– Tritonales 2007

DOSSIER : Les Tritonales 2007

Un tiers de la durée du festival est consacré à Magma, ce dont on ne se plaindra pas. Ce qui pourrait être perçu comme une vieille habitude n’est cependant pas sans nouveauté : le groupe propose en effet à son public, fidèle d’entre les fidèles au point parfois d’en oublier qu’il existe autre chose, de découvrir de (plus ou moins) jeunes artistes, s’y apparentant dans l’esprit, sinon dans la lettre.


1. Première semaine

Mercredi 30 mai
Univers Zero / Metropolis


Pour introduire cette cinquième édition des Tritonales, Jean-Pierre Vivante, président de l’association du Triton, rappelle le contexte d’une musique en plein renouvellement: le rock progressif. Avec le déficit de jeunes formations, il évolue cependant grâce aux plus anciennes, aux rangs desquelles il faut bien entendu compter Univers Zero. Voici donc la troisième participation de ce groupe mythique aux Tritonales, avec, cette fois-ci, une première partie (ce qui n’empêchera pas le groupe principal de jouer plus de deux heures !).

C’est donc Metropolis qui ouvre le feu. Un trio belge inconnu de nos services… jusqu’à l’annonce du nom de ses membres qui confirme ce que la ressemblance physique indiquait déjà : Nicolas Denis est donc le fils de Daniel, et tient, lui aussi, les baguettes de son groupe. Le public a clairement le sentiment d’être face à une formation incontestablement en devenir – et pas encore en place – à l’issue des quelques dizaines de minutes imparties à Metropolis pour son… second concert ! On a en effet davantage l’impression d’assister à une répétition, sentiment renforcé par des morceaux souvent composés comme un patchwork de « plans », avec parfois de véritables blancs d’une demi seconde dans la trame musicale, chose à laquelle les amateurs de progressif sont peu habitués . Evoluant dans un genre tenant à la fois du metal et du rock in opposition, dans une formule quasi-instrumentale (quelques chants – fragiles – de Nicolas Denis sur « Oriental Swing »), Metropolis fait souvent penser aux Américains de Kopecky, à cause de l’abondance de riffs et de ruptures rythmiques, le niveau technique n’étant cependant pas encore atteint pour mériter pleinement la comparaison. Sur un bref titre, le jeune batteur reprend les « tics » de son père, en faisant crisser ses cymbales sur un fond sonore inquiétant ; seul le dernier morceau, plus abouti et mélodique, retient réellement l’attention. C’est donc un projet en devenir plus qu’un groupe qui a ouvert cette session des Tritonales. Cependant, il n’est pas sans rappeler la prestation très « en-dedans  » de Kafka d’il y a quelques années sur cette même scène, ce qui ne les a pas empêché de devenir l’une des jeunes formations les plus en vue du genre.

C’est sans projecteurs vidéos qu’Univers Zero revient à nouveau au Triton, mais, avec dans ses bagages, un ex-nouveau membre de choix en la personne d’Andy Kirk, figure historique du groupe . UZ n’est donc plus la « chose » exclusive de Daniel Denis; cela se ressent tout au long du concert, qui est donc loin d’être une simple redite des années précédentes. Comme le disait Jean-Pierre Vivante, même si le sextet faisait déjà partie des précédentes affiches, les nouveautés et la fraîcheur ne manquent pas ! Et ce, malgré quelques problèmes techniques mineurs (sonorisation, batterie de Denis et micros mal fixés).

Le concert débute avec l’excellent « Présages » : une mélodie entêtante au piano, « cadencée » par Martin Lauwers au violon et les solos enflammés de Michel Berckmans. L’ambiance semble au beau fixe au sein du groupe, comme en témoignent les sourires complices et l’implication de chaque membre, notamment Kirk, qui ne tient pas en place. C’est d’ailleurs une sorte d’hommage à son travail que la reprise de « Warrior », une composition « perdue » du claviériste pour Univers Zero. Elle forme un pendant à l’oppressant « Combat » : un morceau lent et angoissant, se développant autour d’un thème glauque et de la basse slappée d’Eric Plantain qui s’accélère pour un final étourdissant, à l’unisson. Ce « retour aux sources » est aussi matérialisé par « Before The Heat » (figurant sur la compilation Crawling Winds sortie par Cuneiform aux débuts des années 2000), où Kirk se livre, sur un violon électrique, secondé par tout le groupe, à des bruitages à la 5uu’s ! Après un tel passage en revue des plus anciennes compositions, place aux toutes dernières, avec plusieurs titres inédits : « Cobalt » est un morceau rieur, dans la lignée de « Dense », avec des harmonies déliées au piano/violons/bois, tandis que « Soubresaults » (illustrés par ceux de Berckmans au fagott et cor anglais) est dans la lignée de The Hard Quest (1999), avec des moments lumineux. Et c’est logiquement un extrait de ce disque qui s’intercale entre ces deux magnifiques nouveautés: le désormais classique « Xenantaya », encore plus percutant et légèrement remanié, avec une place de choix offerte aux claviers de Kirk. Un troisième et dernier titre inédit, « Le Bal des Martyrs » (composé par Berckmans), commencé aux balais jazz par Daniel Denis, fait en revanche plus référence à la première époque du groupe (le titre suffit d’ailleurs à l’indiquer), prenant la forme d’une valse décalée et dissonante, et dont le passage central, très synthétique, ferait presque penser à une bande originale de film. Avant de quitter la scène, Univers Zero exhume encore une composition de Kirk, décidemment à la fête, avec « The Funeral Plain », face B de Heatwave, et constituant la preuve incontestable de l’affiliation du groupe au rock in opposition : sur une rythmique toute en cassures de Denis (aidé par Kirk), le sextet déploie une rage qui renverrait presque Present à ses chères études.

