Salle Gaveau - Alloy

Sorti le: 02/05/2007

Par Mathieu Carré

Label: Maboroshi no sekai

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Piano, violon, guitare, contrebasse et accordéon – qui vient ici remplacer le bandonéon original -, Salle Gaveau reste une authentique formation de tango, bien que tous les membres soient japonais jusqu’au bout des ongles. Instrumentistes irréprochables, ces amoureux d’Astor Piazzolla ne se contentent pas de rendre hommage aux maîtres argentins du genre. Ambitieux et audacieux, sous la houlette du guitariste Kido Natsuki qui signe la plupart des compositions, ils transportent l’ âme même de cette musique hors des sentiers battus, le quatrième morceau de cet album ne s’ intitule-t-il d’ ailleurs pas « Seven steps to Post-Tango » ?

Dans la lignée de Piazzolla, Salle Gaveau joue souvent avec des courtes lignes mélodiques incisives et accrocheuses pour débuter leurs morceau tels « Alloy » ou « Parade ». L’hommage est plaisant, mais à l’instar de leur mentor, les japonais ne se contentent pas de si peu. Si le tango de Piazzolla revisitait tous les lieux de son histoire argentine, du bordel au night-club, le tango made in Salle Gaveau agrandit encore le terrain de jeu et séduit le monde grâce à une insolence souriante. « Tempered Elan » débute, soutenu par des traits de cordes aiguisés comme des roulements de tablas, guitare et violon s’avancent et on devine John Mac Laughlin et Shankar venant de reformer Shakti alors que l’accordéon joue soudain sur une note tel un harmonium. Ce dernier, peut-être lassé de la comparaison avec son cousin argentin, met en avant sa spécificité sur le joyeux « Calcutta » en évoquant la musique guarani du paraguayen Raul Barbosa. Imperturbable dans l’excellence, le reste de la troupe s’adapte dans l’instant.

Mais au-delà de la diversité des influences et du niveau technique des musiciens et des compositions qui suffiraient à faire de Alloy un album superbe, Salle Gaveau décide de pousser l’expérience encore. Au sein de chaque pièce, le tango est brutalisé, mis à nu, écorché par les cinq nippons. Lors de l’emblématique « Seven Steps to Post-Tango » on ne garde de la danse originelle que son impitoyable rythme chaloupé, puis le souvenir de celui-ci, et autour s’organise une montée en puissance imperturbable lors de laquelle Kido Natsuki, remarquant les pédales reliées à sa guitare change son costume de concertiste pour une panoplie de guitar-hero plus britannique que latin; après un rappel du thème initial, un accord de piano destructeur clôt les débats, la messe est dite, ils n’ ont peur de rien. Et si, comme lors de l’ultime « Crater » la richesse du jeu de guitare qui vagabonde entre les lignes claires d’un Metheny , une hargne digne de Fred Frith et des envolées presque métalliques attire souvent l’ attention, on assiste avant tout à une performance très cohérente d’ensemble : orchestre en métamorphose permanente, Salle Gaveau ne laisse aucun de ses membres éclipser les autres. Impossible néanmoins de passer sous silence la remarquable prestation du violoniste Naoki Kita, jouant en permanence avec les émotions, côtoyant parfois des notes suraiguës ou sublimant les mélodies. En écoutant « Arcos », après une introduction de contrebasse digne de Charlie Haden , on attend son arrivée; lorsque les premières notes s’extirpent de l’instrument, elles tiennent autant de la mélancolie tzigane que de la sombre effervescence de Buenos Aires. Apparaît alors l’évidence de ce disque, venu du Japon, mais argentin jusqu’au fond des tripes et invoquant l’essence de cette musique au-delà même de Piazzolla ou de Carlos Gardel. A travers lui c’est au fond du regard prétentieux et sensuel du danseur qui convoque sa partenaire que nous nous noyons.