– Découvrir les musiques progressives

DOSSIER : Découvrir les musiques progressives

« Progressif ? Quel mot étrange pour parler de musique ! Comment une musique peut-elle être « progressive », d’ailleurs ? » « Vous parlez sans doute de rock progressif… Ca existe encore ? »
Telles sont les questions ou remarques les plus courantes quand on se hasarde à évoquer ce genre musical. Bien compréhensibles à vrai dire, tant les musiques progressives sont aujourd’hui quasiment absentes des médias. Seraient-elles élitistes et vouées à la confidentialité ? Nous essaierons ici de démontrer le contraire, preuves à l’appui !

1. En quelques mots…

Par Julien Weyer

Comment une musique peut-elle être progressive ?

Le terme « progressif » a été pour la première fois associé au rock à la fin des années 1960, avec l’apparition de groupes tels que Yes, Genesis, Moody Blues, Gentle Giant ou King Crimson… Il reflétait alors, et pour beaucoup encore aujourd’hui, une volonté de dépasser le cadre du rock traditionnel afin de susciter chez l’auditeur des émotions plus intenses et variées, par des moyens complexes et/ou novateurs : élargissement de l’espace mélodique et du spectre sonore, utilisation de rythmes variés souvent asymétriques, liberté d’expression verbale – hors du format couplet-refrain, le tout étant propice à la création d’ambiances et à leur progression. Voilà déjà un début de réponse !

Avant de poursuivre, évacuons quelques clichés…

« le rock progressif est moribond maintenant » : faux
Après avoir connu une forte popularité, notamment en France avec Ange (le plus grand nombre d’albums vendus par un groupe français à ce jour !), le rock progressif a certes été balayé par la vague punk et reste, depuis le début des années 80, quasiment absent des médias. Il est pourtant loin d’être mort ! Il a non seulement perduré mais s’est diversifié dans d’autres genres. D’où le terme générique : « musiques progressives ».

« ‘rythmes asymétriques, créations d’ambiances…’ progressif ne voudrait-il pas simplement dire ‘prise de tête’ ? » : vrai et faux.
Le genre est moins facile d’accès que la pop et la variété, mais de nombreuses portes d’entrée existent. Ne pas confondre avec la musique contemporaine, où la complexité est presque une fin en soi !

2. Tentative de définition

Le moins que l’on puisse dire est qu’il est difficile de donner une définition exacte des musiques progressives. Essayons donc de comprendre grâce au dictionnaire (Le Petit Larousse) :
Rock, n.m.: musique de danse très populaire à tendance vocale, née aux Etats-Unis vers 1954, issue du jazz, du blues et du rythm and blues noirs et empruntant des éléments au folklore rural, caractérisée par un rythme très appuyé sur le deuxième et le quatrième temps et une mise en avant de la guitare électrique et de la batterie.
Progressif, adj. : qui avance, qui se développe par degrés. Qui suit une progression.
Progression, n.f. : marche ininterrompue.

Le Quid va un peu plus loin :
Rock Progressif : recherches sonores illustrées naguère par des groupes anglais (Soft Machine, Pink Floyd, Yes, King Crimson), allemands adeptes du rock planant (Tangerine Dream, Kraftwerk, Ash Ra Tempel), français (Ange, Magma), américains (Frank Zappa) et des personnalités (Eno, John McLaughlin, Robert Wyatt, Peter Gabriel, Mike Oldfield, Pat Metheny, Jean-Michel Jarre).
Néo-progressif : à partir de 1983, influencé par le hard rock. Groupes : Marillion, Pendragon, IQ, Pallas, Twelfth Night.
Photos : Peter Gabriel (ex-Genesis) en concert

Ces quelques définitions, bien qu’incomplètes, nous éclairent un peu, mais apportent également leur lot de questions : le rock progressif est-il mort au profit de nouvelles descendances plus “hard” ? Ces mouvances ne sont-elles pas également tombées dans l’oubli ces dernières années ? Vous constaterez dans les chapitres suivants que le rock progressif a non seulement perduré mais s’est diversifié dans d’autres genres, bien au-delà du metal. D’où le terme générique : « musiques progressives ».