L’ovation faite au groupe impliquait un inévitable rappel, double ce soir-là : « Dense », grand absent des Tritonales 2006, et toujours aussi emblématique du son UZ, et « Toujours Plus à l’Est » (lui aussi tiré de Crawling Winds). Avec ce doublé composé de morceaux connus, on se fait l’inévitable réflexion que, même si la formation n’avait pas renouvelé son répertoire, on ne se lasserait pas d’écouter ce rock de chambre interprêté de manière si fluide et si passionnée. Et pourtant, Daniel Denis et ses compères vont de l’avant: les trois nouvelles compositions proposées ce mercredi, de même que le plaisir de jouer, palpable, nous laissent penser que le prochain album d’Univers Zero risque d’être monumental, et en tout cas moins « clinique » que ne l’était Implosion.

Djul

Jeudi 31 mai
One Shot


Pour ce second concert des Tritonales et après la gifle d’Univers Zero, le festival poursuit dans le domaine des prestations de haute volée avec ceux que le « grand chef » du Triton qualifie modestement de « meilleur groupe du monde » lors de son petit speech d’introduction, précisant toutefois que le pianiste étant « enrhumé », le groupe allait jouer « doucement »… On savait donc, dès lors, à quoi s’en tenir : les tympans allaient chauffer.

D’entrée de jeu, la bonne humeur est au programme, le groupe faisant semblant d’entamer le magmaïen « Kobaïa », comme pour mieux souligner peut-être qu’au sein de One Shot, Emmanuel Borghi (claviers), James McGaw (guitare) et Philippe Bussonnet (basse) trouvent enfin les espaces de liberté que la férule musicale implacable de Christian Vander ne leur laisse pas forcément au sein de la formation qui les réunit d’ordinaire.
Dès les premiers instants, le ton est donné : une musique chaude et fusionnelle, et surtout, une énergie vitale de tous les instants, servie par un son excellent. Les tempi sont souvent alertes, surtout en seconde partie où l’on se dit parfois qu’en plus de dix minutes la batterie n’a pas dû revenir à une division inférieure à la double-croche, et la rythmique est implacable. A cet égard, les morceaux du dernier album, Ewas Vader, paru sur le label… du Triton, sont particulièrement impressionnants : les virevoltes du titre éponyme ou les parties « à la Metallica » de « Missing Imperator » sont particulièrement significatives. Entre la complexité et l’évidence, le message se fait plus direct, plus limpide.

Le groupe se bonifie nettement de concert en concert et propose ce soir une prestation en tous points excellente. Le jeu de James McGaw, plus libre et mis bien plus en avant qu’au sein de Magma, devient plus fluide, les phrasés solo sont plus construits, la direction musicale est plus claire et plus présente. Emmanuel Borghi, comme toujours impressionnant de concentration malgré une crève manifestement monumentale, est précis et incisif dans les rythmiques, tout en se montrant très libre en solo, avec un propos à la fois complexe et délié qui sonne toujours juste au cœur du son et de l’énergie. Mais surtout, c’est la cohésion et la puissance de la rythmique qui frappent ce soir : Daniel Jeand’heur semble avoir effectué des progrès magistraux. Son jeu est en effet bien plus précis et structuré, tout en étant plus souple; ses parties sonnent comme des évidences. Avec son compère bassiste toujours aussi sidérant d’aisance et jouant à expérimenter de nouvelles parties sur certains passages, il échafaude un groove irrésistible qui parcourt encore le corps deux heures après la fin du concert. La moindre rythmique, aussi carrée fût-elle, est toujours en mouvement et ne s’installe jamais : l’un ou l’autre des musiciens y introduit nécessairement un élément déstabilisateur, poursuivant sans cesse un but inatteignable, explorant toujours plus avant de multiples possibles rythmiques.

