Avishai Cohen

05/05/2011

L'Olympia - Paris

Par Fanny Layani

Photos: Marjorie Coulin

Site du groupe : www.avishaicohen.fr

Jouer devant un Olympia complet plusieurs mois à l’avance (et avant même la sortie de son dernier disque) n’est pas chose courante pour un musicien de jazz, d’autant plus qu’une seconde date parisienne, programmée pour le mois d’octobre, est d’ores et déjà sur le point de connaître le même sort. D’aucuns ne manqueront pas d’y voir une preuve supplémentaire de l’affreuse compromission mercantile du contrebassiste. Quant aux autres, ils seraient bien mal avisés de bouder leur plaisir, tant Avishai Cohen a prouvé ce soir-là qu’il savait rebondir où on ne l’attendait pas et qu’il n’était pas du genre à choisir la voie de la facilité.

En effet, alors que Seven Seas est sans doute son disque le plus orchestré et arrangé, Avishai Cohen fait le choix de laisser aux vestiaires ses comparses Karen Malka et Amos Hoffman, et de sillonner les routes en petit comité (Shai Maestro au piano et Amir Bresler à la batterie, jeune gamin de vingt-et-un ans remplaçant au pied levé un Itamar Doari retenu en ses pénates par la naissance d’un enfant). Il revient en cela au trio jazz ayant fait les heures de gloire de Gently Disturbed. Dès l’introductif « Dreaming » le ton est donné : la partie d’ordinaire la plus chargée du morceau est remplacée par… un solo de contrebasse. Ce concert sera donc placé sous le signe de l’improvisation et du dépouillement, en contraste maximal avec les versions enregistrées. Ce parti pris n’est pas fait pour plaire à tout le monde et on ne pourra pas accuser Avishai Cohen d’avoir cherché le consensus. Comme pour parachever cette impression, la voix est relativement peu mise en avant, traitée comme un instrument parmi d’autres, et le contrebassiste semble prendre un malin plaisir à jouer essentiellement les morceaux instrumentaux de ses deux derniers disques chantés ! Les trois musiciens, tassés en avant-scène, sont ramassés sur eux-mêmes malgré l’immense plateau : il s’agit bel et bien ce soir d’un concert en trio et non d’une vedette entourée de simples faire-valoir.

Non content de jouer avec les repères d’un public dont on sent bien pourtant qu’une partie importante est arrivée récemment dans le petit monde de l’Israélien, tant les titres de Seven Seas l’emportent à l’applaudimètre, Avishai Cohen propose, dès le second titre, une longue suite de nouveaux morceaux, ainsi qu’il l’avait annoncé dans l’entretien accordé à Chromatique en janvier dernier. On y retrouve, qu’il s’agisse d’ailleurs de compositions ou de vieilles chansons tirées d’une tradition musicale ou d’une autre, une signature, une écriture particulière et immédiatement reconnaissable : un texte simple et répété sur une même note comme sur « Halelia », ou un motif simple à la contrebasse, autour desquels Avishai Cohen ou Shai Maestro modulent peu à peu, en arabesque, et l’on assiste à la naissance progressive d’une mélodie. D’autres titres sont traités de manière totalement instrumentale et les influences classiques des musiciens ressortent, au détour des chemins pris par l’improvisation (ainsi, Shai Maestro s’embarque dans un solo totalement mozartien sur le final de « Halelia »). Et si la formule instrumentale reste essentiellement orientée vers l’efficacité et le rythme, ce qu’Amir Bresler ne se gêne pas pour rappeler à de fréquents intervalles, les trois musiciens s’autorisent des moments de grande finesse, avec une souplesse de nuances sans doute trop rare dans le monde du jazz.

Lorsque le trio revient en terres connues, comme avec « Seven Seas », morceau phare du dernier album, ou « Aurora », accueilli par une clameur de la salle, le soulagement d’une partie du public est palpable : enfin, des repères auxquels se raccrocher ! Et pourtant, chacun de ces titres, dépouillé de ses arrangements et parcouru d’improvisations, sonne de manière moins immédiate. Ainsi « Seven Seas » débouche sur le premier solo de batterie d’une longue série, qui verra Amir Bresler se déchaîner, chaque fois un peu plus, jusqu’à ne plus savoir s’arrêter à temps ! Avishai Cohen conclut en reprenant la parole, d’un solo de contrebasse bien senti, voyageant d’harmoniques en épais sons graves, en passant par un jeu percussif sur la caisse de l’instrument, renforçant encore le groove qu’il ne peut s’empêcher d’insuffler à tout morceau lui passant entre les mains. Et c’est un nouveau titre, superbe reprise de la chanson ladino « Avraham Avinu », qui constitue le grand moment de la soirée, en clôture du concert, et qui cette fois remporte une adhésion sans réserves et voit le public se lever comme un seul homme aussitôt le dernier accord planté.

Le rappel prend des allures de messe (au sens propre d’ailleurs, puisque le public ne cesse de se lever et de s’asseoir) et voit revenir Avishai Cohen pour un désormais classique « Alfonsina y el Mar » interprété en solo. L’intention diffère de celle qui prévalait lors de ses derniers passages en France : on est loin de la version rapide et presque légère qui s’était imposée, le chant y retrouve une certaine densité, avec un final dans les aigus virant au flamenco, d’une grande aisance malgré la tessiture. Suit la sempiternelle salsa « Para Monte Me Voy… » qui cette fois ne clôt pas le concert puisque le trio y est rejoint par Sandra Carrasco, chanteuse flamenco ayant assuré la première partie. La troupe conclut sur un « Besame Mucho » amusant et déchaîné, sur lequel Amir Bresler semble avoir eu l’intention de caser toutes les rythmiques possibles et imaginables, allant jusqu’à y glisser un beat disco, un plan metal et une partie purement funk, sous l’œil hilare de ses camarades, alors que les lumières se sont rallumées depuis bien longtemps dans une salle manifestement aux anges.

Avishai Cohen a enregistré avec Seven Seas un disque que l’on pourrait qualifier de « grand public ». Mais ce soir, c’est à un véritable concert de jazz, dépouillé et sans concessions, mais toujours intelligible, que l’Olympia a assisté. Pari osé, mais pari gagné. Voilà qui risque une nouvelle fois de faire jaser dans le microcosme du jazz parisien.