Le rock progressif des années 70 a non seulement perduré mais s’est diversifié dans d’autres genres. D’où le terme générique :
« musiques progressives ».

Même en confrontant les points de vue d’ « experts », on se rend compte que ce style, tout comme sa définition, reste flou. Englobant de nombreux emprunts notamment, il laisse en fait à l’auditeur la liberté d’interpréter un peu ce qu’il veut. Le progressif, c’est la musique sans limite, son concept est si subjectif qu’il est impossible de le définir précisément et que nombre de groupes refusent certaines des étiquettes que le public leur ont attribué, tels les musiciens de Pendragon.C’est aussi cela qui fait le charme de ce style : pas de règles préétablies, pas d’interdits, le progressif symbolise le “melting pot” musical, le creuset où se rencontrent des mouvances qui peuvent sembler très différentes au premier abord mais qui, mises en œuvre par le génie de certains groupes et musiciens, donnent naissance à une forme de musique en constante évolution. Cela s’est souvent traduit par des compositions très longues (10, 20 voire 40 minutes !), techniquement ardues, et qui sont en quelque sorte la “marque de fabrique” des formations progressives.

A l’extrême, cette complexité technique et la virtuosité des musiciens “progressifs” sont parfois devenues non plus un moyen mais une fin en soi. Le tout a contribué au cliché selon lequel le rock progressif est un genre à part, élitiste et voué à le rester. Son extension au metal a pourtant permis d’élargir son public, et rien n’indique un essoufflement. Aujourd’hui, alors que le brassage entre les genres musicaux est monnaie courante, une description précise du style progressif est impossible car nécessairement restrictive. L’adjectif progressif reflète en quelque sorte une attitude globale d’ouverture et de recherche, un esprit de création original, non-linéaire et ignorant les formats plutôt qu’un assemblage de critères objectifs.
Photo : Steve Howe (Yes)

Alors que le rock progressif était à son apparition un genre musical assez précis, défini par des critères de forme (technique, durée), les diverses musiques progressives sont aujourd’hui surtout réunies par des critères de fond (mélange, innovation) beaucoup plus subjectifs.

L’image du “melting pot” utilisée plus haut n’a pas été choisie au hasard. C’est exactement ce qu’est « le progressif » aujourd’hui. Du rock prog’ traditionnel au metal prog plus musclé apparu peu après en passant par le prog’ planant et le néo-progressif, cette musique a évolué non seulement en développant ses propres formes d’expressions mais aussi en engendrant des styles bien distincts qui ne regroupent pas forcément les mêmes adeptes. Que vous soyez amateur de jazz, de musique populaire ou ethnique, de heavy ou de musiques plus synthétiques, vous trouverez forcément de quoi vous contenter dans un tel fourre-tout. Mais attention ! Le terme n’est pas péjoratif ici car ce courant implique tout de même une certaine fraction d’originalité, voire de singularité dans l’écriture de la part des groupes qui en font partie. Pour résumer, nous sommes passés depuis les débuts de critères essentiellement formels (complexité technique, durée des morceaux), à des critères de fond (mélange des influences, écriture novatrice) beaucoup plus subjectifs. L’adjectif progressif est donc souvent discuté, d’autant que peu d’albums dits « progressifs » sont 100% orignaux et novateurs ! Cette distinction a au moins le mérite, selon nous, de proposer un autre point de vue sur la musique.

Reconnaissons-le pourtant : dans le domaine musical aujourd’hui, l’adjectif progressif conserve une connotation désuète. Nombreux sont les groupes qui n’apprécient guère y être associés, tant il reste synonyme de confidentialité et disons-le tout net, de produit « invendable » ! D’autres n’hésitent pas au contraire à le revendiquer haut et fort. C’est ainsi que l’on découvre tous les jours non seulement de nouveaux artistes passionnants, mais aussi de nouveaux styles tels que le « celtique progressif » ou le « classique progressif » ! Enfin, les Anglo-Saxons ont un synonyme intéressant pour “rock progressif” : ils le nomment “Art rock”, certainement la plus belle appellation que l’on puisse lui donner.

Dans les chapitres suivants, nous ne débattrons pas de la valeur artistique du « rock » tout court par rapport au progressif, mais espérons que les extraits musicaux vous convaincront de l’intérêt des musiques progressives !

