Joseph Tawadros – L’heure des confidences

Vingt-sept ans et déjà sept albums au compteur, dont le dernier en date, The Hour of Separation en compagnie de son « J Band » : John Abercrombie, John Patitucci, Jack DeJohnette et son frère James… Qui diable est donc cet artiste ? Rencontre avec le prolifique, prolixe et sympathique Joseph Tawadros sous une averse démentielle… Une bien étrange façon de faire connaissance, à l’aune des surprises que réserve parfois Paris aux musiciens de passage.

Progressia : Comment débute-t-on une carrière internationale de musicien lorsqu’on joue… du oud ?
Joseph Tawadros : Comme je le dis souvent, je suis un Australien enfermé dans le corps d’un Égyptien et qui joue du oud… (rires) J’ai grandi et fait toute ma carrière à Sydney, bien que je ne pratique pas vraiment un instrument qui fasse très « couleur locale » ! En fait, c’est le oud qui m’a trouvé, et non l’inverse. Je suis tombé dedans, ainsi que dans le répertoire musical arabe, quand j’étais petit, mais je n’aurais jamais pensé être un jour dans la position qu’est la mienne aujourd’hui. Parfois, tu as de la chance, tu fais quelque chose que tu aimes, et il se trouve que les gens aiment aussi. Tu te dis alors que, ma foi, tu ne joues pas si mal et que tu as sans doute quelque chose à leur offrir, et tu finis par te produire de plus en plus en concert, te faire un nom, puis enregistrer. Mon huitième album sortira au mois de mars, en Australie seulement. On verra plus tard pour le reste du monde. Le neuvième, en collaboration avec l’Australian Chamber Orchestra est déjà en boîte. Depuis toujours je passe mon temps à composer. Où que j’aille, je me pose quelque part avec mon oud et je joue, j’improvise et les idées viennent d’elles-mêmes. Ensuite, je détermine pour quel type de formation ces compositions conviendraient le mieux et j’approfondis. Ainsi, les morceaux de The Hour of Separation ont été travaillés pour cette formation spécifique. Si tu te sers des points forts des musiciens lorsque tu écris, cela les mettra à l’aise et la musique n’en sera que plus puissante ! C’est aussi une façon de les défier. Ils se sentiront alors obligés d’être les meilleurs ! Bref, ma musique oscille entre le jazz et la musique arabe, mais sans réelle étiquette.

Peux-tu revenir un peu sur ce projet avec orchestre ?
Ce n’est pas une première car j’ai déjà joué avec l’orchestre de Salzburg (Autriche), tout comme avec l’Australian Chamber Orchestra en compagnie duquel je me produis régulièrement. Il n’existe pas grand chose en terme de répertoire pour oud et orchestre, et ce qui existe sonne un peu comme de la musique romantique sur laquelle on aurait greffé l’instrument. J’essaye de rester éloigné de tout cela, d’avoir des arrangements de cordes bien plus modernes et plus en interaction avec le oud. Ce projet était un challenge, autant pour l’orchestre que pour moi. J’aime cette façon de procéder car cela donne une musique pleine d’énergie. Si tu mènes ce genre de collaborations avec les bonnes personnes, tu peux apprendre énormément. Cela peut sembler égoïste, formulé ainsi, mais tu écris toujours la musique que tu veux entendre. Pour revenir à The Hour Of Separation, John Abercrombie, John Patitucci, Jack DeJohnette et mon frère James sont des musiciens que j’adore. J’ai eu la chance de pouvoir les faire jouer ma musique tout en étant à leurs côtés pendant qu’ils le faisaient ! C’est un plaisir d’abord très personnel !

Comment en êtes-vous venus à cette collaboration ? Cela ne doit pas être évident pour un jeune musicien de réunir ces grands noms sur son propre disque…
J’ai rencontré John Abercrombie à New York. Il était question au départ d’un album en duo. Plus je composais pour lui, plus je réalisais que ce serait génial d’avoir un bassiste. John a donc appelé John [Patitucci], puis Jack [DeJohnette]. Quant à mon frère, nous jouons ensemble depuis l’enfance. Il est mon véritable alter-ego. Il comprend tout ce qui se passe musicalement, et c’est un technicien extraordinaire. Je pense que la plus grande leçon à retenir de toute cette histoire, c’est qu’il faut simplement oser demander. Ce sont tous d’immenses musiciens, avec des carrières hors du commun. Ils sont parmi les meilleurs jazzmen du monde. Les solliciter  pouvait paraître dingue, et pourtant… Tout s’est passé de manière tellement fluide et aisée. Tout dépend de l’énergie que les gens portent en eux. Quand elle est bonne, tu crées d’abord de l’amitié, puis la musique émerge et elle ne peut être que réussie. Je crois que John Abercrombie est sans doute le type le plus adorable et généreux que j’aie jamais rencontré dans le monde de la musique. Il n’a épargné ni son temps, ni son aide, ni son travail. Il nous a même hébergés, mon frère et moi, pour travailler et préparer l’enregistrement. Je crois que toute cette générosité s’entend sur l’album.