Après deux bonnes heures de concert passées comme un éclair et un rappel demandé très énergiquement, le public rejoint ses pénates, conquis, le sourire aux lèvres et la nuque vaguement douloureuse.
One Shot a donc gagné en sens, en impact, et sonne désormais droit au but. Et si, finalement, pour ce soir, One Shot était vraiment « le meilleur groupe du monde » ?

Fanny Layani

Vendredi 1er juin
Pip Pyle’s Bash In Memoriam

Soirée exceptionnelle au Triton sous forme d’hommage à l’artiste Pip Pyle qui s’est éteint le 28 août 2006 et qui fut l’un des pionniers de la mouvance Canterbury dans les années 60. Ayant officié entre autres au sein des mythiques Hatfield in the North et Gong, ce batteur a apporté sa précieuse pierre à l’édifice tentaculaire des musiques progressives.
Une icône incontournable dont la photo orne le fond de scène, sous une lumière bleue chatoyante. Devant un public composé essentiellement d’amis de longue date, ses acolytes Patrice Meyer (guitare), Alex Maguire (claviers) et Freddy Baker (basse) se sont adjoints les services du batteur Manuel Denizet, véritable électron libre du Canterbury actuel. Les vieux copains de Pip ont proposé à l’assemblée émue des titres du dernier album du projet Bash (au sein duquel ils entouraient Pip Pyle avec bonheur), Belle Illusion, sorti en 2004, parsemés ça et là de nouvelles compositions inédites. Un ultime chant du cygne rendu par des musiciens virtuoses, qui ont parfois endossé le rôle de guides pour les plus néophytes, à travers ce dédale de compositions aux structures complexes, laissant la part belle à de superbes soli lors d’improvisations bienvenues.
L’assistance a pu ainsi goûter à un voyage aux escales variées, entre l’ardeur d’un jazz rock teinté de progressif et les eaux plus tumultueuses d’un free jazz parfois déconcertant. Il n’en reste pas moins qu’une fois la cérémonie terminée, on reste secoué, bouleversé par ce chaos artistique né de l’esprit de l’Anglais défunt. L’illusion était bien là, belle comme un joyau enfoui dans les entrailles d’un folklore musical dont l’avenir nous dira si ce type de création artistique peut survivre dans un monde qui prône un eugénisme parfois bien paradoxal.

Antoine Pinaud

Samedi 2 juin
Zao


Un double évènement pour Zao lors de cette quatrième soirée. Heureux de pouvoir réitérer une fois de plus l’expérience scénique des Tritonales, le groupe légendaire né aux débuts des années 70 et reformé en 2004, fêtait également la sortie de son album live enregistré au Japon, In Tokyo. L’occasion pour les ex-Magma Yochk’o Seffer (sax soprano, tarogato) et François « Faton » Cahen (piano) de faire renaître une énième fois leur répertoire jazz aux forts accents progressifs, lors d’une soirée somme toute assez sympathique.

Accompagnés du bassiste Gérard Prevost, figure emblématique de l’âge d’or du groupe et de l’extraordinaire François Causse à la batterie et aux percussions, les deux têtes pensantes du groupe semblent être, durant la première partie de ce concert, plongées dans un véritable tourbillon d’eau de jouvence. Ces respectables messieurs ont réussi, non sans un certain talent, à exhumer des titres dont le jazz rugueux (très proche des John Coltrane et autres Thelonious Monk), voire totalement free jazz par moments alternait avec de superbes passages rock progressif aux thèmes très efficaces. Une prestation agréable, bien que parfois un peu confuse lors d’interprétations plus libres, et souffrant d’un mixage inégal (basse trop imposante, batterie et piano en retrait).
La seconde partie de soirée s’est déroulée en compagnie de Didier Malherbe (Hadouk Trio, Gong) venu remplacer au pied levé la chanteuse Cynthia Saint-Ville, souffrant de problèmes de voix. L’ami de longue date, à l’aide de ce merveilleux instrument arménien qu’est le doudouk, a littéralement envoûté le public lors de superbes improvisations. Un spectacle conclu par un redoutable et luxueux solo de batterie acclamé par des personnes ravies d’avoir assisté à une énième réunion de ces vieux briscards de la musique progressive hexagonale.


2. Deuxième semaine

Mercredi 6 juin
D-zAkord / Vrooom !


Soirée hommage en ce mercredi 6 juin 2007. Et ce, alors même que l’Equipe de France bataille pour la première place de son groupe de qualification à l’Euro, dans l’indifférence non feinte du public du Triton, puisque les habitués des Tritonales savent bien que ce festival est toujours placé lors des grands rendez-vous footballistiques (Mondial 2006, Euro 2004 etc…). Mais, pouvions-nous bouder ce double concert de choix au profit d’un obscur duel géorgien ? Bien sûr que non !

