Francis Décamps (Gens de la Lune) – Nouvelle Lune dans le second Décamps

Le rock progressif « à l’ancienne » n’a plus que de rares représentants actifs en France. Au sein d’Ange, avec son frère Christian, Francis Décamps fut l’un de ses plus grands animateurs pendant un quart de siècle. Après une période de discrétion, il revient sur le devant de la scène avec son nouveau groupe, Gens de la Lune, qui vient de promouvoir son second disque au Bataclan notamment, avec ses ex-compères d’Ange.

Chromatique : Explique-nous pourquoi et comment l’aventure Ange a pris fin une première fois en 1995, après une tournée d’adieu. Qu’est-ce qui a motivé cette séparation ? Quel a été ton parcours depuis ?
Francis Décamps
: Que dire sinon que pour moi un groupe c’est avant tout une association de bienfaiteurs ou de bons fêtards. Or en 1995 cette aventure devait prendre fin, je le ressentais après vingt-cinq ans de bons et loyaux services dans les nuages, parce qu’elle ne correspondait plus à mes convictions. C’est pour cette raison que j’ai décidé d’arrêter en espérant un jour rencontrer de nouveaux complices et repartir sur la route.
Durant quelques années de stand-by, je suis tout de même resté actif en produisant, et collaborant avec d’autres artistes, composant des musiques pour des sons et lumière et un court métrage. J’ai également créé et mis en scène plusieurs spectacles dont l’un a été joué à Avignon durant vingt jours d’affilée au Théâtre de L’Oulle. Enfin, j’ai épaulé une association qui aidait et dénichait de nouveaux talents, et c’est à cette période que j’ai rencontré Jean-Philippe Suzan avec lequel j’ai de suite accroché.
De cette collaboration naquit son premier CD single suivi de son premier album dont je fus le compositeur et arrangeur. Notre entente et complicité étant installées, l’envie pour moi de donner naissance à une nouvelle formation m’amena naturellement à lui proposer de nous unir dans la création de Gens de la Lune.

Ton frère Christian a reformé Ange quelques temps après cette première séparation. N’as-tu pas souhaité (ou pu) faire partie de cette nouvelle version ? Que penses-tu du groupe tel qu’il est actuellement ? De sa direction musicale ?
Pour moi il était hors de question de reprendre la route avec Ange car ma décision de quitter le vaisseau était irrévocable. J’ai toujours comparé cette rupture à celle que peuvent connaître des couples et dans ce cas, je n’ai aucune opinion à donner sur le devenir d’Ange comme je n’irais pas me mêler de la vie de mon ex épouse si j’avais décidé de divorcer.

Gens de la Lune donne l’impression d’être centré autour de Jean-Philippe Suzan et toi, qui composez tous les titres, me semble-t-il. Comment se déroule ce processus de composition ? Y a-t-il un apport des autres musiciens ?
Comme je te le disais, Jean-Philippe et moi nous sommes rencontrés il y a plus de dix ans et commençons à bien nous connaître. J’ai de mon côté imaginé l’histoire et le concept global de ce nouvel album mais j’avais envie, et Jean-Philippe aussi, que les textes soient un partage entre nous. Il se fait de la manière la plus simple qui soit. En fonction des musiques que j’ai composées et selon le scénario et l’univers que j’imagine et que j’expose, Jean-Philippe me propose d’écrire sur tel ou tel titre, et en général lorsqu’il le fait, il le fait très bien. J’ai d’ailleurs toujours préconisé qu’il écrive ses propres textes car à mes yeux, indéniablement, cela favorise l’interprétation. Il y a le même état d’esprit d’échange et de complémentarité pour certaines autres paroles que j’ai écrites : soit je voyais et ressentais exactement ce que je voulais associer à certaines musiques ou ambiances et je l’écrivais, soit Jean-Philippe me demandait de le faire car il le sentait mieux comme ça. Pas d’histoire d’ego entre nous. Quant à Damien, Cédric et Farid, ils ne déméritent pas pour autant, même si je les ai beaucoup aidés sur les arrangements. Leurs feelings respectifs apportent tout le relief de la musique de Gens de la Lune.

On a l’impression que les chansons sont écrites spécifiquement pour la scène, pour mettre en valeur le côté théâtral du groupe. Ce paramètre intervient-il lors de la composition ?
Avant tout, les compositions représentent ce que nous avons envie de défendre globalement, sur le disque comme sur scène. L’histoire, la musique, les textes sont déjà enregistrés en studio mais n’ont pas eu le temps d’être rodés et de vivre encore. C’est sur la scène, au fur et à mesure que nous les jouons, qu’on se les accapare. Le côté théâtral est le prolongement de ce que chaque membre du groupe ressent et dégage en fonction des titres et de l’histoire évoqués. Quand je compose, j’imagine toujours chacun d’entre eux sur scène, je vois quel personnage il pourrait incarner et c’est pour et en fonction de cela que je crée. Après, chaque musicien s’approprie son personnage et l’habite à sa manière et j’aime découvrir ce que chacun apporte à l’autre et à l’ensemble.

