Philippe Cauvin - Collection 1978-2015

Sorti le: 11/07/2016

Par Jean-Philippe Haas

Label: Musea

Site: https://myspace.com/philippecauvin/

Écrire un article sur Philippe Cauvin est assez intimidant, surtout lorsqu’on est peu familier avec l’artiste et que l’on ne connaît que son travail dans le groupe de zeuhl Uppsala (qui sort un album en 1984). Quand on envisage d’étoffer son texte en glanant ça et là quelques informations supplémentaires, on s’aperçoit assez rapidement que la tâche n’est pas aisée. Car notre guitariste, si discret soit-il, possède un CV qui s’étend des années soixante-dix (avec des groupes de rock comme Absinthe ou Papoose) jusqu’aujourd’hui, avec plusieurs albums en solo (Climage en 1982, Memento en 1984 et Voie Nacrée en 2014). Si son fils Thibault le dépasse à présent en notoriété, Philippe n’en reste pas moins un artiste à part dans le paysage musical français. Voici un survol de son œuvre cachée, que le public ne découvre qu’aujourd’hui, des décennies parfois après son enregistrement, grâce notamment à Guillaume Thevenin et Thierry Payssan (Minimum Vital). Cheminons à travers ces six disques, dans l’ordre de leur « numérotation », celle du nom de leur compositeur, C-A-U-V-I-N…

Le premier volume de cette anthologie, sobrement intitulé Nu, a été enregistré en octobre 2014 au Rocher de Palmer, à Cenon dans l’agglomération bordelaise, une salle bien connue depuis son ouverture en 2010 pour sa programmation ouverte à toutes les musiques du monde. Seul à la guitare acoustique face au public, Philippe Cauvin s’est inspiré pour ce concert de trois nouvelles, reproduites dans le livret, fil rouge d’un disque où se mêlent délicatesse, douceur et mystère. La voix haut perchée du musicien joue quelquefois avec de délicats arpèges qui défient la plupart du temps codes et normes. Cauvin se sert en effet de sa guitare non seulement comme d’un instrument à cordes ou à percussion, mais fait littéralement corps avec cet objet presque anodin, au travers de compositions courtes et rythmées (« Rift Valley ») ou longues et contrastées (« Le secret de la musique des sphères »). Deux titres enregistrés en marge du spectacle complètent ce moment de grâce infinie, à jamais suspendu quelque part dans le temps et dans l’espace.

Changement complet d’époque, de décor et de genre avec le Philippe Cauvin groupe. Nous sommes en 1986, et quatre musiciens, dont notre homme, enregistrent en studio quelques demos. Les voix sont influencées par Magma (dont Uppsala assura des premières parties), mais la ressemblance s’arrête là. Si on reconnaît la signature sonore des années quatre-vingt, on reste à des années-lumières de ce qui se faisait alors. Le groupe ne respecte pas les formats en vogue (les morceaux s’étendent d’une minute et demi à quinze minutes) et défie les étiquettes (« Vertiges » est aussi planante qu’« Automne » est versatile). Les enregistrements ne sont pas exempts de défauts et certains titres semblent inachevés, mais il faut prendre ce témoignage pour ce qu’il est : une tentative audacieuse, au milieu d’une décennie difficile, de proposer quelque chose de différent. Malheureusement, faute de perspectives, la durée de vie de cette formation sera courte.

Suite à cette déconvenue, Cauvin, qui a déjà exploré quantité de genres à cette époque, va se lancer dans l’aventure d’un album solo mainstream. Maïté Dallet se charge d’écrire des paroles sur les musiques évocatrices que le guitariste illustre d’habitude avec des onomatopées, des vocalises ou des mots inventés. Le résultat, nettement formaté, s’appelle Des mots sur des notes. Beaucoup plus synthétiques et datées, les treize chansons conservent cependant une touche d’originalité, ne serait-ce que par la voix chaleureuse et expressive du compositeur qui chante, une fois n’est pas coutume, les mots qu’on a écrits pour lui, ceux-ci bien moins creux que la moyenne de ce qui était communément servi sur la bande FM à cette période. Malgré des concessions à l’air du temps, ces compositions n’étaient peut-être pas encore assez radio friendly au goût des producteurs… Certaines d’entre elles avaient pourtant un potentiel commercial non négligeable, comme « Peau rouge » ou « Attention à toi ». Quoiqu’il en soit l’album ne verra jamais le jour.