Ce sont donc deux formations « modernes » qui sont au programme. S’il est arrivé par le passé qu’au cours de quelques soirées des Tritonales, les groupes se partageant l’affiche ne soient pas vraiment « accordés », ce n’est vraiment pas le cas ce soir, puisque ici, l’objet est commun : se réapproprier les œuvres de deux géants du progressif, Magma et King Crimson. L’ordre d’apparition des deux groupes était en revanche plus discutable, comme on le verra plus loin.

Magma, d’abord. DésAccordes est composée de bassistes et guitaristes électriques réunis autour d’Erik Baron (Art Zoyd, notamment). Il interprète quelques œuvres majeures des musiques nouvelles, tel In C de Terry Riley. Après cette œuvre pour le moins abstraite, le projet s’attelle à un autre monument composé par Jannick Top pour Magma, « De Futura ». Ce morceau à la puissance tellurique figurait initialement sur Udü Wudü, et détonnait : tandis que, sur cet album d’ouverture pour les Kobaïens, Magma s’orientait vers des contrées à la fois plus mélodiques et exotiques, « De Futura » était bien là pour rappeler que le groupe n’avait jamais cherché à faire plaisir aux oreilles. Pendant près de vingt longues minutes, il délivrait l’une des montées en puissance les plus impressionnantes de l’histoire musicale contemporaine, au même titre, dans un genre différent, que le mythique Ascension du maître de Vander, John Coltrane.

Ce sont ainsi neuf musiciens, dont Thierry Jardinier à la batterie, qui sont sur la petite scène du Triton, et parmi lesquels on compte Romain Castagnet, guitariste de Vrooom, qui signe donc le doublé. Si le morceau initial de Magma se singularisait par une forme de « guerre de tranchées » entre la basse de Top et la batterie de Vander (ce qui illustre toute la conception d’Udü Wudü d’ailleurs), le propos est ici forcément différent, vu que le combat est perdu d’avance, avec quatre basses contre un kit de batterie. De même, les chœurs graves et les nappes de claviers si particulières du titre d’origine sont ici reproduits instrumentalement à la basse.

Le morceau débute par une petite musique japonaise traditionnelle (rappelant le titre complet « Hiroshima – De Futura »), puis les huit « gratteux » se mettent en action avec un ensemble de stridences et dissonances, dont certaines reproduites avec des archets, suivi plus tard par des effets sonores réalisés en frappant les cordes de deux des bassistes. Cette « introduction » de vingt minutes tire vers l’abstraction pure et permet de mettre en avant l’arrivée du premier riff de basse, terrassant, et joué à deux, trois et parfois 4 basses, à l’unisson ou en contrepoint. Au centre de cette re-composition, un triple passage funky / mélodico-planant puis « Black Sabbathien » montre combien les musiciens de Désaccordes ont retravaillé le morceau. Après un nouveau moment de calme, soit quelques notes tenues à huit pendant… dix nouvelles minutes, le second riff de basse, joué crescendo et accelerando constitue le clou de la soirée, et restera sans doute dans la tête des spectateurs pendant des jours entiers tant l’interprétation fut impressionnante.

Il est vraiment très plaisant de sentir dans la programmation des Tritonales une telle cohérence de propos. Après que Magma a investi le festival en 2005 pour jouer ce titre avec Jannick Top et Klaus Blasquiz, nous avons eu droit deux ans après au même titre, sous un angle d’attaque complètement différent. Cette réappropriation du morceau a déjà fait l’objet d’un enregistrement studio avec un album à la clé à paraître en septembre prochain chez Muséa. Notons par ailleurs que cet évènement est l’occasion pour le groupe d’officialiser un changement de dénomination, pour adopter celui, encore plus déstructuré, de « d-zAkord » !

King Crimson ensuite. Présent lors des éditions 2006 des festivals « Les Nuits de Gignac » et « Crescendo », que nous avions couverts l’an dernier, Vrooom tire son nom du fameux album de la réapparition du Crim’ dans les années 90. Ce power-trio bordelais assume donc la lourde tâche de restituer et, au-delà, de réinterpréter certains standards du groupe de « Bob » Fripp, alors même que certains ont été écrits pour deux basses et deux batteries (période « double-trio »). C’est certainement la raison pour laquelle Vrooom se concentre sur les années 70 (beaucoup) et 80 (un peu).