3. Le rock progressif

C’est la première étape de la mouvance « prog ». Apparue à la fin des années soixante, elle se caractérise par des morceaux dépassant souvent la dizaine de minutes. Le synthétiseur prend une part importante dans les compositions : l’évolution technique en matière d’équipement musical donne naissance à de nouveaux claviers tels que le Mellotron (que le groupe King Crimson sera l’un des premiers à utiliser) ou le DX7 de Yamaha, ancêtre de nos synthétiseurs d’aujourd’hui. Les chefs de file de l’époque se nomment Genesis, King Crimson, Yes, Emerson Lake and Palmer, Camel, Yes, les français de Ange ou encore Pink Floyd dans un registre plus planant.
La sophistication n’est cependant pas présente uniquement d’un point de vue musical, mais également dans les textes. C’est la grande époque des «concepts-albums» qui narrent une histoire de la première à la dernière chanson. On retiendra par exemple The Lamb Lies Down on Broadway de Genesis en1974 (dernier album de Peter Gabriel au sein du groupe), The Wall des Pink Floyd sorti en 1979 ou encore le sublime Tales from Topographic Oceans de Yes paru en 1973.


Genesis (1973)

Les années 80 marquent cependant un net recul du mouvement : pris entre l’essor du néo-prog et la naissance du metal progressif, les amateurs délaissent peu à peu leur style de prédilection. Il faut dire que l’inspiration des groupes phares du moment semble se tarir et que, à l’image de Genesis, certain pionniers commencent à mettre de l’eau dans leur vin (Yes et son très controversé Tormato, toute la période post-The Wall des Floyd).
Le flambeau sera repris au début des années 90 par des groupes tels que Spock’s Beard, The Flower Kings, Porcupine Tree ou Transatlantic qui remanient à leur façon le rock prog des débuts. Bien que ces groupes ne soient pas réellement rattachés à l’esprit de leurs aînés (càd révolutions sociales et psychédélisme, très en vogue à l’époque des premiers groupes prog), il est indéniable que le rock progressif n’est pas mort, et continue à faire des émules dans le monde entier.

4. Le néo-progressif

Apparue dans les années 80 et largement inspirée de Genesis, cette vague musicale a traversé toute cette décennie avec des groupes tels que Marillion, IQ, Arena, Aragon, Pallas ou Pendragon. Les claviers sont toujours omniprésents et l’accent est apporté sur les mélodies qui deviennent le squelette de chaque composition.
On retrouve encore quelques magnifiques concept-albums comme l’inégalé Misplaced Childhood de Marillion sorti en 1985, mais dans l’ensemble le néo-progressif se veut beaucoup moins ambitieux et expérimental que son prédécesseur le rock prog. Aujourd’hui encore, ce style a le mérite de faire perdurer le genre sans vraiment le renouveler. Il rencontre d’ailleurs un succès bien moindre et les groupes représentatifs de ce mouvement sont moins nombreux.
Photo : Marillion (1982)

5. Le hard / metal progressif

Difficile de savoir qui engendra ce mouvement, plus dur que le rock mais qui gardera des aspects typiquement « seventies » : longueur des morceaux, rôle des synthés, soli à couper le souffle, thèmes abordés, etc… C’est vraisemblablement à Rush que revient la paternité de ce style, bien que certains le classent plutôt dans la catégorie “rock”. Officiant tout d’abord dans un hard rock des plus basiques, Rush se dirigera ensuite avec 2112 puis A Farewell to Kings ou l’excellent Hemispheres vers une musique beaucoup plus sophistiquée.
Arrivent ensuite Fates Warning puis Queensrÿche qui, plutôt orientés heavy métal à leurs débuts, se dirigeront petit à petit vers un metal beaucoup plus recherché. Mais la véritable révélation aura lieu en 1992: Images and Words, le chef-d’œuvre de Dream Theater, arrive dans les bacs. C’est le déclic qui lancera de nombreux autres groupes, voir clones du quintette américain, sans pour autant en atteindre la qualité. On retiendra tout de même des groupes comme Pain of Salvation, Ark, Enchant, Vanden Plas, ou Angra et Symphony X dans un style un peu plus classisant.
Actuellement, le metal prog reste le sous-genre le plus dynamique, engendrant de plus en plus de groupes et de ventes. Ainsi le dernier album de Dream Theater, Six Degrees of Inner Turbulence, est entré à la 17ème place du Top Albums français la semaine de sa sortie.
Photo : Dream Theater