Comment a été reçu le premier disque ? Alors joue ! dépendait-il du succès du premier ?
Le premier disque a été très bien accueilli, même au-delà de ce que j’avais imaginé. Pour ma part, en analysant objectivement les choses, je dis qu’il représente ce que nous étions à l’époque et il fut à la hauteur de toutes ces sorties qui marquent le début d’une aventure. On y trouve des univers différents car ce CD représente les premiers pas artistiques de cinq gars qui se découvrent et cherchent à trouver leurs marques aussi bien personnelles qu’au sein d’un groupe. Mais pour nous, il fut d’une grande utilité car il nous a procuré les indications que l’on pouvait attendre de lui. C’est ainsi qu’après avoir pris connaissance des avis des médias et du public, nous avons su vers quelle direction nous diriger pour Alors joue !. Et à l’unanimité nous avons décidé d’accentuer le côté rock dans ce second album. Effectivement, si le premier n’avait pas plu, je n’aurais peut-être pas insisté, mais nous avons eu tellement de bons échos et d’encouragements à continuer que ça nous a boostés pour le second.

Quelques changements ont eu lieu depuis. Pourquoi Gérard Jelsch et James Kaas ne sont-ils plus de la partie ? Comment as-tu recruté les petits nouveaux, Cédric et Farid ?
Je pense que certains personnages sont faits pour passer et marquer de leur empreinte la carrière d’un groupe : ce fut le cas pour Gérard et James. Ils ont apporté tous deux leur pierre à l’édifice et je les remercie pour leur contribution. Nos chemins devaient se séparer, mais nous sommes restés bons amis et c’est bien là l’essentiel.
Le recrutement de Ced se fit tout à fait par hasard, c’est une amie chanteuse avec laquelle je travaillais qui le connaissait. Le reste ne fut que formalité car il a tout de suite été accepté par les autres qui ont vu en lui tout son potentiel et la fougue qui correspondait à notre attente. Quant à Farid, je le connaissais personnellement depuis des années mais, je l’avoue, sans jamais avoir pensé à lui au sein de la formation et je ne me l’explique pas.
Le jour même de l’annonce du départ de James, je le rencontrais fortuitement parce qu’il était le prof d’un jeune bassiste que je coachais à l’époque et je décidai alors de lui proposer la place qu’il accepta avec joie. L’avoir à nos côtés, c’est que du bonheur !

Quel est le concept, le fil rouge d’Alors joue ! ?
Alors joue ! est en fait une partie d’un puzzle dont la pièce principale est un jeu que nous sommes en train de construire. Il sera suivi d’un roman et certainement d’une ou plusieurs BD. Il a comme décor les huit régions lunaires décrites dans les huit titres du CD. Dans chaque région, d’étranges personnages sont là pour aider les joueurs ou pour les écarter du bon chemin qui les amène au trophée : un CD unique.
En écoutant l’album, les futurs joueurs entrent déjà un peu dans la partie, mais le message est clair, ce jeu reflète l’égoïsme de notre société puisque comme dans tous les jeux, il faut battre ses concurrents pour gagner. Dans cette compétition, les joueurs se rendront compte qu’ils ne peuvent pas y arriver seul alors… alors joue !
C’est une grande aventure que Gens de la Lune propose à tous ceux qui d’une façon ou d’une autre aiment voyager dans un univers de fiction ouvert aux rêves les plus fous.

Gens de la Lune a joué cette année au festival Crescendo en Guyane devant un large public, et au Bataclan, en première partie d’Ange en décembre. De façon plus générale, n’est-il pas trop difficile, en dehors de votre région d’origine, de trouver des scènes qui vous accueillent ?
Excuse-moi, mais avant tout j’aimerais amener une petite rectification à ta question qui a toute son importance à mes yeux. Gens de la Lune n’a pas joué en première partie d’Ange à Paris, mais comme nous l’avons précisé dans notre communication, Ange a invité Gens de la Lune à partager la scène du Bataclan. Je m’explique : je me vois mal passer en première partie d’un groupe dont j’ai été le co-fondateur avec mon frère et pour lequel j’ai consacré vingt-cinq ans de ma vie, de mes tripes et de mon âme. La tournée des quarante ans d’Ange s’est terminée à Paris le 4 décembre, ça a fait plaisir à beaucoup que j’y participe et c’est bien ainsi. Pour répondre à l’autre partie de ta question, c’était la deuxième fois que nous nous produisions en Alsace dont une fois en covedette avec Steve Hackett l’année dernière. Mais détrompe-toi : nous jouons rarement dans notre belle région de Franche-Comté et commençons à tourner pas mal ailleurs, en France, Belgique, Suisse, Allemagne, car notre management se bat bec et ongle pour nous faire voir du pays même s’il est vrai que ce n’est pas toujours facile. Par contre, chaque fois que nous jouons quelque part, ça se passe très bien autant au niveau du public que des organisateurs, les retours sont toujours positifs et ça c’est ce qui nous donne l’envie de continuer.