Contrairement à leurs habitudes (ouverture sur « Larks’ Tongues In Aspic Part 2 », joué plus tard, tout comme sa « Part 3 »), les jeunes musiciens démarrent avec le poussiéreux « Pictures of a City » (de l’album méconnu In the Wake of Poseidon). Penser que l’on pourrait écouter ce titre live tenait du fantasme… jusqu’à Vrooom. On est frappé par le jeu de scène de Romain Castagnet, à la guitare et au chant, très énergique et expressif, à défaut d’être aussi « barré » que le doux dingue Adrian Belew. Chapeau de cow-boy sur la tête, il fait le spectacle à lui tout seul et insuffle une énergie -celle de la jeunesse- à ce titre trentenaire. Un seul petit reproche, récurrent : le chant, souvent limite sur les passages les plus haut perchés. Après un second choix étonnant (« Breathless »), le trio revient en des sentiers plus battus avec « 21st Century Schizoid Man », dont le riff d’introduction sonne presque néo-metal, tandis que la partie centrale est jouée à la perfection et de manière échevelée, laissant à Swann Vidal le temps de placer un bref solo de batterie. Les deux titres suivants sont également des classiques : « Elephant Talk », tout en groove et basse tapping par Gaspard Rousseau, et « Red », sur lequel chaque membre joue des brefs intervalles de temps entre les riffs, pour placer une intervention bien sentie.

L’inévitable rappel est l’occasion pour le groupe de placer à nouveau un choix pointu, avec « NY3 », un titre instrumental de l’album solo de Fripp, Exposure, préfigurant ce qu’allait être le King Crimson des années 80 : puissant, précis et efficace.

Le Triton nous a donc proposé une nouvelle soirée à la programmation pointue et surtout ingénieuse. Le seul réel regret est l’ordre de passage des deux groupes car la personnalité et « l’impact » des désormais d-zAkords est si fort qu’il fut difficile d’apprécier Vrooom – plus conventionnel dans son approche- à sa juste valeur. Et malgré les ténèbres émises depuis le Triton, celles-ci n’ont pas atteint Auxerre, de sorte que Samir Nasri a pu libérer les Bleus.

Djul

Jeudi 7 juin
Colorphone


Sur la scène du Triton ce soir, Colorphone faisait ses premiers pas, parfois encore hésitants. Mais, contrairement à ce que ce préalable aurait pu laisser entendre, le public du Triton ne se trouvait pas face à de jeunes débutants fraîchement émoulus de leurs chères études musicales, mais avait bien plutôt affaire à de vieux briscards des scènes jazz et canterburry. Jugeons-en plutôt : la section rythmique de cette formation récente à défaut d’être jeune est composée de Hugh Hopper à la basse et de François Verly à la batterie, bien que l’on ait plus souvent l’occasion d’entendre ce dernier aux percussions (dont il n’utilisera ce soir que des tablas, à quelques reprises). Si Hopper se montre toujours aussi calme et serein, sa longue silhouette longiligne, aux coudes parfois étrangement relevés oscillant à peine au rythme de la musique, Verly n’hésite au contraire pas un instant à mouiller la chemise et se démène comme un beau diable.

Sur cette trame souvent fort agitée mais toujours solide, Denis Colin à la clarinette basse et Régis Huby au violon ténor (accordé une octave au-dessous d’un violon ordinaire) électro-acoustique et au violon électrique, posent tour à tour de longs soli, entre des thèmes composés par Hopper et Colin.
Si les climats créés par le groupe sont souvent plaisants et intéressants, on peut avoir deux regrets à l’écoute de ce concert. L’un est formel : le groupe manque encore de cohésion et les longues phases d’improvisation souffrent de l’absence d’une direction précise; on a ainsi parfois l’impression de se perdre. Les musiciens risquent aussi de perdre de vue la conduite du morceau, ce qui peut quelquefois aboutir à un décrochage de l’attention de l’auditoire, alors même que d’autres moments sont réellement enthousiasmants. Le second regret est davantage structurel, et donc plus gênant : la conjonction basse – violon ténor – clarinette basse concentre le spectre sonore dans les mediums et dans les graves, et l’absence de tout timbre tirant vers l’aigu n’est pas sans provoquer parfois une certaine lassitude.
Cela étant, vu l’expérience et la qualité musicale des participants, il ne fait aucun doute que ce projet peut avoir un avenir prospère, une fois les premiers ajustements effectués. Voilà donc une affaire à suivre.

