Peirani – Parisien: Comme les deux doigts de la main

Carpe Diem !

Vincent Peirani et Émile Parisien

Le duo Vincent Peirani – Émile Parisien vient de sortir son deuxième disque chez ACT, six ans après le premier volume. L’accordéoniste et le saxophoniste, complices de toujours, ont ainsi donné un successeur à leur fameux Belle Époque, dont le thème principal est la musique de Sidney Bechet. Émile Parisien a aimablement accepté de revenir pour Chromatique sur la naissance de son duo avec Peirani et sur la genèse du petit dernier, l’excellent Abrazo consacré au tango, entre autres sujets d’actualité.

Chromatique.net : Je vais commencer par quelques questions qu’on vous a sûrement déjà posées des dizaines de fois : comment vous êtes-vous rencontrés, avec Vincent ? Comment est née cette amitié ?

Emile Parisien : On s’était aperçu une première fois quand on était très jeunes, il y a très longtemps, à Pinarello en Corse. Puis des années ont passé, jusqu’à ce que Daniel Humair nous appelle chacun de notre côté. Il avait envie de jouer avec nous, et m’avait demandé si je connaissais Vincent, à qui il a demandé la même chose. On a fait un premier concert formidable qui a vraiment été un coup de foudre musical et humain. Avec le quartette de Daniel Humair, on a enregistré un disque [NdlR : Sweet And Sour, chez Laborie, avec Daniel Humair, Jérôme Regard, Vincent Peirani, Émile Parisien]. De là est né ce duo ; presque à chaque concert, des gens venaient nous voir pour nous dire « Quelle connexion entre vous deux ! », « Vous faites quelque chose ensemble en duo? », etc. Et du coup ça a donné l’idée à Marion Piras, l’agent de Daniel Humair, de nous demander « Comme tout le monde parle du duo, est-ce que ça vous dirait de faire un concert ensemble , à deux ? ». On a donc fait un premier concert à Seoul, en Corée. On a joué avec Daniel Humair un premier concert qui était vraiment très bien, et ensuite on a fait notre premier concert en duo ; on ne savait pas trop quoi faire, on était éclaté car on avait fait le voyage pour deux jours. On peut dire que ça ne s’est vraiment pas bien passé. On était déçu, il n’y avait pas cette magie. On était très fatigué et très stressé à l’idée de faire quelque chose de bien. C’est très difficile d’être à quatre puis de se retrouver à deux. On est vraiment à poil, on ne peut pas se cacher derrière d’autres musiciens ; mais on a eu une deuxième chance un ou deux mois plus tard. Et là il s’est passé ce qu’on attendait, c’était un super concert, et on s’est dit : « on continue à jouer ensemble ».

Et ça a donné Belle Époque.

Pas tout de suite. On avait commencé à travailler des choses ensemble, et comme on était tous les deux sur le label ACT, le directeur du label nous proposé de faire un disque en duo, mais il nous avait fortement suggéré la thématique : faire un hommage à Sidney Bechet. On était très sceptique au départ car on avait déjà commencé à bosser des choses et Bechet, ce n’était pas le jazz qu’on connaissait bien. Avant de refuser, on s’est dit qu’on allait quand même écouter un peu, et voir si on ne pouvait pas faire un truc ou deux. Et puis, en fait, les idées sont venues. On a fait un mix avec des compos à nous et l’univers de Sidney Bechet. Ça a donné ce disque, Belle Époque, notre premier en duo, sorti chez ACT en 2014.

Sur scène, vous avez chacun ce petit quelque chose qui vous caractérise. Vincent, lui, arrive pieds nus et vous-même vous ne tenez pas en place pendant que vous jouez, on peut presque dire que vous dansez ! Je ne sais pas si on vous en a déjà parlé, mais c’est un sonore ET visuel de vous voir sur scène. Je suppose que c’est quelque chose que vous ne contrôlez pas ?

