All Traps On Earth - A Drop Of Light

Sorti le: 24/12/2018

Par CHFAB

Label: AMS Records

Site: https://alltrapsonearth.bandcamp.com/

Tout le monde est passé à côté… Comment peut-on croire à cette nouvelle? Même le très référencé Prog Archives, véritable bible internationale des musiques progressives n’a toujours pas (à l’heure où s’écrit cette chronique du moins, car cela a été fait depuis) fait mention de cette nouvelle formation, pourtant composée d’une bonne moitié du très très révéré Anglagard!… Comme quoi il faut sans cesse creuser, souvent par soi-même, et ne pas se contenter des radars principaux pour les nouvelles parutions, fanzines, blog et autres sites de rigueur compris… On sait à quel point cette formation suédoise, à forte tendance sombre et mélancolique, fut en très grande partie responsable du renouveau progressif des années 90, renouant (enfin!) avec les sons, inspirations et niveau de jeu des années 70. On sait aussi enfin la fragilité et la rareté d’Anglagard, distillant au compte-gouttes des albums tous indispensables, jusqu’ici au nombre de trois, hors albums live (2). Celui-ci scellera-t-il définitivement le mythe? Il semble en tous cas annoncer que la relève est prise, et de quelle manière!

All Traps On Earth (Tout Piège Sur Terre), qu’est-ce que c’est? A en juger la pochette, d’un lugubre achevé, d’une morbidité franchement pesante, on imagine immédiatement un groupe de death ou tout autre hardcore grind metal extrême… Ce qui explique peut-être aussi pourquoi un si grand nombre d’amateurs de rock progressif soit passé totalement à côté de ce disque. Les codes visuels de la musique, mine de rien, sont assez rigides et dérogent rarement aux canons de rigueur, chaque genre ou style ayant son imagerie, ses sujets, sa palette de couleurs, ses typographies etc… Pourtant, l’effroi visuel que suscite A Drop Of Light reflète certains moments dans l’album, qui pourtant ne sont pas si nombreux. Un certain gothique symphonique émaille ainsi les cinq compositions présentes, tutoyant clairement les ambiances de films d’épouvante des années 70, Giallo en tête (on pense régulièrement à Goblin). Cependant, ce serait raccourcir considérablement la musique de ATOE (permettez cette abréviation), tant elle doit avant tout au rock progressif, certes tendu et sombre, mais aussi au jazz rock, ce qui en fait d’ailleurs sa véritable originalité.

L’album est emmené par une bonne partie d’Anglagard; son bassiste, également le claviériste historique ainsi que le batteur de sa dernière tournée en 2013. La fille du bassiste complète le quatuor, pour des vocalises opératiques traversant une bonne part du disque. Nous est proposée d’entrée une longue pièce de résistance (18 minutes!) annonçant toutes les couleurs à venir. Symphonisme, rock d’avant-garde et jazz d’une noirceur abyssale, totalement hallucinatoires, prolongeant les convulsions d’un Anglagard au bord de la folie, mais convoquant aussi et assez largement des moments d’une grâce absolue, entre Ennio Morricone (divine trompette) et Zappa (vibraphone, marimbas et accélérations syncopées), le tout traversé de claviers aux effets hautement krautrock et psyché. Stupéfiant. Enfin les vocalises mezzo soprano, lyriques mais justes et parcimonieuses, confèrent une impression zeuhl du meilleur effet. Les plus réticents reprocheront peut-être cette façon qu’avait déjà la formation originelle de coller des séquences volontairement (et un peu artificiellement) dissonantes, complexes pour le plaisir de la technique, lessivant parfois un peu l’auditoire. Ces passages-là semblent avoir été construits ici avec peut-être plus de maturité, mais ce qu’il y a de magique, dans cette musique, c’est son sens de l’équilibre, entre séquences à vous flanquer une trouille bleue, purs moments de magie harmonique, jazz poisseux ou sous acide, suspense claustrophobique et mélancolie à fendre l’âme. Il y a ici un sens très poussé du renouvellement et de la surprise, comme chez qui vous savez, ce qui n’ étonnera personne. C’est, il faut bien le dire, l’apanage des grands, cette liberté, cette intransigeance, et ce courage de vous proposer l’inconnu.

Le reste des morceaux déclinera cet éventail, et ce de la plus belle des façons. Pour étoffer ce noyau sombre, un guitariste et trois instrumentistes à vent sont de la partie, appuyant un peu plus le penchant rock de chambre ou jazz, tout en réservant à la flûte ou au basson des minutes d’une beauté inouïe… Difficile de décrire par le menu ce maëlstrom de sensations, promesses de nombreuses écoutes afin d’en décortiquer chaque fois plus les saveurs, d’autant que la musique, là aussi, se veut à grande majorité instrumentale et revêt un caractère très spontané. Retenue, nuances, on y laisse aussi agir le silence… Paradoxalement le disque s’est réalisé sur 5 bonnes années, ce qui se ressent quand à la qualité de la production, d’une incroyable ampleur et précision, avec un souci quasi maniaque pour les effets et le travail des claviers. Proprement époustouflant. Enfin pour revenir à cette pochette (Santiago Caruso), la seule vraie faute de goût peut-être, c’est qu’elle ne rend au final pas vraiment justice à A Drop Of Light, tant les visions d’épouvante et la violence n’y sont que passagers.

Pour résumer, plus effrayant certe mais plus jazz qu’ Anglagard, voici un nouveau diamant qui va marquer les esprits en cette fin 2018, rejoignant directement le peloton de tête des classements. Pour ses adeptes du moins. Surtout n’hésitez pas, tombez dans ce piège fascinant! En espérant un rythme de parution cette fois plus resserré, réservons un grand accueil à ces (pas si) nouveaux venus, en leur souhaitant une longue et prolifique carrière.

Incontournable.