Avishai Cohen – Toutes âmes dehors

Quinze ans après la sortie de son premier album en tant que leader, Avishai Cohen n’en finit plus de rebondir où on ne l’attendait pas : après le succès de Gently Disturbed (2008), il tourne radicalement le dos au trio pour revenir avec Aurora (2010), faisant la part belle à la voix, suivi par Seven Seas (2011), dans une veine relativement proche. Loin de se reposer sur son succès, il sort l’année suivante l’intimiste Duende (contrebasse-piano), prenant clairement le contre-pied de la formule qui lui avait tant réussi. C’est aujourd’hui avec Almah qu’il revient, plus prolifique et sûr de son fait que jamais. Rencontre par un bel après-midi d’automne, pour une leçon d’anatomie de ce nouveau disque…

Almah assume ouvertement les tentations classiques ou néo-classiques qui sous-tendaient jusque là souvent tes compositions. En cela, il est à la fois clairement différent, et dans une étrange proximité avec la musique que tu avais proposée jusque là. Comment en es-tu venu à cette écriture ? Faut-il y voir des réminiscences de ta formation musicale ?
Avishai Cohen :
Il y a sans doute de ça… J’ai grandi environné par la musique classique, ma mère en a toujours écouté beaucoup, donc ma formation classique est essentiellement auditive. J’ai aussi étudié le piano lorsque j’étais enfant, avant de passer à la basse, et j’ai logiquement joué ce répertoire. J’ai donc toujours été connecté à cette musique, elle fait partie de mon ADN, en quelque sorte. C’est clairement une part importante de mes désirs, depuis toujours. Et je me suis aperçu que les gens, en écoutant ma musique – et ce depuis des années – me disaient qu’elle sonnait parfois comme de la musique classique. Il faut donc croire que c’est quelque chose qui est là, depuis le début…

C’est pour cela que je parlais de quelque chose de « différent » et non de « nouveau »… C’est une tendance qu’on sait ancienne chez toi. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que tu fais appel aux cordes dans tes arrangements…
C’est exact… Je crois que la différence, c’est que je suis passé à l’étape supérieure. Il y a au moins deux morceaux, sur le disque, que j’ai composés comme de réelles pièces classiques, « Overture » et « Hayo Hayta ». Ce sont des morceaux entièrement écrits, de même que les arrangements de quelques autres, le plus souvent sur les introductions, pour lesquels j’ai vraiment pensé « musique de chambre ». Avec ces titres, je vais clairement beaucoup plus loin que ce que j’avais pu tenter auparavant. Pour le reste, j’ai gardé une écriture plus proche de celle du jazz, avec des moments d’improvisation complète, et ce genre de rythmiques que tu retrouves toujours chez moi… Cela dit, je ne vois vraiment pas l’approche classique comme un gimmick sur ce disque, elle est clairement au centre.

Est-ce quelque chose que tu t’interdisais auparavant ?
Sans doute pas… J’étais surtout habitué à écrire pour le trio. Mais sur mon premier album [Ndlr : Adama, 1998], j’utilisais beaucoup de cuivres, par exemple… Les éléments étaient déjà là, sous différentes configurations. Mais le fait d’écrire pour quatuor, de travailler longtemps pour cela… c’est à la fois nouveau, et ça ne l’est pas. En fait, je travaille sur ce projet depuis plusieurs années maintenant. Duende et d’autres choses sont sorties entre temps, donc cela ne se voit pas vraiment. Mais il y a, derrière ce disque, une longue période d’écriture, de préparation, de répétitions… C’est un projet au long cours, qui a pris son temps pour naître, qui devait mûrir et faire son chemin jusqu’au disque.