Non, pas du tout. C’est une rencontre humaine : Vincent est très grand, je suis tout petit. Je ne contrôle évidemment rien, je ne me regarde pas dans une glace pour produire quoi que ce soit, c’est vraiment la musique qui appelle les mouvements. J’ai d’ailleurs beaucoup de mal à voir ça en vidéo, mais ça fait partie de moi, et il faut l’assumer. Mais en effet, je bouge beaucoup, c’est la musique qui appelle ça.

Parlons un peu de l’album Abrazo maintenant, si vous voulez. Je voulais au départ évoquer les fils conducteur de vos albums respectifs, en pensant que ça venait de vous et que vous vous mettiez d’accord à deux. Je pense à Double Screening ou Belle Époque, justement. Pour Abrazo, le thème vous a été suggéré aussi ?

Pour Double Screening, en quartette, c’était le groupe qui avait décidé de la thématique, et sur Belle Époque, il y a quand même des compositions qui sont à nous ; on s’était posé des questions musicales à deux, on avait travaillé des orchestrations, et tout ça s’est retrouvé dans la thématique. Pour Abrazo, la thématique c’est le tango, qui nous a été une nouvelle fois suggérée par le directeur de notre label, Siggi Loch. Il était parti en Amérique du Sud, et notamment à Buenos Aires, où il est tombé amoureux du tango. A son retour, il nous a dit « Bon, les garçons, je reviens d’un voyage dont la musique m’a beaucoup touché. Vous ne voulez pas faire un disque autour de la thématique du tango ? » Une nouvelle fois, on a été un peu déstabilisé, mais après quatre ans de tournée avec Belle Époque, on s’est dit que finalement la première thématique proposée avait bien marché, alors pourquoi pas suivre cette proposition ? On est donc reparti au charbon, on a écouté des choses, on a composé des morceaux, et on a enregistré ce disque.

Il y a aussi d’autres références, comme le premier titre, « The Cave » de Jelly Roll Morton, qui fait plutôt penser, je trouve, à l’album Belle Époque…

C’est très important pour nous de créer un pont entre les deux disques, c’est pour ça que ce titre est placé en premier. Ensuite, on entre davantage dans la thématique du tango. Donc « The Cave » est le morceau de transition vers le nouveau répertoire, celui du tango, et vers quelques compositions qui sont inspirées de cette thématique.

Lorsque vous devez choisir des titres en rapport avec ce répertoire, comme Astor Piazzolla, comment se fait la sélection ? Est-ce quelque chose que vous décidez ensemble ?

Oui, bien sûr, on fait des propositions, c’est collégial, comme processus. Alors évidemment, on aurait pu faire un album hommage au tango sans jouer de compositions de Piazzolla, mais c’est quand même le compositeur phare de cette musique. On s’est demandé comment puiser l’inspiration dans la musique de Piazzolla sans rejouer « Libertango » ou des gros tubes. On a dû chercher un peu, et on en est arrivé à ces deux morceaux que sont « Deus Xango » et la fugue. On a écouté beaucoup de choses et on s’est dit : « tu ne crois pas qu’on pourrait faire quelque chose avec ci, avec ça », et voilà. Il y a une histoire sympa concernant un autre morceau de l’album, celui de Xavier Cugat. Michel Portal est assez présent dans, disons, notre « histoire », dans le sens où tous les deux nous avons joué avec lui. On faisait des concerts en trio, et un jour on revenait d’un de ces concert ; on a fait deux heures de train et Michel, qui adore raconter des histoires, avait compris qu’on était en train de plancher sur un nouveau disque. Il nous a demandé « Tiens, vous ne connaissez pas, ça ? » ; il ne se rappelait ni du titre ni de l’interprète du morceau, seulement d’un bout mélodie, mais savait que cela venait d’un film. On a donc passé le voyage à essayer de trouver de quel morceau il parlait, et on a fini par trouver. Et donc on a repris ce morceau, qui vient de là-bas aussi.

En parlant de l’origine des morceaux, justement, une question me vient à l’esprit : pourquoi une reprise de Kate Bush ? C’est assez étonnant !

