Avishai Cohen – Plongée en eaux claires

Dure, la vie de nouveau héros du jazz, décidément ! C’est dans les locaux d’EMI, major comptant dans ses rangs l’historique label Blue Note Records sur lequel paraît Seven Seas, que Chromatique.net a rencontré pour la première fois Avishai Cohen, au terme d’une journée qui l’avait vu enchaîner les interviews sans le moindre répit. Prise de contact, entre information et introspection.

Chromatique : Tu n’as pas cessé de tourner depuis la sortie d’Aurora… Or Seven Seas me semble être un disque très écrit. Comment as-tu trouvé le temps de composer ce nouvel album ?
Avishai Cohen :
S’il est vrai que j’ai passé énormément de temps sur la route, cela ne veut pas dire que je n’ai pas pu en préserver chez moi. Et surtout, j’écris en permanence, que ce soit sur le piano de la salle où nous nous apprêtons à jouer, ou dans ma tête, entre deux avions. Il y a aussi des éléments que j’ai pu écrire il y a dix ans que je réutilise maintenant, développés différemment. En fait, j’ai constamment des idées, que je note au fur et à mesure pour les réagencer ensuite. Aurora est sorti il y a déjà deux ans, c’est aujourd’hui le tour de Seven Seas. J’ai déjà du matériel prêt pour un prochain album. Je vois toujours une étape plus loin, j’ai plus d’idées que ce dont j’aurai besoin. Il ne me reste plus qu’à les rassembler quand vient le moment de faire un nouveau disque.

Tu avais d’ailleurs joué une partie du répertoire de Seven Seas lors des concerts suivant la sortie d’Aurora.
C’est exact, et même avant, pour certains. C’est quelque chose d’assez habituel chez moi. Ainsi, pour les concerts à venir, je peux déjà te dire que je jouerai au moins deux morceaux qui ne se trouvent pas sur Seven Seas. Je ne sais d’ailleurs pas s’il finiront sur le prochain disque ou non. Mais ce sont de nouvelles compositions que je veux mettre à l’épreuve de la scène. Toujours une étape d’avance, je ne peux pas m’en empêcher, j’ai besoin de me stimuler en permanence. Les titres de Seven Seas sont nouveaux certes, en ce sens qu’ils sortent en ce moment. Mais pour moi, c’est déjà de l’histoire ancienne.

J’imagine que cette façon de faire influe la manière dont se passent les séances en studio.
Bien sûr ! Cela nous permet d’être plus à l’aise, évidemment, mais aussi de récupérer une partie de l’énergie du concert, d’autant que l’on enregistre toujours tous ensemble. Cette musique doit s’écouter live bien plus que sur un disque. C’est sur scène que tout se passe, on improvise. Mon travail d’artiste consiste certes à écrire de la bonne musique, mais c’est aussi, et surtout, lui donner une incarnation scénique, la faire renaître chaque jour pour qu’elle garde sa fraîcheur. C’est cette vivacité que j’essaye de capter sur chacun de mes enregistrements. J’y parviens plus ou moins, mais je pense très clairement que Seven Sea est parcouru par ce souffle de vie.

L’expression Seven Seas est historiquement connotée, elle est utilisée depuis l’Antiquité pour désigner des réalités variées, mais tournant toujours autour de la Méditerranée et du Moyen-Orient. Le choix de ce titre a-t-il une signification particulière ?
Pas nécessairement, ce sont simplement deux mots qui me parlent, par leur potentiel poétique et leur profondeur. Ils peuvent évoquer plein de choses, mais je ne suis pas allé chercher si loin, je trouvais simplement que ça sonnait bien (rires).

C’est peut-être une simple impression, mais avec ce disque, il me semble que tu reviens vers une formule plus « jazz » (si tant est que ce terme veuille vraiment dire quelque chose) et en tous cas plus instrumentale… J’ai même eu l’impression, pendant un temps, que tu hésitais entre deux voies sans réellement parvenir à trancher.
C’est effectivement un retour vers l’instrumental, même si ce n’était pas intentionnel. Quand j’ai monté le répertoire d’Aurora, j’avais la volonté d’affirmer clairement que le chant faisait désormais partie de ma musique. C’est sans doute pour cette raison que le disque est très centré sur ma voix et que les parties instrumentales y tiennent moins de place. Je voulais « poser » quelque chose. C’est sur scène, pendant la tournée, que ce retour des instruments s’est fait, progressivement, par les improvisations. Seven Seas est une évolution naturelle, un peu comme si j’avais repris les choses là où je les avais laissées avec Aurora, pour les poursuivre de manière plus spontanée. Je crois que j’ai atteint un équilibre sur ce disque, grâce à ce qui s’est passé en concert. Mais en tous cas, je peux t’assurer qu’il ne s’agit pas d’une volonté délibérée ni de quelque chose de planifié.