Vous n’avez eu que deux jours en studio pour tout enregistrer…
Oui, pour quatre-vingt minutes de musique ! Nous venions d’Australie, et vous n’êtes pas sans savoir que New York est une ville terriblement chère… Heureusement, j’aime travailler sous pression. Un vieux dicton que j’affectionne dit quelque chose comme « de la pression sortent des diamants ». C’est quelque chose en quoi je crois beaucoup. Le tout est de savoir que tu es capable de réaliser telle ou telle chose. Jack et les deux John sont tellement professionnels qu’il était évident qu’ils pouvaient le faire en si peu de temps. Cette urgence même est une part du plaisir que nous avons pris. L’enregistrement avait été de toutes façons bien planifié, tout était composé et je leur avais envoyé des maquettes pour qu’ils se familiarisent avec l’univers que j’allais leur apporter, même si évidemment en répétition, beaucoup de choses ont changé. La musique naît comme une image sonore, dans ton esprit, mais tu ne sais jamais exactement ce qu’elle devient lorsqu’elle prend corps. Et lorsque tu es entouré par de tels musiciens, ce qui se produit dans le jeu est encore meilleur que ce que tu avais en tête.

Une question de Parisiens, maintenant… Pourquoi as-tu nommé l’un des morceaux « Gare de l’Est » ?
Tout le disque tourne autour de l’idée de la séparation, mais aussi de l’idée de grandir. La Gare de l’Est, pour beaucoup de gens – moi compris – est un endroit où de nombreuses séparations ont eu lieu. C’est une gare connectée à de nombreuses destinations européennes, j’y suis passé de très nombreuses fois et j’y ai vu tant de gens partir, pleurer, se quitter… Nous y avons tous vécu une « hour of separation ». Par ailleurs, si tu écoutes le rythme de ce morceau, tu peux avoir l’impression d’entendre les bruits d’un train.

Contrairement aux apparences, ne penses-tu pas que ces deux genres dans lesquels tu évolues sont relativement proches, ne serait-ce qu’en termes d’improvisation, de liberté formelle ?
Les deux démarches le sont effectivement. En revanche, je ne suis pas tellement intéressé par les projets musicaux qui combinent des genres différents sous prétexte qu’ils présentent quelques similarités, ça ne rime à rien. Je préfère me consacrer à ce qui unit les gens qui jouent la musique, et pas aux traditions musicales elles-mêmes. Sur The Hour of Separation, je n’ai pas choisi ces gens parce qu’ils étaient des jazzmen, je les ai mis à contribution pour leur humanité, leur ouverture, leur sensibilité les uns par rapport aux autres. Quelle que soit la tradition musicale dans laquelle tu te situes, la musique reste un système fait de notes, de séries, d’échelles harmoniques, de gammes. Il ne s’agit que de trouver le système qui te correspond, et les personnes qui y seront sensibles. Dans la musique du Moyen-Orient, il y a des quarts de tons en permanence, or ça ne me viendrait pas à l’esprit d’en faire jouer à un bassiste de jazz. Ce serait inutile car même s’il peut techniquement les jouer, cela ne veut pas dire qu’il les sentira suffisamment pour que cela ait du sens. Encore une fois, c’est plus une question de son et d’adéquation des gens au projet que de technique. Si tu es une énorme bête de technicité mais que tu as une personnalité affreuse ou que tu dégages une mauvaise énergie, tu ne feras rien de bon !

Tu sembles très lié à ton frère…
Comme je le disais tout à l’heure, il est très doué rythmiquement… Au moment où nous avons enregistré The Hour of Separation, nous avons également donné un concert à New York, tous les deux. L’ingénieur du son est venu nous voir et m’a dit qu’il avait été impressionné de voir à quel point mon frère et moi ne faisions qu’un, musicalement parlant, à quel point nous sommes un facteur de stabilité musicale qui permet aux autres musiciens de prendre des libertés « autour » de nous. James est un gamin extrêmement intelligent. Il a vingt-et-un ans, tourne en permanence avec moi, mais cela ne l’empêche pas de mener en parallèle des études de médecine. Il est très modeste et très calme. Il apporte beaucoup à la musique. Il joue d’un instrument très simple, très humble, le req, un tambourin extrêmement basique mais dont tu peux tirer des sons incroyables. Sur l’album, il joue avec Jack DeJohnette et son jeu n’a rien de ridicule à côté de la batterie de la légende de soixante-huit ans. Les deux sons se fondent incroyablement ; il faut être capable d’assumer une telle position !

Il est frappant de voir à quel point le oud peut être utilisé, ces derniers temps, par le monde du jazz et du rock…
C’est un instrument extrêmement flexible qui peut se soumettre à presque toutes les utilisations. Tout dépend la façon dont les gens l’emploient, de manière créative, au service d’un vrai langage musical. Sur The Hour of Separation, il est impossible de dire si c’est du jazz ou de la musique arabe. A mon sens, c’est autre chose. C’est aussi le cas de ce que font Rabih Abou Khalil ou Anouar Brahem, par exemple. A partir du moment où tu fais ta musique avec amour, que les gens l’apprécient ou non, finalement, peu importe, tu es sur la bonne voie. Les goûts sont tellement subjectifs, tu ne peux pas tout avoir et plaire à tout le monde : l’essentiel est donc d’être en accord avec soi-même, d’être bien dans ta musique et passionné.

Comment envisages-tu l’avenir, désormais ?
Continuer de surfer sur la vague qui me porte et faire ce que je sais faire. Nous prévoyons une tournée européenne pour The Hour of Separation au printemps prochain avec John Abercrombie et un autre bassiste. Mon frère et moi avons également une série de projets d’enregistrements. Comme nous voyageons beaucoup, je ne sais pas quand cela pourra se faire. Je me trouve vraiment dans une position très enviable pour un musicien, même si parfois, il y a le risque de se perdre un peu au passage, de manquer de perspectives. Là, je reviens du festival de oud d’Istanbul et de celui de jazz de Sarajevo, c’était génial. J’y ai rencontré plein de gens et j’espère que cela donnera lieu à de nouvelles collaborations !