Tout comme on a crée un pont entre Belle Époque et ce disque, on a terminé ici avec ce morceau, qu’on jouait déjà un peu en concert. On l’aimait bien et on trouvait dommage de ne pas l’enregistrer. Il a une rythmique qui peut s’adapter et renter dans la thématique. On a donc fait un pont de sortie, pour dire en somme que c’est une série qui n’est pas finie. On ira sans doute encore explorer, je l’espère, d’autres terrains avec mon ami Vincent. Aucun rapport avec la tango, mais une idée qui peut ouvrir vers d’autres possibilités de reprises, d’autres possibilités. On pense que cette histoire de duo n’est pas finie !

C’est donc un indice sur ce qui va suivre ?

Nous-mêmes on ne sait pas. Mais ça peut en effet faire gage d’indice sur ce qui pourrait éventuellement se passer. ..

C’est vague !

Oui, mais pour l’instant on va sortir ce disque, demain d’ailleurs (NdA : l’entretien a été réalisé le 27 aout 2020), faire des concerts sur cette thématique… mais c’est pour dire qu’on n’a pas clôt cette série !

Il y a aussi des titres originaux, composés par vous-même ou Vincent. Comment se passe une séance de composition entre Émile Parisien et Vincent Peirani ? Est-ce que vous faites ça à distance ou bien vous retrouvez-vous  ensemble ? L’un vient-il avec ses idées et l’autre greffe quelque-chose dessus ?

En l’occurrence, c’était des compositions de chacun d’entre nous ; on n’a pas composé ensemble. Mais comme pour le répertoire, on se propose des pistes, des morceaux de compositions qu’on a chacun dans nos tiroirs, et on voit si ça correspond à l’autre. Ensuite on les travaille, on les adapte pour nous, pour notre histoire.

Au moment de l’enregistrement, les titres sont donc déjà finalisés ? Ou y a-t-il une part d’improvisation ?

En tous cas, dans la thématique et dans notre façon de fonctionner, il y a de l’improvisation. Il y a une trame, en général assez précise, mais chaque morceau laisse une plage de liberté et d’improvisation. Pour Belle Époque, on a quand même joué les mêmes morceaux pendant 4 ans, et entre le début et la fin, ils ont complètement changé. Il y a toujours la mélodie, mais on peut improviser ce qu’on veut à l’intérieur des morceaux.

Concernant le processus même de composition, quand vous composez « Memento » par exemple, qui est un morceau assez calme, et même un peu triste ou nostalgique, comment cela se passe-t-il ? Vous avez une histoire, ou cela correspond-il à un moment particulier ?

Oui en effet. C’est très personnel, c’est un morceau dédié à ma maman. C’est comme pour « Nouchka », qui est une composition de Vincent, écrite pour sa femme. Elle était surnommée Nouchka quand elle était petite. Donc oui, il y a souvent des histoires derrière les morceaux.

Dans l’ensemble, je trouve que c’est un disque très mélodique, très équilibré, avec des belles ambiances assez calmes, puis d’autres moment où ça explose. Est-ce que vous réfléchissez à cet équilibre avec Vincent ?

En fait, quand on écrit un titre, on crée une histoire, et pour qu’une histoire soit équilibrée, il faut créer des moments de tension, des moments de détente, de joie, de tristesse. On joue beaucoup avec les émotions, et dans la démarche de composition, on y réfléchit ensemble, en effet.

Que ce soient vos albums personnels, en quintette ou en quartet, ou avec Vincent, il y a un côté cinématographique, non ?

En effet, ça me fait plaisir que vous me disiez ça. J’attache une certaine importance à ce que ce soit visible en tant que scénario, en tant qu’histoire.

Changeons de sujet, si vous le voulez bien. Les artistes en général ont pas mal souffert des conséquences du covid : fermeture des salles, report des sorties d’albums, etc. Comment avez-vous vécu cette période en tant que musicien ?

