– Dans l’air du temps

Quoi de plus indiqué qu’un… focus, pour rendre hommage à la fameuse formation américaine, entre son dernier passage parisien pour promouvoir l’excellent EP Re-Traced, et un nouvel album à venir sur lequel Sean Reinert, souriant et détendu, lève partiellement le voile ?

Des musiciens qui ont réussi l’exploit de gagner le statut de groupe culte en l’espace d’un album suivi de… quinze ans de silence. En 1988, Paul Masvidal (guitare) et Sean Reinert (batterie) enregistrent dans la région de Miami en Floride une démo marquant l’acte de naissance de Cynic, sur laquelle les accompagnent des instrumentistes dont le nom ne passera pas à la postérité pour cause de turn-over redondant. Après avoir recruté un second guitariste en la personne de Jason Gobel, le groupe signe chez Roadrunner Records en 1991 afin d’enregistrer un premier album.

Or, avec Cynic, rien n’est jamais simple. Paul Masvidal et Sean Reinert, ayant joué aux côtés de Chuck Schuldiner sur le légendaire Human de Death, partent en tournée avant d’entrer en studio. Au cours de celle-ci leur matériel est confisqué pour des raisons judiciaires, et lorsqu’ils le récupèrent enfin, un ouragan détruit leur studio de répétition. Ce n’est finalement qu’en 1993 que sort Focus, avec l’arrivée de Sean Malone à la basse venant compléter le quatuor magique (sans participer à la tournée suivante pour autant).

La mort leur va si bien, serait-on tenté de dire et pourtant, après avoir écumé les salles de concert, Cynic se lance dans la composition de nouveaux titres… avant d’exploser en plein vol. Clap de fin du premier épisode. Ainsi, pendant quinze ans, des générations entières d’amateurs de metal, de jazz, de technique et de musiques expérimentales feront de Focus une pierre angulaire du courant baptisé sommairement death progressif.

Pour autant, les musiciens ne se perdent pas de vue et continuent même de jouer ensemble, avec notamment Portal qui réunit Sean Reinert, Paul Masvidal et Jason Gobel. Ce projet ne dépassera pas le stade d’une démo restée mythique. Ce sera surtout Aeon Spoke qui occupera Reinert et Masvidal au cours de ces longues années de hiatus. Formation ambiante et éthérée, Aeon Spoke présente d’ailleurs une parenté de plus en plus évidente avec le « Cynic Mark II », comme le confirme Sean Reinert : « Nous avons toujours envisagé les deux groupes comme deux entités séparées, mais plus le temps passe, plus je change d’avis. Ce sont les mêmes personnes qui jouent et composent avec les mêmes sensibilités. À tel point qu’aujourd’hui, il est même difficile de savoir si Aeon Spoke existe encore en tant que tel. Peut-être que dans dix ans sortira un nouvel album sous son nom ; ou peut-être paraîtra-t-il sous celui de Cynic… allez savoir ».

Pendant l’été 2007, le groupe – passé entre temps sur la côte Ouest – se reforme à l’occasion d’une tournée des festivals européens avec Masvidal et Reinert accompagnés de Chris Kringel à la basse (qui avait déjà remplacé Sean Malone lors de la tournée de 1993) et de David Senescu à la guitare. Requinqué par le succès de ce tour d’Europe, et alors que l’on n’y croyait plus, le groupe retourne en studio, à nouveau avec Sean Malone, et recrute Tymon pour remplacer définitivement Jason Gobel. Issu de ces sessions, Traced in Air marque en 2008 le retour ambitieux d’une formation en pleine forme, à la maturité affirmée.

De nouveau sur les routes du monde entier, aux côtés de groupes tels que Messhuggah par exemple, Cynic dévoile peu à peu ce que sera son nouveau projet, l’étonnant EP Re-Traced, qui sera publié au printemps 2010 et « enregistré de manière très spontanée, alors qu’on [le groupe] avait un mois de libre et que Tymon était indisponible ». Sean Reinert explique la particularité de cette démarche : « Nous avons commencé à nous amuser dans notre studio pour passer le temps. Nous avons fini par prendre quatre titres de Traced in Air pour les réarranger complètement. Cela ne nous a pas demandé beaucoup d’efforts. Je ne dis pas que c’était quelque chose d’égoïste, mais presque. Nous avons vraiment cherché à nous faire plaisir, et notre nouveau label, Season of Mist, a totalement soutenu notre démarche. Ils n’ont pas d’idée préconçue sur la manière dont Cynic doit sonner et ne nous demandent pas de leur proposer une copie de Focus ».