Un peu de sociologie… Selon toi, quel genre de public touchez-vous ? A Strasbourg, malgré la présence de jeunes têtes, il y avait beaucoup de quadras et de quinquas. Cette tranche d’âge constitue-t-elle votre base de fans ?
Effectivement les quadras et les quinquas représentent le noyau dur de nos fans car ils m’ont connu à l’époque d’Ange ou lorsque je sévissais en solo. Cela dit, petit à petit, à chacun de nos concerts, nous voyons de nouvelles têtes et les jeunes se mêlent avec plaisir au moins jeunes. Et puis il faut dire que Gens de la Lune est composé de personnages de différentes tranches d’âge, ce qui attire plusieurs générations. Ce n’est donc pas pour nous déplaire, il y en a pour tous les goûts. Cédric a vingt-cinq ans, Damien vingt-six, Jean-Philippe quarante, Farid cinquante et moi bientôt soixante ans !

Les disques de Gens de la Lune sont auto-produits. As-tu démarché des labels avant cela ? Avec des technologies de plus en plus abordables et grâce à Internet, les jeunes groupes peuvent enregistrer et diffuser leurs œuvres plus facilement qu’avant. Ce faisant, ils ne disposent pas de l’appui d’un label, pour promouvoir, faire vendre les disques ou organiser des concerts. Quelle est selon toi la meilleure solution pour un nouveau groupe ?
Avec Gens de la Lune nous avons volontairement opté pour l’auto-production car j’ai la chance de posséder mon propre studio d’enregistrement ce qui est indéniablement un plus. La vente de nos CD ainsi que le merchandising permettent au groupe de se gérer financièrement, ce qui nous laisse libre de faire encore évoluer notre concept dans les mois à venir. Je pense que les nouvelles technologies contribuent à faire connaître les jeunes formations au public bien que cela multiplie dangereusement les productions. En revanche, grâce à tous les outils mis à la disposition des créateurs et grâce au net, un artiste bénéficie de sérieux atouts pour gérer sa carrière et avancer s’il en a le temps et la patience. Les labels quant à eux continuent malgré tout encore à faire la pluie et le beau temps en accompagnant leurs projets de pubs inaccessibles aux petits groupes, en achetant les salles de spectacles pour y faire produire leurs artistes et en essayant de noyauter les réseaux. Ils s’accrochent à leurs acquis. Jusqu’à quand et comment ? Il n’y a pas de solution miracle mais un cheminement que chacun doit choisir. Il doit savoir ce qu’il est prêt à faire et l’accepter au nom de l’art qu’il souhaite défendre.

La musique se diffuse très rapidement via le réseau, le téléchargement fait plus de mal que de bien, le support physique semble voué à disparaître. Quelle est ton opinion sur le sujet ?
Que dire d’un monde qui s’affole et qui à mon sens fait n’importe quoi au nom du progrès et des intérêts commerciaux ? La musique ne représente malheureusement pas grand-chose dans cette société où il paraît presque normal que ses principaux acteurs la diffusent gratuitement. On consomme très vite, on se lasse, on jette. La qualité du son, du contenu, de l’objet, n’est plus la priorité pour un grand nombre. Alors l’avenir ? Qui vivra verra !

Le progressif français n’a pas vraiment le vent en poupe (mais l’a-t-il eu un jour ?). Pourtant, des groupes talentueux, comme vous, ou Nemo et quelques autres, continuent contre vents et marées. Penses-tu que ce genre de musique ait un avenir ? Peut-on encore vendre des disques (ou des mp3 !) dans ce style de nos jours ?
Drôle de question que tu te poses là mon ami ! Ce n’est pas moins de dix millions d’albums qu’Ange a vendus entre 1970 et 1980. Nous avons été numéro un en France avec cette musique. Bien sûr que ce mouvement musical fut suivi à l’époque par beaucoup de monde, mais par la suite, les artistes plus axés à mon goût sur les techniques musicales se sont eux-mêmes écartés du grand public favorisant en quelque sorte la marginalité de ce mouvement. Cependant je suis optimiste, car tout est un éternel recommencement et je rencontre déjà de jeunes fans de Gens de la Lune qui sont réellement accros au progressif, et qui trouvent dans cette musique les ingrédients nécessaires à leur bonheur de mélomanes. La scène musicale elle aussi a évolué, et je pense que d’ici quelques années, un ensemble français occupera à nouveau le devant de la scène avec cette musique. On peut toujours rêver !

Le(s) mot(s) de la fin ?
A vous qui contribuez à nous faire connaître, au nom de Gens de la Lune, je vous remercie et vous souhaite longue vie. A bientôt et encore merci pour ta passion.

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