Thinking Plague – Thinking Plague

ENTRETIEN : THINKING PLAGUE

 

Origine : USA
Style : rock in opposition
Formé en : 1980
Composition actuelle :
Mike Johnson – guitare
Dave Willey – basse, accordéon
Mark Harris – saxophones, clarinette, flûte
Stevan Tickmayer – claviers
Elain di Falco – chant
Dave Kerman – batterie
Dernier album : A History of Madness (2003)

Contact ayant été pris après son seul concert hexagonale donné — avec brio — au mois de mars dernier au Triton, Progressia a eu l’opportunité d’interviewer le groupe Thinking Plague et son leader Mike Johnson. Formation phare de l’avant-rock, ce fut l’occasion d’évoquer le passé, le présent et le futur du groupe mais aussi de faire quelques mises au point importantes.

Progressia : Chacun de vos albums représente à la fois une synthèse et une évolution. Si l’on s’en tient à l’évolution, y a-t-il chez Thinking Plague un « but à atteindre » dont vous essayeriez de vous rapprocher ? Si tel est le cas, pensez-vous que vous vous en approchez un peu plus à chaque fois ?
Mike Johnson :
S’il y a un but conscient, c’est celui de toujours essayer de « faire mieux la prochaine fois », c’est-à-dire produire un album de meilleure qualité, tant au niveau des compositions que de l’ enregistrement. Quant à la seconde question, les autres devraient mieux y répondre que moi. Mais de mon point de vue, les deux premiers albums sont plutôt « défectueux » au niveau de la cohérence, de la consistance, de l’enregistrement, du mastering et du pressage. Je dirais que beaucoup de ces problèmes ont été réparés avec la réédition en CD, Early Plague Years. Avec le troisième disque In This Life (cette fois-ci directement sorti en CD), j’ai senti que nous avions vraiment trouvé une « voix » et fait un album très consistant et original, sur un bien meilleur label, RER/Recommended. Nous avons eu de nombreux retours et de bonnes critiques. Comme tu le sais peut-être le quatrième disque In Extremis, a mis environ huit ans à être bouclé, ce qui veut dire qu’il est resté en plan pendant un certain temps sans que personne ne travaille dessus. En réalité, le groupe s’est séparé un temps puis s’est reformé avec de nouveaux membres. Certaines parties d’In Extremis ont été enregistrées avant que cela n’arrive, d’autres lorsque le groupe se disloquait doucement, et les dernières parties après la reformation, notamment les deux premiers morceaux et les pistes cinq et six. Elles m’ont l’air plus pertinentes et montrent que mon écriture était globalement meilleure à cette époque. Néanmoins, même si sa composition a débuté dans les années quatre-vingt, je pense que « Kingdom Come » est un superbe morceau. In Extremis a été nettement mieux produit et mixé qu’In This Life et que les deux premiers albums. Il est cohérent, il n’y a pas de jams et, selon moi, tous les morceaux sont de très bonne facture. Apparemment, ils sont aussi plus accessibles. Les impressions du public et de la critique restent les plus positifs que l’on ait jamais eues. Pour moi, l’album suivant A History of Madness, est finalement le meilleur CD, que ce soit en terme de composition ou d’élaboration. Il y a quelques soundscapes semi-improvisées mais je pense qu’elles s’accordent bien et ont leur place. Comme je l’ai lu, je suis un peu déçu que le son du disque ne soit pas plus clair et punchy. Il n’est pas mauvais, mais nous pourrons sûrement sortir un remastering un jour, et améliorer tout ça. En conclusion, pour répondre à ta question, je pense que chaque album est meilleur tout en étant différent des autres.