En concert, Re-Traced a l’avantage de donner matière à patienter à un public qui, privé du groupe depuis de si longues années, est devenu insatiable depuis ce retour tonitruant. « Re-Traced nous permet de prendre un peu plus de temps pour notre prochain album. Nous voulons vraiment faire les choses à fond et même si nous avons déjà beaucoup de matériel, dont une partie remonte d’ailleurs bien avant Traced in Air, il nous faudra encore six bons mois pour achever de composer les nouvelles compositions et les faire sonner comme le Cynic que nous avons envie d’entendre, celui qui nous fait prendre notre pied. Il faudra ensuite les enregistrer, les transmettre à notre label, etc. Bref, il y en a encore pour un an, au moins… Avec Re-Traced, les gens ont de quoi attendre un peu ».

Inutile de multiplier les supputations sur ce qui constitue ce troisième album, le Cynic de vingt ans d’âge. Sean Reinert n’en sait guère plus, et à vrai dire, il s’en fiche royalement. À l’heure qu’il est : « Nous nous moquons un peu des étiquettes que l’on peut apposer sur notre musique, de savoir si nous sommes encore considérés comme un groupe de metal ou non. Tout ceci est tellement subjectif en fin de compte. Nous sommes un groupe progressif, nos racines viennent du metal, mais cela ne nous empêche pas d’écrire des morceaux qui n’ont rien à voir avec cette esthétique. Nous voulons nous laisser la possibilité d’employer une multitude de couleurs sonores différentes, de paysages émotionnels variés. Nous espérons que les gens seront assez ouverts d’esprit pour le comprendre ». À bon entendeur !

C’est d’ailleurs sur pièces que le groupe peut juger, quelques heures après cet entretien, au Nouveau Casino de Paris de la largeur d’esprit de son public. Les Français de Gorod, qui assurent la première partie, peinent à soulever un vent d’enthousiasme, malgré un premier album Process of a New Decline remarqué, desservis en outre par un son peu ragoutant, notamment sur les guitares – marque de fabrique du groupe – qui auraient pu être supportables sans les growls d’un chanteur monstre torse nu, que des bouchons d’oreille orange fluo dépassant des oreilles empêchent définitivement de prendre au sérieux.

Cynic prend le relais pour sa première date en tête d’affiche de ce début de tournée. Sean Reinert l’aborde tranquillement, plus sereinement que les dates précédentes : « Nous avons amorcé la tournée d’une manière un peu folle, avec beaucoup de pression. Les deux premiers concerts n’étaient pas comme celui de ce soir où nous sommes plus tranquilles. C’étaient des festivals, il fallait faire avec toutes les contraintes, le stress des horaires, etc. Je pense que ce concert parisien sera bien meilleur car nous sommes bien plus détendus ».

Retour sur le légendaire Focus interprété en intégralité. Bien loin de l’épure de Re-Traced à laquelle il fallait s’attendre, c’est un déluge de metal technique et exigeant qui se déverse, survolé par un Sean Reinert impressionnant, qui « breake » dans tous les sens sans jamais perdre le nord pour autant. Il est toutefois impossible de profiter réellement de ce grand moment musical, en raison d’un son abominable qui rend certains titres méconnaissables. La voix est noyée dans le mixage, la basse est extrêmement sourde, les samples sous-mixés produisent de réels trous dans le son d’ensemble, et les soli de guitare sont à peine audibles. Une petite virée du côté de la table de mixage suffira à expliquer le massacre : l’ingénieur du son est plus occupé par son appareil photo et son caméscope que par sa tâche principale… Bref, les titres sont passés à la moulinette les uns après les autres ; les plus complexes deviennent abscons, les plus metal inaudibles.

En éternel jouvenceau sur lequel le temps ne semble avoir aucune prise, Paul Masvidal s’adresse au public, bien que rarement, d’une voix douce, calme et posée. Il évoque leur visite au Louvre, leur day-off dans la capitale française. Contraste saisissant avec les quelques personnes, un tantinet décalées, qui beuglent dans le public. Changement d’ambiance lorsque les titres de Re-Traced sont interprétés avec finesse, subtilité et pourtant si complexes. La scène s’éclaire davantage pour une musique plus lumineuse, et le chant de Masvidal est alors mieux mis en valeur, non que le son se soit foncièrement amélioré, d’ailleurs, mais la musique, telle qu’elle est écrite, lui laisse définitivement plus d’espace (« Evolutionnary Sleeper » est un grand moment). 

À la fin du show, aucun rappel, comme si l’audience en avait eu pour son compte. Littéralement liquéfiés, les musiciens quittent lentement la scène, après une longue séance d’échanges avec les premiers rangs, tout en sourires et mains serrées. Quand la gentillesse est pétrie de talent, sans cynisme aucun…