Fanny Layani

Vendredi 8 juin
Hopper / Allen / Cutler – Brainville 3


Gong, Soft Machine, Henry Cow. Difficile de trouver trois noms plus emblématiques de la géniale effervescence canterburyienne des années 70. Réunis ce soir , Daevid Allen, Hugh Hopper et Chris Cutler, figures de ces formations majeures, ont démontré qu’ils n’avaient rien perdu de leur fougue. Et au sein de ce trio faisant un peu figure de « All-star-band » d’une insolente cohésion, si les tempes ont un peu viré au gris, l’esprit semble plus vert que jamais.
Une fois installés sur scène, Cutler, aussi fougueux derrière sa batterie que sobre lorsqu’il lâche les baguettes, et Hopper, aux airs de lord majestueux tissent une toile dense, toute en harmonies rugueuses et distorsions à la basse. Progressivement, une alchimie inquiétante s’installe, et c’est le moment que choisit Daevid Allen pour faire son apparition. Si Hopper, en cette quinzaine tennistique, semblait revenir tout droit du court central de Roland Garros, arborant une chemisette que n’aurait pas reniée Ivan Lendl, l’Australien paraît bien, quant à lui, sortir tout bonnement de son lit, avec son pyjama « South-Park » et une houppette toute minimale en lieu et place de son ancienne crinière. Ses premières interventions sont aussi insolites que son accoutrement : cris, interjections et exclamations se succèdent, pour donner à l’ensemble des airs de free-rock électro improvisé plutôt surprenant.
L’entrée en matière pouvait sembler un peu absconse, mais le trio revient ensuite à des compositions plus traditionnelles. Cependant, plongeant profondément au cœur de celles-ci et transportés par le groove hypnotique de Hopper, ils en feront toujours une musique étonnamment inédite. Aidé par des bidouillages et jeux de pédale multiples, Allen, en artificier-guitariste alternant suites d’accords très rock et improvisations déjantées, redonne une seconde jeunesse aux morceaux les plus anciens, souvent tirés du répertoire de Gong. Soutenu par un Chris Cutler éblouissant qui laisse pantois de nombreux spectateurs qui le découvraient, Brainville 3 propose une version passionnante et personnelle du rock psychédélique du XXIe siècle, ne refusant ni la technologie d’aujourd’hui, ni la fougue de son histoire passée. Pour le rappel, Didier Malherbe rejoint ses compères, armés d’un saxophone soprano, et met un terme en douce apothéose à cette soirée.

Impressionnants de cohésion, servis par une mise en son parfaite une nouvelle fois au Triton, Hopper, Cutler et Allen font l’unanimité et montrent que l’audace a plus que jamais sa place en musique. Voir Allen, chantant « Who’s Afraid of Looking Stupid » tout en gesticulant, lunettes roses sur le front, résume la portée de ce concert : des musiciens qui font absolument ce qu’ils veulent, sans se soucier des tendances, et ce, depuis fort longtemps.
Il y a trente ans, ces trois jeunes gens remuaient le monde musical. Aujourd’hui, leur musique reste plus que jamais nouvelle, mais leur public est devenu plus confidentiel. Et étrangement, c’est bien nous qui semblons être les plus affectés de ce relatif anonymat qui les entoure. Eux se contentent en revanche de se faire plaisir et de nous ravir en continuant à jouer, en toute simplicité. Décidemment, il y a beaucoup de choses à apprendre de ces grands hommes.

Mathieu Carré

Samedi 9 juin
An Evening with Greaves and Blegvad


Pour clore cette deuxième semaine des Tritonales, les années 70 sont de nouveau à l’honneur grâce à la participation de figures de la scène Canterbury, avec Peter Blegvad Blegvad et John Greaves qui, pour l’occasion, ont dépoussiéré leur mythique album Kew. Rhône. Un événement attendu depuis près de trente ans.

L’ambiance, sur la scène comme dans l’assistance, est plus polie et cosmopolite que la veille. John Greaves arrive, en dandy aux faux airs de Tom Jones, et commence au piano à distiller ces chansons à la fois ambitieuses et accessibles, où la voix, véritable instrument, s’insinue avec délice. Petit à petit, il est rejoint par le trompettiste David Lewis, le guitariste Jef Morin (qui a amené tout un sympathique fan club dans son sillage) et enfin Peter Blegvad, aussi décontracté que son compère.
Mais, quel que soit le nombre de participants et leur origine, les morceaux joués respirent tous un raffinement très britannique. On ressent presque des pointes d’humour anglais dans cette capacité à jouer avec un tel détachement des airs simplement beaux, avec des paroles gentiment absurdes et alambiquées. Allant parfois chercher du coté de Tom Waits, le répertoire enchante.

Par intermittence, la guitare électrique de Jef Morin glace le tout avec délice, mais toujours sans excès. Pas de distorsions ou autres effets, ce sont des orfèvres qui jouent, presque des artisans, qui créent sans artifice et devant un public ravi des airs intemporels. La voix de Blegvad, évoquant Mark Knopfler, se lie à celle de Greaves et même un petit trou de mémoire ne parvient pas à briser le charme souriant qui opère.