Votre musique est-elle un travail de groupe ou est-ce la tâche d’un noyau dur ?
Tout au long de la carrière de Thinking Plague, j’ai été à l’origine de la majorité des compositions et des paroles, et surtout depuis la reformation du groupe en 1996. Ce n’est pas tellement un choix, mais une nécessité. Les principaux membres étaient et sont toujours très éloignés géographiquement les uns des autres. Ils ont d’autres projets musicaux sérieux pour lesquels ils composent et avec lesquels ils se produisent (comme Hamster Theatre par exemple). Ils doivent aussi gagner leur pain, comme tout-le-monde. Il est difficile de trouver assez de temps pour écrire collectivement de la musique de qualité. Cela a toujours été le cas, mais ça devient de plus en plus délicat lorsque les gens vieillissent et ont de plus grandes responsabilités par ailleurs. J’écris donc entièrement des partitions qui peuvent être lues en utilisant des logiciels synthétiseurs. Quand les morceaux sont terminés, j’envoie par e-mail les mp3 et les partitions aux musiciens. C’est très pratique car cela minimise les complications logistiques lorsqu’il s’agit de réunir le groupe. Mais cela freine aussi un peu la synergie naturelle qui survient lorsque de bons musiciens créent de la musique ensemble. Bien sûr, procéder ainsi et créer de la musique de qualité avec une identité propre exige un groupe de musiciens avec le même niveau technique et sur la même longueur d’onde musicalement parlant, ce qui n’est pas évident.

Le RIO n’était pas une esthétique particulière mais un système communautaire de moyens pour faire vivre et connaître un certain nombre de groupes. Pourtant il y a bien une esthétique RIO, non ? Peut-on la définir ?
Le terme RIO m’était encore inconnu plusieurs années après les débuts de Thinking Plague. Je n’ai jamais identifié une esthétique particulière du RIO, ni cherché à écrire ma musique en voulant faire du RIO. Ce n’est pas nous qui nous sommes appliquées cette étiquette. J’ai déjà expliqué la manière dont Thinking Plague a évolué musicalement et celle qui m’a amené à écrire une telle musique. Pour résumer, on a cherché à s’inspirer du côté dramatique et intense de la musique d’orchestre du vingtième siècle et à associer ça à des inspirations rock, comme l’a fait le rock progressif des années soixante-dix (que ce soit le mouvement dit « Canterbury » ou les groupes d’avant-garde comme Henry Cow et Art Bears au moment où naissait Thinking Plague). On essaye aussi d’inclure de manière inhabituelle des éléments du punk, de la new wave, du dadaïsme, de la musique électronique, du folk et même du jazz. Nous nous sommes amusés, avons expérimenté, appris et progressé, puis nous avons fait des enregistrements. Certains nous décrivent comme de « l’avant-rock », de « l’avant-prog », ou encore de « l’art rock ». Il a fallu attendre les années quatre-vingt-dix pour que nous entendions parler pour la première fois de ce soi-disant « Rock In Opposition ».

Les « totemistes » n’ont-ils pas repris finalement ces éléments esthétiques ?
Encore une fois, c’est un peu flou pour moi. Il y a bien quelques similarités entre U Totem, Motor Totemist Guild d’un côté et Thinking Plague de l’autre. On retrouve notamment des musiciens dans plusieurs de ces formations (en particulier Dave Kerman). Mais ces groupes et leurs esthétiques existaient avant d’échanger entre eux. Nous étions des « projets » obscurs du début des années quatre-vingt. Eux étaient à Los Angeles et nous étions à Denver : mille deux cents miles nous séparent. Cependant, je pense que je peux parler au nom de « l’alliance » Thinking Plague / 5UU’S / Totemist, si je dis que nous avons développé nos musiques selon nos goûts. Nous l’avons fait à peu près dans la même fourchette d’années (de la fin des années soixante-dix jusqu’aux années quatre-vingt) mais éloignés les uns des autres. D’aussi loin que je me souvienne, nous n’avions pas connaissance les uns des autres jusqu’à 1988 ou 89.