N’as-tu pas ressenti une certaine pression du fait du succès d’Aurora ? Ce disque a quand même attiré un nouveau public, dont les attentes n’étaient sans doute pas les mêmes que celles de ceux qui appréciaient ton trio précédent.
Tu sais, chaque succès – et chaque insuccès, d’ailleurs, pour ne pas parler d’échec – est ambivalent. Aurora m’a permis de toucher un nouveau public, sans doute, et surtout de présenter un autre aspect de moi-même. Mais il y a aussi des gens qui n’ont pas du tout apprécié ce tournant, qui ont considéré que « ce n’était pas assez jazz » ou je ne sais quoi. Qu’à cela ne tienne, l’important pour moi est de toujours agir selon ce que je ressens. Je n’ai jamais fait quoi que ce soit qui ne me correspondait pas, que je ne souhaitais pas. Cela dit, il est vrai que le fait de toucher de nouveaux auditeurs, avec une œuvre que l’on a produite en toute sincérité, c’est quelque chose d’incroyablement important pour un artiste. J’ai pu franchir ce pas grâce au passage par la voix et le chant. Je crois franchement que si j’avais fait ça dans le but conscient de toucher un autre public, cela n’aurait pas fonctionné. Seule la sincérité « paye », en matière de succès. D’ailleurs, cela ne se traduit pas nécessairement en termes d’argent ou de chiffres de ventes. C’est simplement faire ce que tu aimes et sentir que les gens te suivent. Pour être honnête, j’ai aussi entendu des critiques, rarement énoncées directement d’ailleurs, je suis sans doute le plus mal placé pour en mesurer l’ampleur car les gens te les disent assez peu en face, alors que j’apprécie la franchise. Je crois pouvoir dire de toutes façons que, depuis le début, je n’ai pas fait les choses « selon l’usage », je ne me suis jamais trouvé là où on m’attendait. J’ai toujours eu ce côté mauvais garçon, qui n’en fait qu’à sa tête. Mais c’est une force. Je suis ma propre voie, à la croisée des chemins de plusieurs influences très puissantes, que je fais miennes. Je pense que cela se ressent particulièrement sur Seven Seas, qui me semble très mûr, non parce que j’ai vieilli, mais parce que j’ai suffisamment gagné en maturité pour pouvoir présenter de manière plus abordable ce qui émane de mon esprit un peu fou. Après, suis-je un musicien de jazz en faisant ça ? Suis-je un musicien classique ? Un chanteur ? Je m’en fiche ! Je ne sais pas ce que je suis, et j’espère bien ne jamais le savoir. De toutes façons, on a beau chercher, on ne sait jamais qui on est… si c’est pour finir par se mentir avec une réponse rassurante qu’on aura fabriquée… Bref, tout ça pourrait nous mener loin, nous ne sommes pas ici pour faire de la philo ! (rires)

Revenons à la musique ! Sur Seven Seas, l’orchestration semble avoir été très travaillée, tu réutilises des soufflants (saxophones, bugle, etc.), et tu innoves en introduisant un cor anglais.
Je ne sais plus qui m’a soufflé l’idée du cor anglais, à vrai dire. C’est un timbre que j’ai toujours aimé, mais l’occasion de l’utiliser de manière appropriée ne s’était pas présentée jusqu’à maintenant. Dans le contexte de ce morceau, « Hayo Hayta », qui sonne de manière très « classique », il m’a semblé que cela pouvait être une bonne idée, et dès que nous avons fait les premiers essais, cela s’est imposé comme une évidence.