Après la pause, rejoint par Jeanne Added au violoncelle, c’est au monument Kew. Rhône que s’attaque le quintet. L’esprit surréaliste de la version originale refait immédiatement surface : les compositions semblent dater de la veille, et si Carla Bley ou Mike Mantler ne sont pas sur scène, leurs esprits ne doivent pas traîner bien loin. Un recueillement heureux emplit l’assistance qui vit ces moments insolites, dont le sommet restera la lente énumération d’objets hétéroclites faite par Greaves (et sa traduction simultanée en français par Jeanne Added). Tout y est résumé : la multiplication salvatrice des points de vue, l’audace, la liberté.
Alors que certains découvrent cette oeuvre intemporelle, d’autres refont, grâce aux musiciens, le petit chemin qu’ils ont couvert avec elle, et dont certains connaissent par cœur les paroles, comme les membres de Guapo qui profitent du spectacle. Blegvad et Greaves ont une nouvelle fois exposé la nécessité renouvelée de créer sans contrainte, au cours de cette soirée qui se finira sans fausse note.


3. Troisième semaine

Du lundi 11 au samedi 16 juin
Magma & friends


Au cours de cette semaine, Magma a choisi, chaque soir, d’être précédé sur scène par un groupe ami, plus ou moins jeune, plus ou moins inconnu, mais toujours apparenté, dans l’histoire ou dans l’esprit.

Jean-Louis

Pour ouvrir les hostilités en cette semaine toute dédiée à la troupe de Christian Vander dont les fans inconditionnels sont plus que jamais au rendez-vous, c’est un trio bien particulier qui s’y colle. Jean-Louis n’est donc pas un multi-instrumentiste émule de Rémi Bricka, mais bien un groupe extrêmement prometteur, qui a de l’énergie à revendre. Porté par des fans incandescents puis rapidement par une salle subjuguée par la violente intransigeance de leur propos, Joachim Florant à la contrebasse, Francesco Pastacaldi à la batterie et Aymeric Avice à la trompette (au son électrifié qui lui donne souvent des airs de guitare saturée) ont produit une prestation étonnante.

Entre le punk, le free-jazz et le rock un peu « crade », leur musique mise avant tout sur l’intensité. On peut penser aux trois Italiens de ZU, adeptes eux aussi de cet engagement total, en « subissant » – avec bonheur – une telle prestation. Si les passages telluriques remuent tout le Triton, certains interludes plus calmes ont en revanche plus de mal à se faire une place dans le déluge de décibels et d’énergie juvénile, mais l’assistance conquise ne leur en tient pas rigueur. Cette jeunesse et cette audace font plaisir à entendre, ainsi que la mise en avant de ce son de trompette si particulier. Qui a dit que le CNSM ne savait produire que des musiciens terriblement propres sur eux ?
Mission accomplie, Jean-Louis ! La place est libre pour les pensionnaires du lieu qui, eux aussi, ont apprécié et ne se privent pas de mettre à contribution Aymeric Avice lors d’un rappel sous haute tension de « Kobaïa ».

Mathieu Carré et Fanny Layani

Ad Vitam

On le sait, l’univers des possibles est large, et la galaxie kobaïenne étendue, et c’est donc un « proche parent » qui ouvre pour le groupe de Christian Vander : Ad Vitam. Ce trio comprend en effet au chant Isabelle Feuillebois, qu’on retrouve également au sein de la formation actuelle de Magma, et Claude Lamamy, qui a également vocalisé pour le groupe, mais de manière beaucoup plus sporadique. Autour d’eux, Jad Ayache (piano et chant), créateur et tête pensante d’Ad Vitam depuis 1996, après une première expérience rock avec Xaal. Notons, pour en terminer avec les présentations, un autre lien de parenté, avec le Triton cette fois : Là où va le vent, le deuxième album d’Ad Vitam, est paru sur le label de l’association.

Ad Vitam est une mise en musique, tour à tour paisible et contemplative ou parfois plus torturée, de textes français originaux écrits par Jad Ayache ou des emprunts à d’autres paroliers, comme Brassens ou Vander. A cette formule épurée et acoustique, le groupe incorpore quelques éléments plus dépaysants.

Le concert s’ouvre sur « Le Fidèle », magnifique réinterprétation du « Fidèle Absolu » de Brassens. Le texte, nostalgique mais aux chutes pleine d’humour, est porté par une ligne de piano lumineuse. Le morceau permet aussi de constater que la plupart des titres d’Ad Vitam s’ancrent dans une perspective instrumentale poussée à laquelle participent les voix, avec un travail sur les respirations et d’expression vocale fascinant. Le trio interprète également un texte de Christian Vander, « Poème de Soldat », pour un résultat harmoniquement très jazzy et intimiste, avec une alternance entre les interventions d’Isabelle et de Claude plutôt qu’un unisson. C’est à ce moment qu’Ad Vitam change de ton pour plusieurs titres plus sombres, comme « Le Cortège » et ses arpèges heurtés, ou encore « Le Jour où tu es parti », pourtant démarré sur un fou rire d’Isabelle, partie sur une mauvaise tonalité. Une réelle bonne humeur sur scène, même lorsque la chanson ne s’y prête pas : voilà un des moments bon enfant qu’on retrouva tout au long de la soirée.