Actuellement, aux Etats-Unis, que retenez-vous d’intéressant des musiques rock aventurières ?
Pour être honnête, je ne sais vraiment pas. Je ne passe plus beaucoup de temps (ni d’argent) à découvrir de nouveaux groupes. Mon impression est que désormais les meilleurs groupes ne viennent plus des Etats-Unis. Mais je ne suis vraiment pas le mieux placé pour répondre…

En dehors de ce même mouvement, y a-t-il des choses qui vous influencent ?
Concernant le mouvement, je viens d’exposer mon point de vue, mais pour les influences, les miennes vont des Beatles au rock progressif des années soixante-dix, de Mahavishnu Orchestra à Stravinsky, d’Art Bears à Shostakovich. Ces dernières années, je suis devenu de plus en plus amoureux des symphonies du compositeur américain William Schuman, et j’aime beaucoup de compositeurs neo ou post-romantique du vingtième siècle, de Prokofiev à Rautavaara, en passant par Samuel Barber et John Corigliano.

Quels sont vos derniers coups de cœurs musicaux ?
Messiaen, Toshiro Mayuzumi, Schnittke et d’autres. J’adore les musiques de Britten et Copland (pas leurs trucs « pop » mais leurs premières symphonies). En fait, j’aime beaucoup de musiques romatiques anglaises du dernier siècle comme Vaughn-Williams, Holst voire même Elgar ! J’apprécie aussi certains Wagner, malgré ses tendances à l’antisémitisme. Il n’était pas si différent que la plupart de ses contemporains, et je ne juge pas la musique sur le caractère ou les croyances de son compositeur. Pour de la poésie ou des textes, c’est autre chose. Sinon, je n’écoute plus tellement de rock depuis un certain temps. En règle générale, soit ça m’ennuie, soit ça ne me parle pas. Sinon, je trouve la world music très intéressante et divertissante, mais ça n’apporte pas grand-chose émotionnellement. Je suis surtout occidental dans ma tête, et c’est comme ça…

Européens et Américains portent-ils une attention différente à votre musique ?
Je ne pense pas qu’il y ait une réelle différence et franchement il y a vraiment trop peu de gens qui connaissent et apprécient vraiment Thinking Plague des deux côtés de l’Atlantique pour faire une comparaison. Mais je pense que le public européen est plus ouvert et mieux disposé à donner à des groupes inhabituels leur chance en concert. Ils sont, ou en tout cas semblent, plus ouverts à l’improvisation free que les Américains.

Vous jouez une musique complexe. Y a-t-il des compromis obligés sur scène ?
Il n’y a jamais assez de mains pour jouer ou de voix pour chanter toute la partition sur scène. Même si nous les avions, une configuration live, en règle générale, ne pourrait pas en supporter autant. On ne peut pas non plus manipuler l’environnement sonore comme on le fait sur le tableau de mixage en studio, et c’est un élément déterminant de la musique de Thinking Plague sur CD. D’un autre côté, c’est aussi parce que le son est réduit à sa plus simple expression, du travail intense à la performance : dynamique, énergie, précision. La musique est plutôt difficile à jouer, comparée à la moyenne, et donc le but est de mettre du panache pour pallier ce qui n’a pas pu être recréé du CD.

A la rédaction, nous sommes quelques-uns à avoir été aussi très impressionné par les albums de Hamster Theatre. Quelle est la différence d’approche avec Thinking Plague ?
Dave Willey :
Je suis ravi que vous aimiez Hamster Theatre ! L’ approche est vraiment différente, tout comme le sens de la musique. Je voulais effacer les lignes entre certaines musiques. L’objectif premier pour Hamster Theatre est de se faire plaisir et de le partager avec le public ; en faisant cela nous espérons faire disparaître le fossé qui sépare si souvent le public du groupe.

A quelques exceptions près (The Science Group, Hamster Theatre, Miriodor), le Rock in Opposition fait rarement preuve d’humour. Est-ce pour vous une nécessité, un choix ?
Dave Willey :
C’est bien dommage, même si je crois réellement que l’on peut trouver de l’humour à foison dans des groupes de RIO originaux comme Zamla et Henry Cow. Mais peut-être que ce que je trouve amusant ne l’est pas du tout ! Pour moi l’humour est un sous-produit naturel des compositions.

