un morceau me touche je suis à la fois inspiré et jaloux de ne pas l’avoir écrit.
Tu as eu l’occasion de collaborer avec certaines de tes idoles (Robert Fripp, Andy Partridge, Steve Hackett…), comment était-ce pour toi de te retrouver dans une telle situation ?
Particulièrement avec Andy, c’était incroyable parce que XTC était et reste mon groupe préféré de tous les temps. C’est un des meilleurs auteurs-compositeurs que je connaisse. Elton John sur cet album c’est incroyable. Non seulement je les rencontre, je travaille avec eux, mais qui plus est comme un de leurs pairs. Ils respectent ce que je fais pour eux comme je respecte ce qu’ils ont fait pour moi en tant qu’influence. Je ne peux pas vraiment décrire le sentiment parce qu’après quelques minutes tu fais avec. Tu te retrouves avec Andy Partridge, Robert Fripp ou Roland Orzabal et ce sont au final juste des musiciens professionnels avec qui tu travailles. J’essaie de mettre de côté le fait qu’ils aient créé certaines de mes chansons préférées sans quoi je n’arriverais pas à travailler avec eux. Que David Gilmour soit venu assister à l’un de mes concerts c’est proprement hallucinant. J’ai grandi avec sa musique, elle m’a forgé, elle m’a donné envie d’être musicien. Quand je pense à ma carrière, je me dis que j’ai beaucoup de chance d’avoir pu rencontrer et travailler avec toutes ces personnes.