6. Les instrumentaux

Savant mélange des différentes mouvances prog, cette catégorie regroupe des formations qui ont décidé de se passer d’un chanteur, se basant uniquement sur les qualités d’interprétations des ses instrumentistes. C’est pourquoi on notera la présence de groupes aux influences bien différentes, souvent orientées jazz, le succès du genre étant généralement attribué aux Dixie Dregs, formation mythique ayant accueilli, entre autres, Steve Morse, Rod Morgenstein ou encore Jordan Rudess.

7. Les inclassables

Cette catégorie n’existe réellement que par défaut, mais nous permet de citer des groupes qui rentrent difficilement dans un style et sont plutôt associés à des genres soit différents soit plus précis que le rock et le metal. On retrouvera par exemple des groupes tendant vers le thrash (Watchtower), d’autres plus jazz / metal (Sieges Even), voire versant du côté du death metal (Opeth, Cynic), ou d’autres encore dans un style beaucoup plus « barré », des groupes qui ne se rattachent pas à la scène progressive du point de vue de la forme mais qui ne connaissent pas de limites et dépassent facilement les standards (Thought Industry, Ron Thal et Bumblefoot, Flatstick).


Cynic

8. A la lisière du genre

En marge des musiques clairement reconnues comme « progressives » se trouvent de nombreux groupes et artistes dont la démarche artistique est très proche de celle expliquée plus haut. Certains d’entre eux sont parfois cités comme influences par les piliers du mouvement: John Petrucci, guitariste de Dream Theater, avoue être un grand fan de Peter Gabriel, le travail de Björk a été une des sources d’inspiration du Burn the Sun de Ark (une révélation « metal-prog » de l’année 2001), et Queen est un des groupes les plus cités par les fans ayant glissé du rock traditionnel au prog.
Inversement, des groupes progressifs ont parfois connu un vrai succès populaire, ne serait-ce que le temps d’un « single » !
Sans être totalement assimilables au genre progressif d’un point de vue formel, les extraits sélectionnés ici permettent sans doute de l’appréhender plus facilement que par des découvertes totales.
Photo : Björk

Ils ont flirté avec le prog :

AIR – The Virgin Suicides : “Dirty Trip”
ALAN PARSON’S PROJECT – Eye in the Sky : "Eye in the Sky”
BJORK – Post : “It’s oh so Quiet”
DAFT PUNK – Discovery : “Harder Better Faster Stronger“
DEATH – Symbolic : “Crystal Mountain”
DEEP PURPLE – In Rock : "Child in Time"
GUNS N’ROSES – Use your Illusion I : “Coma”
IRON MAIDEN – Powerslave : “Rime of the Ancient Mariner”
KATE BUSH – Hounds of Love : "Hello Earth"
LED ZEPPELIN – Led Zeppelin : “Stairway to Heaven”
METALLICA – And Justice For All : “One”
MIKE OLDFIELD – Tubular Bells : “Tubular Bells”
PETER GABRIEL – Up : “Signal to Noise”
QUEEN – A Night at the Opera : “Bohemian Rhapsody”
RADIOHEAD – OK Computer : “Karma Police”
SERGE GAINSBOURG – Histoire de Melody Nelson : "Ballade de Melody Nelson"
TALK TALK – Spirit of Eden : "The Rainbow"
TEARS FOR FEARS – The Seeds of Love : “Sowing the Seeds of Love”
THE BEATLES – Sergent Pepper’s Lonely Heart Club Band : "A Day in the Life"
THE DOORS – The Doors : “The End”
THE POLICE – Synchronicity : “Synchronicity 2”
TOOL – Aenima : "Third Eye“
TOTO – IV : "Rosanna"

Dossier réalisé par Julien Negro
avec la collaboration de l’équipe de Progressia.