Comment as-tu procédé pour l’écriture ? Un quatuor classique joue, sauf exception, une musique entièrement écrite, tandis que les musiciens de jazz fonctionnent essentiellement sur l’improvisation, certains ne lisent d’ailleurs pas les partitions… Comment as-tu réussi à faire jouer tout ce beau monde ensemble ?
Il a fallu combiner mon trio et les cinq musiciens additionnels (le quatuor et le hautbois), et trouver un hautboïste qui sache aussi improviser. A partir de là, j’avais l’alchimie parfaite, puisque je pouvais faire jouer les mouvements classiques écrits, comme ils devaient l’être, et en faire dériver l’improvisation, qui en ressort plus libre et plus forte encore.

Depuis tout à l’heure, nous parlons du quatuor à cordes qui est présent sur le disque… mais il faut spécifier que c’est une formation un peu particulière, puiqu’au lieu du classique « deux violons, un alto, un violoncelle », tu as choisi de ne mettre qu’un violon et de doubler la partie d’altos…
Exactement, ce n’est pas le quatuor classique traditionnel. Mon but était de renforcer le registre medium et grave, en décentrant l’instrumentation, pour créer un son plus sombre et plus chaud à la fois. Je cherchais à obtenir un timbre de cordes plus mélancolique, qui correspond, je crois, davantage à mon écriture. Mes compositions s’aventurent peu dans les aigus. Ce n’était pas tellement pour accompagner plus facilement la contrebasse, en évitant d’avoir un ambitus trop important. C’est avant tout un choix stylistique, je voulais ce son plus sombre, peut-être plus intérieur…

Et d’où vient ce choix d’y avoir ajouté un hautbois ?
Je crois que sa principale fonction est de compenser l’obscurité apportée par les cordes… En fait, et avant tout, le hautbois est l’un de mes instruments préférés. Je voulais obtenir un effet orchestral, et le hautbois est, au sein de l’orchestre, l’instrument central, c’est lui qui conduit l’ensemble de l’harmonie. C’est un son très précis, très clair, particulièrement net et distinct. Je me suis donc dit qu’il complèterait à merveille les cordes et apporterait une touche de lumière, éclairant l’ensemble. Et… j’avais raison ! (rires)

Est-ce que cette façon de procéder a pu changer la manière dont tu conçois le rôle du piano et de la rythmique basse-batterie ?
Sans aucun doute ! Le trio doit jouer en relation avec ce nouvel environnement musical, il doit aller vers lui, le rejoindre et s’y plier. En trio « seul », tout est plus ouvert, chaque musicien a plus d’espace. Et même si, quand je compose pour le trio, certaines parties sont très précisément écrites, l’approche est différente. Ici, le piano et la basse jouent, en quelque sorte, des parties d’orchestre, et doivent trouver leur place dans un monde musical qui les dépasse. Et puis, s’il y a un moment pour un solo, alors allons-y. Mais ce n’est pas au centre des compositions. Du coup, nous devons être beaucoup plus disciplinés.

J’imagine que ce n’est pas forcément la chose la plus simple à demander à des musiciens de jazz, cette façon de se plier devant autre chose, de ne faire qu’en fonction…
Je savais à qui j’avais affaire, tu sais… Surtout Nithai [Ndlr : Hershkovits], au piano… ça fait quelques années que je joue avec lui maintenant, il a fait partie de ce projet depuis le début, et je savais d’emblée qu’il conviendrait parfaitement. C’est un musicien accompli, à la fois, évidemment, un grand improvisateur, un grand pianiste de jazz mais il a aussi les qualités d’un musicien classique. C’est un très bon lecteur, il est très organisé, très discipliné et méticuleux, quand il s’agit de jouer une musique écrite. De son côté, Ofri [Ndlr : Nehemya] à la batterie, est très sensible, très attaché au choix des timbres… Dans ce genre de projet, tu ne peux pas te permettre d’avoir un batteur qui cogne. Ensuite, il nous a fallu, à tous, nous adapter.