Je n’ai pas encore une idée claire de la manière dont je l’ai vécu. J’ai l’impression d’y être encore, ce n’est pas complètement révolu. C’est une période particulière mais en tous les cas très intéressante, avec ses difficultés, ses explorations dans l’introspection, par rapport à une période où on tourne énormément. Je suis en vadrouille depuis une dizaine d’année à travers la France et l’Europe, et je ne m’étais pas posé depuis très longtemps. Donc j’ai plutôt apprécié cette période. Pas toujours, parce qu’il a fallu faire le deuil de beaucoup de concerts annulés. Mais personnellement j’avais besoin d’une phase dans ma vie où j’allais me poser un peu, réfléchir et faire un bilan de ce qui s’est passé, pour repartir – si on repart ! – avec une certaine fraîcheur. Donc ça a pu être douloureux, mais tout de même bénéfique.

Qu’attendez-vous des pouvoirs publics pour ce qui est de soutenir les artistes, la culture ? En attendez-vous quelque chose, d’ailleurs ? Trouvez-vous qu’actuellement, c’est bien géré ?

C’est assez mal géré, mais à leur décharge, je dirais que je n’aimerais pas être à leur place. C’est une gestion assez délicate, mais il faut voir où sont les priorités du gouvernement. Et là, les priorités sont quand même assez claires… Il y a une certaine déception quant au soutien apporté à la culture. Je ne parle pas que du monde du spectacle, des concerts, mais du monde artistique en général, qui a été profondément touché, qu’il s’agisse du théâtre, de la danse, des arts plastiques. Les gens ne se rendent pas compte à quel point énormément d’artistes sont touchés de plein fouet. Dans certains autres pays, c’est géré différemment. Avec Vincent, on est pas mal connecté avec l’Allemagne, car notre label est allemand, mais de toute manière c’est catastrophique et on est loin de connaître les tenants et les aboutissants de cette période, on ne sait pas encore comment on va en sortir. On peut espérer qu’il y aura des décisions fortes qui seront prises, mais au prix de beaucoup de souffrances, de douleur. Et ce n’est pas que le monde artistique, c’est un choc international, pour tout le monde, et encore une fois on ne sait pas comment on va en sortir.

Il y a quand même quelques concerts d’annoncés. Vous avez l’impression que ça repart doucement ou est-ce que vous êtes dans le flou total ?

Oui, il y a des concerts d’annoncés, on croise les doigts pour ces concerts qui sont a priori maintenus avec certainement des contraintes, gestes barrière et tout ça. Donc a priori il va quand même se passer des choses, et on va faire en sorte que ça se passe pour le mieux. Ça repart assez doucement, oui, avec un flou total ! Par exemple, Jazz Sous Les Pommiers, qui est un gros festival du mois de mai, a été annulé comme tous les événements des mois de mai-juin. Il y avait quand même un projet, celui de faire un week-end de festival au mois de septembre, les 18, 19 et 20 septembre. On a eu la réponse il y a deux heures. Avec ce rebond, cette pseudo deuxième vague, les organisateurs attendaient des arrêtés préfectoraux, et finalement ça aura quand même lieu, bonne nouvelle. Mais jusqu’au dernier moment personne ne savait.

Vous ne vous projetez pas très loin, par conséquent.

On essaie quand même de se projeter, pour garder un peu d’ambition, mais pour l’instant on n’ a pas de garantie.

Fermons cette parenthèse douloureuse. Vincent et vous avez eu pas mal de récompenses, en France et même ailleurs. Finalement, qu’est-ce qu’il vous reste encore à accomplir ? Est-ce que vous avez par exemple un rêve un peu fou que vous aimeriez réaliser, qui vous tient à cœur ?

On a évidemment des rêves et des projets. Mais je suis assez carpe diem, je suis dans le temps présent. L’idée, renforcée par cette période délicate, c’est d’aller déjà au bout de ce projet de duo. J’ai aussi des projets, mais chaque chose en son temps. J’aimerais bien jouer avec un orchestre. On a évidemment plein d’idée, plein de possibilités et j’espère qu’un maximum d’entre elles se réaliseront. On ne pourra pas tout faire, mais ce qui est important, c’est de rêver, pour continuer à avoir de l’ambition. Je ne suis pas superstitieux, mais je vais garder mes idées pour moi en espérant qu’un jour elles se réalisent. Carpe diem !