Frôlements, le quatrième disque de cette collection, regroupe des enregistrements épars, captés en concert ou en studio, s’étalant de 1978 à 1994. Les titres présentés ici touchent à la quintessence de la musique de Philippe Cauvin : arpèges limpides, boucles hypnotiques, chant presque lyrique, scandé, psalmodié, dans divers idiomes existants ou imaginaires. Certains titres de 1980 préfigurent Climage (1982) dans la façon qu’ont la guitare et le chant à s’auto-suffire à eux-même, comme sur « Vertiges » et sa superbe limpidité. Mais notre musicien n’est pas seulement perché sur ses nuages personnels, il peut également écrire des « chansons » comme « Tranche de vie », ou au contraire s’aventurer sur des territoires plus expérimentaux (« Frôlements », « Éclat d’automne »…). Dans ce registre moins conventionnel, on retrouve aussi des réminiscences d’Uppsala, telle cette version alternative de « Coste et Jukka » enregistrée en concert en 1993 en compagnie de Serge Korjanevski, ami et collaborateur de longue date. La production est parfois brute, l’ensemble inégal, mais cette compilation contient quelques perles et donne surtout une image assez fidèle de l’étendue du rayon d’action de Cauvin.

Hormis le titre d’ouverture enregistré en studio (« Claire Obscure »), Except révèle un concert capté en 2008 à Bordeaux, par un trio formé du batteur Philippe Bret, de Pascale Martinez au vibraphone ou marimba, et bien sûr de Philippe Cauvin. Dédiée au jazz à l’origine, cette formation a en réalité créé un univers sonore unique bien plus large, souvent audacieux et innovant, avec toujours ces vocaux psalmodiés caractéristiques du guitariste. L’improvisation fait bon ménage avec des parties construites et la musique quoiqu’acoustique, se rapproche parfois, dans ses moments les plus balancés, de l’esprit des Mothers of Invention période fusion (« Transfert », « Tabraka »). De la chanson recueillie et sombre (« Oremus pour toi ») à des éclaircies plus joyeuses et plus rythmées (« Muzamuzi »), Except visite un grand spectre d’émotions que les musiciens parviennent à tirer de leurs instruments. Martinez troque parfois ses percussions contre une flûte, lorsque la situation l’exige, tandis que Cauvin, littéralement greffé à sa guitare, peint ses histoires, et que Bret, tour à tour discret et aux avant-postes, produit le liant qui maintient debout cet édifice aérien, percé de grandes baies vitrées.

Le dernier volume de ce recueil met en avant Jordan Cauvin, le cadet, et guitariste bien évidemment, qui réinterprète ici à sa manière quelques-unes des compositions de Philippe. Intitulé Guitarvision, cet ensemble de relectures montre à quel point le père a influencé le fils, mais aussi que celui-ci possède son style propre. Aux commandes d’un groupe qui accueille brièvement son grand frère Thibault (sur l’énorme « Azar de Azahar », tiré du récent Voix nacrée), Jordan joue de la basse et du piano en plus de son instrument de prédilection et endosse le rôle d’arrangeur par-dessus le marché. Et ce sont bien de versions réarrangées qu’il s’agit, et non de simples et sages réinterprétations. Le petit a du caractère. La relève est assurée.

Cette rétrospective en six disques est une histoire de famille, d’amitiés, un bilan – pas définitif, on l’espère – d’une longue « carrière » qui, si elle a été en dents de scie, révèle les multiples facettes d’un guitariste talentueux. Unique, original dans tous les sens du terme, Philippe Cauvin mérite plus que largement une place au soleil.