Comment cela se passe-t-il sur scène, du coup, puisque vous avez commencé à tourner ? L’équilibre en concert peut être très différent de celui que vous aviez en studio ou en répétition… Les instruments classiques sont toujours difficiles à sonoriser, notamment…
En concert, l’adaptation est de toute façon permanente, parce qu’un lieu à l’autre, il faut parfois tout repenser. Cette formation est très acoustique. Du coup, le son n’est jamais trop fort, on ne risque pas de problèmes de saturation. Notre but est vraiment de parvenir, dans chaque salle, à restituer au mieux le son le plus naturel de chaque instrument. Mon ingénieur du son, ainsi que chacun d’entre nous, nous essayons vraiment de préserver cet équilibre, quel que soit le lieu. Je tiens à me rapprocher le plus possible d’un son purement classique, sans le moindre artifice, sans déguiser quoi que ce soit.

Du coup, en cela, tu te rapproches de Duende, sur lequel l’approche était très intimiste… C’est surprenant parce que cet album est quand même beaucoup plus chargé sur le plan instrumental…
Et pourtant… pour moi, Almah est un disque très intimiste, lui aussi ! Bien sûr, il est beaucoup plus orchestré et plus riche en termes de timbre, d’arrangements, d’écriture, que Duende. Mais c’est, selon moi, la même approche. Je disais même qu’il est, par moments, encore plus intime que le précédent… c’est une histoire de jeu, d’écriture, sans doute. Ceci dit, tu as raison dans le sens où il y a aussi quelque chose d’épique dans tout cela, qui fait contraste avec les moments les plus intimes, et qu’il aurait été impossible d’obtenir avec un simple trio. Les cordes et le hautbois donnent beaucoup plus d’ampleur à la musique, quelque chose de plus aérien, aussi. J’y vois une sorte de combinaison entre une intimité presque fragile et cette dimension bien plus large apportée par l’orchestration.

Comment as-tu choisi les morceaux qui figurent sur le disque ? Certains sont des compositions à toi, qu’elles soient récentes ou la reprise d’anciens titres, d’autres sont des arrangements d’autres artistes… Quels ont été tes critères de décision pour arriver à un ensemble cohérent ?
La pierre de touche qui m’a permis de choisir a été leur potentiel d’orchestration : qu’est-ce qui, dans tout ce que j’avais à disposition, passait la barre de l’arrangement avec le quatuor et venait se fondre dans cet ensemble ? J’ai éliminé un certain nombre de morceaux, comme cela, parce qu’ils ne s’adaptaient pas à l’atmosphère, à la sonorité de l’ensemble. J’ai tamisé peu à peu, de cette manière-là. Par exemple, « A Child Is Born » est un standard américain écrit par Thad Jones… Je l’avais arrangé il y a des années pour un autre groupe, et depuis, je l’avais gardé dans un coin en me disant qu’il sonnerait sans doute très bien avec des cordes. Et quand j’ai essayé, c’était le cas. J’ai dû essayer, tester, peser le pour et le contre, et éliminer. Il y a aussi toutes ces choses qui viennent d’Israël (Ndlr : « Kefel », « Southern Lullaby »), ces mélodies au milieu desquelles j’ai grandi et qui m’ont semblé parfaites pour ce groupe, avec leur côté si lyrique qu’il semble avoir été fait exprès pour ce genre d’arrangements. Il y a aussi cette chanson arabe (Ndlr : « Arab Medley »), dans un autre genre, qui sonne de manière différente, plus sauvage, plus libre, plus rythmique : je l’ai testée un jour, lors d’une balance avant un concert, l’an dernier, et tout le monde a été emballé, elle débordait d’énergie. Du coup, je l’ai gardée. Bref… c’est un processus qui s’est fait très progressivement : je devais voir ce qui fonctionnais, mais aussi la manière dont eux, les musiciens – et pas seulement moi, s’appropriaient la musique, s’y connectaient ou non.

