Plaistow

12/11/2015

CEAAC (Centre Européen d'Action Artistiques Contemporaines) - Strasbourg

Par Jean-Philippe Haas

Photos: Jean Isenmann

Site du groupe : https://plaistow.bandcamp.com

Setlist :

Hyperion – Phoebe – Prometheus – Mimas – Tethys – Helene – Pan – Daphnis – Iapetus – Kari – Cube – Titan - Enceladus

Trente ans déjà que Jazzdor se fait l’écho de tous les jazz ; la programmation de l’édition 2015 l’atteste une fois de plus. Il n’est en effet pas donné à tous les festivals de faire jouer des groupes aussi atypiques que Plaistow, qui évolue aux frontières du genre, avec un pied dans l’ambiant et un autre dans le minimalisme. Le trio suisse, déjà invité à Jazzdor en 2011, a investi le Centre Européen d’Action Artistiques Contemporaines pour présenter son très remarqué dernier album Titan.

La petite salle, mêlant l’ancien et le moderne, s’étale tout en longueur. Une soixantaine de chaises, bien vite occupée par un public de tous âges, forme des arcs de cercles concentriques autour de la scène. Une odeur de parquet ciré nous accueille, le plancher craque, un escalier en colimaçon et des piliers de bois s’élèvent vers un plafond lointain. Plaistow entre en scène : Johann Bourquenez s’installe derrière son piano tandis que Cyril Bondi prend possession de sa batterie. Vincent Ruiz et sa contrebasse viennent s’intercaler entre les deux. Trois instruments acoustiques amplifiés, car cette musique impressionniste nécessite la participation de l’électricité afin que soient révélées toutes ses nuances.

Le groupe amorce le voyage avec « Hypérion », propulsant immédiatement la salle dans les espaces vertigineux du voisinage saturnien. Si quelques spectateurs restent dubitatifs, l’immense majorité a compris qu’il s’agissait de lâcher prise et de se laisser recouvrir par le flot pour tenter d’y voir clair, ou simplement de s’ouvrir aux émotions que véhiculent les notes, sans chercher à comprendre forcément la force qui les anime.

Les trois musiciens font corps avec leur instrument, quasiment au sens propre, tant on sent que l’objet n’est qu’un prolongement de l’humain qui le manipule. Ou inversement. Alors que Bourquenez et Ruiz sont la concentration impassible incarnée, Bondi est extrêmement expressif derrière ses fûts. Son immersion dans l’océan de sons, la fusion totale entre lui, sa musique et ses caisses se dessine sur son visage, et parfois sur son corps entier. Tantôt en retrait, tantôt explosive, la batterie entoure de sa versatilité les pulsations organiques du piano et de la contrebasse. Le concert est réglé au millimètre, et quelques regards lancés çà et là suffisent aux musiciens pour articuler les différentes phases. Si, exceptés ces regards, il n’existe que peu de communication tangible entre les trois hommes, ils ne parlent pas davantage avec le public ; à peine le pianiste prononce-t-il quelques mots pour présenter le projet : les Suisses sont fiers de leur Titan et on le serait à moins. Mais les mots importent peu ; ce qui relie ce soir l’assistance au groupe, c’est la musique et ses ondes hypnotiques, la force d’attraction à la fois discrète et redoutable qu’émettent les satellites de Saturne.

Hormis l’amplification, aucun gadget électronique n’est utilisé pour produire la myriade de sons qui s’échappe de cette performance. Une main plongée dans les entrailles du piano, Bourquenez tire des modulations inédites de son instrument, pendant que Ruiz violente les cordes de la contrebasse. Cyril Bondi fait subir à son tom basse quantité d’outrages, de toutes les manières possibles, y frottant baguettes, cloches, cymbales, pour en tirer des sons improbables. A la manière d’un Sylvain Darrifourq, par exemple (les dreadlocks en plus !), il utilise de petits dispositifs artisanaux à base de ficelles, d’aluminium, de peaux découpées, sur les cymbales ou la caisse claire. Cet attirail vient compléter une boîte à outils sonore qui ferait pâlir d’envie l’échantillonneur le plus moderne. De jeunes spectateurs du premier rang – batteurs en herbe ? étudiants en musicologie ? – tentent même, oreilles et yeux rivés à la complexité de certaines parties de batterie, de compter les mesures de tel ou tel passage…

Le spectacle est dense, immersif, et laisse peu de répit. C’est à peine si le très limpide « Pan » permet de souffler un peu en milieu de concert. Mais le public a compris qu’il a assisté à un grand moment et on sent le trio fier d’avoir su le captiver avec une musique exigeante, dont la grande force est de s’adresser à celui qui pense mais aussi à celui qui ressent.