Pour vous, Internet a-t-il été une bonne ou une mauvaise chose ?
Mike Johnson :
Pour Thinking Plague, cela a été essentiellement une bonne chose. Le nombre de personnes connaissant notre musique et la quantité de réactions que nous avons reçues ont été multipliées par dix, me semble-t-il, depuis qu’Internet est né. Dans le même temps, j’ai peur que la tendance générale du téléchargement illégale puisse non seulement causer du tort aux grosses maisons de disques mais surtout amoindrir les labels indépendants qui s’impliquent dans notre type de musique. Les gens disent toujours qu’Internet est très démocratique, et que n’importe qui peut y mettre ou trouver n’importe quel genre de musique. Mais dans l’océan musical qu’Internet propose, où les gens sont surtout inondés par de la musique médiocre, comment vont se débrouiller les groupes comme Thinking Plague pour se faire remarquer et être écoutés sans les nobles efforts de nos petits labels associés, qui s’efforcent de vendre cette musique « non-commerciale » ?

A History Of Madness était d’une impressionnante noirceur et ajoutait beaucoup d’éléments acoustiques. Le suivant sera-t-il dans cet esprit, plus radical et très acoustique ?
Pas vraiment. Je pense qu’il sonnera à la fois plus « moderne » et plus rock de bien des manières. Il sera plus harmonique tout en conservant l’esthétique de Thinking Plague.

Ce dernier album s’intéressait également à l’Occitanie. Y aura-t-il un thème majeur traité dans le nouvel album ?
Je crois qu’il abordera de manières directe et indirecte le déclin et la chute de notre civilisation moderne. Je pense qu’il sonnera vraiment « sombre », même si l’intégralité de la musique ne le sera pas.

Avez-vous une idée de la date de sortie ?…
J’ai appris à ne pas faire de promesses, mais on peut l’espérer pour courant 2009…

Verra-t-on jouer Dave Kerman sur ce nouvel album ?
Il ne sait pas encore. On ne sait pas.

Un dernier mot pour les lecteurs de Progressia ?
Vous pouvez écouter des extraits mp3 de Thinking Plague sur notre site à www.thinkingplague.org où sur notre page Myspace non-officielle : http://www.myspace.com/thinkingplaguemusic. Pour les amoureux de la musique qui ne résistent pas à télécharger nos albums (ou ceux de groupes semblables) gratuitement sur les nombreux réseaux de téléchargements, je voudrais vous dire la chose suivante. Les groupes comme Thinking Plague sont trop « spécialisés » et « anti-commerciaux » pour remplir les salles de concert. Nous ne touchons vraiment pas beaucoup de monde lorsque nous nous produisons. Quel que soit le montant de notre revenu réel, il vient de nos ventes de CDs, qui ne sont pas astronomiques. Mais c’est notre seule récompense pour le vrai challenge : écrire la meilleure musique que l’on veut, un processus qui demande beaucoup de temps et qui est souvent épuisant. Apprendre et répéter, enregistrer et mixer, le sortir en CD… Aussi petites que soient nos ventes de disques, nous ne les atteindrions même pas si les labels indépendants, comme Cuneiform ou ReR ne pouvaient plus les promouvoir et les distribuer. Si nous avions à faire tout cela nous-même en plus de ce que nous faisons déjà, il n’y aurait probablement pas de Thinking Plague aujourd’hui. Donc, quand vous téléchargez de la musique gratuitement, vous nous privez non seulement de notre petite contrepartie pour le travail que vous appréciez, mais vous mettez en danger l’existence même des labels desquels nos dépendons totalement. Ces gens ne sont pas Sony ou BMG. Ce sont de petites entreprises indépendantes qui emploient une poignée de gens bosseurs et dévoués, pas pour s’enrichir sur le dos des autres, mais juste pour essayer de gagner leur vie en proposant à tous de la bonne musique qui sort des sentiers battus. Donc je vous en prie, ne volez pas l’art des artistes, ne volez pas la musique des musiciens !

Propos recueillis par Brendan Rogel et Christophe Manhès
Photos de Fabrice Journo

site web : http://www.thinkingplague.org

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