A propos d’instruments, venons-en maintenant à la contrebasse… Tu peux avoir un jeu très mélodique parfois, mais ton approche est surtout marquante par son aspect rythmique, presque percussif.
C’est exact, c’est vraiment comme ça que je vois les choses…

Entre ces deux directions, finalement, que serait un contrebassiste idéal, selon toi ?
Le contrebassiste parfait serait sans doute le pire qui soit ! (rires) Je déteste le mot « parfait ». La perfection, c’est la mort, parce que c’est l’achèvement. Cela dit, je ne voudrais pas paraître arrogant, mais mon jeu tel qu’il s’est développé est, à mes yeux, le jeu idéal, au sens où c’est celui que j’aime et que j’ai envie de jouer et d’entendre. Je ne me concentre pas sur l’aspect « basse », c’est la question du rythme en général qui me préoccupe, celle des percussions. Pour l’aspect mélodique, je me sers davantage du piano (c’est d’ailleurs le premier instrument que j’ai appris), qui regorge de potentialités lyriques, et de la voix, évidemment. Je crois que l’on retrouve tout cela dans mon jeu de basse, c’est ce qui le nourrit et le fait progresser. Mais effectivement, j’ai toujours eu, comme tu l’as souligné, une approche très rythmique, avec un son très clair, projeté vers l’avant, percussif – ce qui n’empêche ni la profondeur ni l’épaisseur ou la largeur, d’ailleurs. C’est la grande richesse de cet instrument !

Tu as aussi une approche très physique de la contrebasse, sur scène, là où d’autres ont tendance à se cacher derrière leur instrument.
C’est vrai, même si parfois j’ai l’air d’en faire plus que ce que ce n’est en réalité. Visuellement, cela peut paraître assez expansif, même quand je suis dans un climat plutôt intime et introverti. Je sais que lorsque je joue, j’ai l’air très expressif. Ce n’est pas calculé, c’est ma façon d’être. Je suis un musicien « tactile », je suis très en contact avec mon instrument et il m’est impossible de rester statique, surtout vu la musique que je joue. Je ressens le besoin de bouger, de danser, presque.

Tu es retourné vivre en Israël après quelques années à New York. Vu d’ici, il semble que la scène jazz israélienne soit en plein essor… Est-ce une perception européenne, ou un réel mouvement se dessine-t-il, dont tu te sentirais partie prenante ?
J’ai une part dans tout ça, forcément : je suis israélien, je joue – je crois – du jazz, etc. Mais tu as raison, au cours des dix dernières années, le jazz s’est développé de façon incroyable en Israël. Beaucoup de jeunes musiciens, très enthousiastes, ont étudié cette musique, sont allés à New York, à tel point que c’en était devenu une blague là-bas, dans les milieux musicaux, cette « invasion » israélienne. C’était presque devenu un passage obligé dans la carrière de tout jeune musicien israélien, un tampon nécessaire sur son passeport. Aujourd’hui, il me semble que les choses ont changé, à la fois du fait d’une meilleure médiatisation – notamment par internet – et parce que les musiciens sont plus nombreux. Et même si l’étiquette « jazz israélien » est devenue un peu trop formelle, il y a une quantité de jeunes talents assez surprenante.

Ta musique regorge d’éléments venus des différentes cultures juives, moyen-orientales et est-européennes. D’autres musiciens ont des démarches proches de la tienne, dans ce rapport au passé et à la tradition, même si le résultat musical est bien différent souvent. Que penses-tu du travail de quelqu’un comme John Zorn ?
Je ne suis pas très familier de cette musique, mais nous nous sommes rencontrés à quelques reprises, dans des festivals, comme l’été dernier à Marciac… Son approche musicale me semble très intéressante, il utilise ces éléments d’une manière extrêmement différente de ce que je fais, avec un aspect très avant-garde.

Ne penses-tu pas que ce retour à la tradition et aux cultures populaires anciennes, à des rythmiques simples, parfois presque tribales, que l’on constate chez de nombreux musiciens ces dernières années (pas seulement dans le jazz d’ailleurs, mais dans toutes les musiques « occidentales ») a quelque chose à nous dire à propos des sociétés dans lesquelles nous vivons ?
Peut-être… Il me semble en fait que c’est quelque chose d’assez naturel, pour chacun d’entre nous. Dans un sens, tout est tradition, tout ce qui se produit et devient histoire. Au bout du compte, les gens reviennent aux sources de ce qui les stimule, et s’en inspirent. On vient toujours de quelque part. Certes, nous ne sommes jamais que les enfants de nos parents, mais il y avait « quelque chose » auparavant, dont nous sommes porteurs. Et tout aussi original que tu sois, il me semble que si tu ne viens pas de ce « quelque chose » qui est en toi et sur lequel tu puisses t’appuyer, c’est comme si tu marchais dans le vide. Même si l’on remonte à Mozart ou Beethoven, l’idée reste la même : ils écrivaient des variations sur des chansons ou des danses populaires. Il me semble que c’est la seule démarche qui puisse réellement faire de toi un bon musicien, parce que cela te donne des fondations solides, parce que tu sais d’où tu viens. Sans influences, il n’y a pas d’originalité, finalement, puisque l’originalité se construit en regard de ce qui ne l’est pas et de ce qui existe déjà. Il me semble que ce rapport à la tradition, qui est en train de revenir, a énormément de sens. Après, certains musiciens le font avec talent, et d’autres… (rires).

