Alec K. Redfearn - The Blind Spot

Sorti le: 15/10/2007

Par Christophe Manhès

Label: Cuneiform Records / Orkhestra

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Tous les arbres produisent de mauvais fruits mais certains moins que d’autres. C’est le cas du label Cuneiform qui ne cesse de nous étonner par la variété et la qualité de son écurie. Et ce n’est pas The Blind Spot qui va nous faire mentir car le quatrième album d’Alec K. Redfearn and the Eyesores constitue à n’en pas douter le point d’orgue de la discographie de ce mystérieux musicien. Un point si élevé qu’il nous permet par ailleurs de prendre la mesure de la désespérante cohorte d’agités qui consomment les notes comme d’autres les records absurdes, mais restent aphones quand il s’agit de produire un vrai style, un univers personnel, qui plus est riche en savantes références. En quarante et une minutes, bien suffisantes, Alec K. Redfearn nous rappelle que la puissance de la musique n’est pas forcément synonyme de décibels mais bien plutôt de vision artistique.

Prince gothique des biographies un peu trop expédiées, Alec K. Redfearn est avant tout un explorateur, un type qui tente de cerner avec des notes ce que d’autres tentent de cerner avec une plume ou un crayon. Son art s’est toujours attardé sur un entre-deux mondes à l’étrange intimité, traversé de fantasmagories et de mélancolie surréaliste. Mais quelque sombre que soit parfois sa musique, il serait certainement plus juste de la définir comme la croisée des chemins entre le folklore d’Europe centrale et un travail savant d’alchimiste du son. L’athanor n’est pas loin. On y trouve donc beaucoup du sens féerique et baroque des XVIIe et XVIIIe siècles. Les instruments acoustiques sonnent aussi profonds et vibrants qu’aux temps des clairs-obscurs de De Latour et des plaintes élégantes de la viole de gambe de Marin Marais (« The Burning Hand »). Les recherches sonores, électroniques comme acoustiques, parfaitement exprimées dans de courts instrumentaux (« The Perforated Veil »), ont quelque chose de la chaleur infernale et de l’étrangeté d’un récit aussi dérangé que Le Manuscrit trouvé à Saragosse de Jan Potoki. Les chœurs sont précieux, intimes, envoûtants, très « grand siècle » (« The Radiator Hymn ») et rappellent que seul Gentle Giant a su, en son temps, tirer profit de telles arabesques vocales. Cette musique décrit donc un monde surprenant et personnel au pouvoir attractif particulièrement raffiné.

À y regarder de plus près, on se rend compte que la musique d’Alec K. Redfearn exprime quelque chose qui vient de loin et qu’il partage avec les récits d’antan dont les contes furent l’outil le plus abouti. Car ils ont ceci de reconnaissable et d’universel qu’ils ont toujours su allier à la beauté de la forme, une dimension souvent amorale, comme un avant-goût du tréfonds putride des vérités trop dures à accepter. D’ailleurs, la splendide pochette d’Abigail Karp illustre à la perfection cette dimension sombre et allégorique. On pourrait beaucoup s’interroger devant cette œuvre, une des plus subtiles et troublantes que la musique pop nous ait donné ces dernières années : renard muselé, singe musicien, cygne majestueux dont on ne sait s’il agresse ou protège une jeune fille terrifiée, aux yeux hagards et aux cheveux de feu. Scène graphiquement délicieuse mais terrifiante dans ce qu’elle suggère !

Alec K. Redfearn est un de ces rares artistes capable de travailler autant sa musique que ses albums qu’il traite comme une dimension supplémentaire et essentielle. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’il est parvenu à la pleine maturité de ses ambitions. Singulier et cohérent, The Blind Spot s’approche de la perfection et pour peu que l’on sache l’écouter comme on écoutait les fabulistes anciens, il y a de quoi méditer sur cette musique qui éveille les sens autant que l’esprit. Un essentiel.