J’imagine que c’est un peu la même chose pour ce qui concerne la réécriture de tes propres morceaux, comme « Song For My Brother » ou « Hayo Hayta », à propos de laquelle, lorsque nous nous étions rencontrés à la sortie de Seven Seas, tu disais déjà qu’elle sonnait de manière très classique…
C’est la même démarche en effet. J’avais écrit « Song For My Brother » pour un autre groupe, mais je trouvais que le thème avait quelque chose de classique. Du coup, lorsque je l’ai reprise, ça a très bien fonctionné avec les musiciens en répétition. En fait, c’est très souvent par eux que j’ai pu mesurer quels morceaux il fallait garder, en prêtant attention à la façon dont ils parvenaient à sonner ensemble ou non, le plus naturellement possible. Même si j’écris depuis des années, je n’étais pas aussi expérimenté dans ce domaine que dans celui de l’écriture pour un trio, ou pour le piano. J’ai dû essayer, réessayer, et apprendre au fur et à mesure.

Parlons maintenant du titre de l’album… Alma, en espagnol, veut dire l’âme…
C’est surtout le nom de ma fille, en fait. Elle a onze mois maintenant, et c’est la chose la plus énorme qui me soit arrivée depuis… que je suis arrivé moi-même ! Du coup, quand il a fallu trouver un nom pour ce disque, je n’y arrivais pas, je tournais en rond, puis ça s’est imposé à moi d’un seul coup. Waow ! C’était évident ! Qu’est-ce qui pouvait être plus présent et avoir plus de sens que le nom de ma fille ? Et puis, Alma, c’est un beau mot, avec cette connotation que lui donne l’espagnol. J’ai ajouté un « h » à la fin, pour le personnaliser, le différencier du mot espagnol, et pour y ajouter comme une prolongation du son, en anglais…

Tu as beaucoup composé, enregistré et donné de concerts ces dernières années, où tu sembles avoir été très prolifique, avec un disque par an et au moins autant de tournées… Qui plus est, en t’adonnant à des styles très différents les uns des autres, même si l’on reconnaît clairement ta pâte sonore. Ressens-tu une forme d’urgence ?
(Rire) En fait, c’est peut-être une impression que je peux donner, comme ça, de l’extérieur. Mais j’ai tellement écrit dans ma vie qu’une partie de ce que les gens perçoivent comme de nouveaux morceaux à chaque sortie de disque a en fait été composée il y a plus longtemps, à différentes périodes. Mais je te l’accorde, je suis plutôt du genre prolifique… C’est un don, un cadeau immense, pour moi. C’est ce qui a déterminé l’histoire de ma vie… Je ne pense pas que j’aurais été si connu, avec un tel succès et une telle influence, sans l’écriture. Même si je suis un bon bassiste, un bon improvisateur, ou je ne sais quoi, l’écriture est vraiment ce qui fait de moi ce que je suis, la raison pour laquelle les gens s’intéressent à ce que je fais, ont envie de m’écouter, de jouer avec moi. L’écriture est le carburant qui met en mouvement cette chose que je suis. Je ne sais pas d’où ça vient. C’est peut-être un besoin, une façon de survivre, ou quelque chose de ce genre, un besoin de me sentir vivant… Quand j’écris, ce sont vraiment les meilleurs moments de ma vie. Et comme, en plus, ça me permet d’offrir de grands moments à d’autres personnes, que demander de plus… C’est un immense cadeau que je reçois.

Du coup, te sens-tu plus compositeur que musicien, ou s’agit-il des deux faces d’une même pièce, inséparables l’une de l’autre ?
C’est difficile à dire, tu sais, parce que j’adore jouer en concert, je me sens terriblement bien sur scène… J’ai une chance immense, de pouvoir développer, à parts égales, les deux dimensions ! Et chacune se nourrit de l’autre. Quand j’écris, à la maison, c’est comme une histoire qui me donne quelque chose à raconter une fois que je suis sur scène. Et j’adore savoir qu’il y a un débouché pour ce que j’écris. Je n’écris pas pour moi-même, dans une posture d’introversion. J’écris en pensant aux gens, à ce que ça leur fera ressentir, aux affects qu’ils y mettront. C’est quelque chose de fascinant, d’incroyable, d’écrire pour quelqu’un.