Comment en es-tu venu toi-même à cette approche ?
Je me souviens avoir détecté cela en moi – même si je n’aime pas trop l’introspection – quand j’étais à New York, au tout début. J’écrivais déjà de la musique, mais quand j’ai commencé à composer là-bas, j’ai pris conscience de l’origine de toutes mes idées, j’ai véritablement senti qu’une connexion s’était établie avec ce que j’avais entendu durant mon enfance, les bases sur lesquelles je m’étais construit, ce mélange entre le Moyen-Orient et Stevie Wonder (rires) ! C’est quelque chose de naturel, qui existe en moi sans que je n’aie rien fait pour cela. Une très vieille âme doit se cacher quelque part au fond de moi. Je m’attache aux vieilles choses, elles m’inspirent, et cela transparaît dans ma musique. C’est aussi pour cela que le ladino m’importe tant. Il me renvoie à des mélodies qui sont parmi les plus belles que j’aie jamais entendues, plus belles encore que celles venues du Moyen-Orient. Ces chants ont plusieurs centaines d’années, et il y a quelque chose dans ces mélodies qui te met en contact avec ce vieux monde disparu, avec cette humanité ancestrale. Pour moi, c’est quelque chose d’extrêmement important. Je veux que cela se retrouve dans ma musique, je m’attache toujours à ce que les mélodies soient comme profondément gravées…

Penses-tu dès lors que ta musique ait quelque chose à voir avec l’histoire ?
Tout a à voir avec l’histoire. Je ne veux pas avoir l’air pédant en disant cela, mais je crois que la force dans l’art en général, et pas seulement en musique, doit beaucoup à la nostalgie. Tout ce qui me touche profondément est de nature nostalgique. Mais il ne s’agit pas de quelque chose de précisément défini. Au contraire, c’est vaste, c’est vague. Tu ressens quelque chose qui vient d’avant, de loin, mais tu ne sais pas ce dont il s’agit. Et si tu es capable de transposer cela dans l’art, tu atteins pour moi des sommets. Tu n’as plus dès lors qu’à être toi-même : c’est là que cet héritage ancien se fond avec ton présent pour créer quelque chose que les gens aimeront, la plupart du temps sans savoir pourquoi d’ailleurs. En fait, c’est qu’ils assistent à ce moment-là à la rencontre de plusieurs dimensions dans le temps, d’où émerge cette force qu’ils ressentent.

Tu viens d’Israël, qui a un rapport très fort, essentiel même, à l’histoire et au passé, puis tu as vécu à New York qui est au contraire une ville qui cherche à s’abstraire de l’histoire, à se projeter dans l’avenir…Ton parcours lui-même incarne cette idée…
Mais oui, c’est bien vu ! New York a cela de magique pour moi, que d’être la ville la plus tolérante, d’une certaine manière : ses habitants viennent de tous les pays du monde, on y trouve tous les métiers, toutes les formes d’art, il y a une place pour tout et pour chacun. Je m’y sentais libre d’être vraiment celui que je voulais être. J’y suis arrivé en tant que jeune homme, mais avec une âme ancestrale, cette profondeur que j’ai toujours portée en moi. J’ai été embarqué par le rythme de cette cité, qui est incroyablement « progressive » et tournée vers l’avenir. Je crois que c’est exactement ce qu’il me fallait, parce que ça m’a permis de faire émerger cet aspect antique que je portais en moi et de le faire fusionner avec la modernité, le présent. New York a permis cette cristallisation, cette synthèse qui s’entend aujourd’hui dans ma musique. Même lorsque tu entends ces vieilles mélodies traditionnelles que je joue, avec beaucoup de douceur, tu peux y percevoir par moments les trépidations de la ville. C’est cette tension permanente entre ces directions qui me fait avancer, en équilibre entre les deux. Trop de l’une, ou trop de l’autre, et cela perdrait tout intérêt. Mais… je crois que je parle beaucoup, là…(rires).