La musique du trio constitue donc à la fois une excellente introduction et un contrepoint original à la musique sulfureuse de Magma. Car, même si la forme diffère (acoustique versus électrique), on retrouve cette prédominance des voix et des atmosphères sur les instruments. Ad Vitam, c’est finalement ce que l’on voudrait entendre dans la chanson française populaire : une musique ciselée au service d’histoires qui vous emportent loin.

Djul

Pierre-Michel Sivadier et Valentine Duteil

Troisième « coup de cœur » de la semaine, évoluant une fois de plus dans la nébuleuse magmaïenne, l’ex-pianiste d’Offering et ancien intérimaire de Magma (entre 1997 et 1998), Pierre-Michel Sivadier, accompagné de Valentine Duteil au violoncelle, ont entamé la soirée dans une ambiance intime, propice à une bouffée d’air frais alors que le temps parisien plombe le Triton d’une chaleur étouffante. Le duo montre un réel talent pour manier la poésie des textes en français, associés à une écriture harmonique douce et exaltée.
Le registre des titres, très typé chanson française, côtoie allègrement l’ambiance des musiques de films (Sivadier ayant collaboré entre autres avec James Ivory, pour ne citer que lui). Une bien agréable entrée en matière.

Antoine Pinaud

Au gré des vents

Au gré des vents est un groupe de musique traditionnelle auvergnate, avec vielle à roue et tous les attributs, certains recréés de manière synthétique. Mais quel est donc le lien avec Magma ? A vrai dire, l’association des deux groupes à l’affiche pourrait sembler étrange, mais elle l’est moins qu’il n’y paraît. En effet, au début de la décennie précédente, Franck Vedel, Jean-François Déat et Addie Déat officiaient au sein de Don’t Die, groupe de reprises des compositions de Christian Vander (aux côtés de Daniel Jeand’heur, aujourd’hui batteur de One Shot). La suite est une belle histoire : les deux-tiers de la fratrie Déat se retrouvent sur les planches aux côtés du batteur dans deux formations: Offering et Les Voix de Magma. C’est en ce passé commun qu’il faut trouver l’explication de cette première partie, marque d’une amitié ancienne.

Mais qui dit musique traditionnelle ne sous-entend pas répertoire figé : ainsi, Au gré des vents développe de nombreuses compositions personnelles, puisant dans ce répertoire d’une grande richesse pour créer un monde personnel, avec des compositions d’une nette qualité formelle. Mais, si l’écriture est plaisante, on peut être davantage sceptique concernant leur interprétation qui souffre manifestement d’un manque de rodage scénique, ce que l’on ne peut que déplorer. De plus, la voix d’Addie Déat est malheureusement bien trop légère pour la densité de la trame musicale, derrière laquelle elle a souvent tendance à disparaître.
Quoi qu’il en soit, l’esprit du Gré des vents est intéressant, et la formation mérite un réel développement.

Fanny Layani

Elull Noomi
Elull Noomi : voici une formation bien particulière, tout aussi étrange dans sa composition que dans son nom, et remarquable dans le contexte qui nous occupe, par la présence en ses rangs d’Antoine Paganotti, chanteur de Magma. Trois femmes et trois hommes qui, à l’aide de leurs seules cordes vocales, recréent tous les instruments, dans un style extrêmement personnel tout droit issu du cerveau d’Hervé Aknin pour les compositions et d’Odile Fargère pour les textes, et l’invention d’une langue imaginaire (voilà donc un autre point commun avec Magma), douce et aquatique.
Pour cette seconde prestation au Triton, Elull Noomi a intégré en ses rangs un nouveau ténor, dont l’apport au groupe est fondamental. Outre l’intégration, au beau milieu d’un titre, d’un magnifique solo fleurant bon les montagnes du « bled » que l’on visite de toutes nos oreilles, Abdelak Lakraa apporte beaucoup au groupe: une stabilité non négligeable ainsi que des mediums plus présents. Voilà donc un apport de grande qualité, qui ne pourra que permettre à Elull Noomi des progrès prometteurs.

Le set reprend l’intégralité de l’album Uléella, paru chez Ex-Tension Records : quatre longs titres, de construction complexe et aventureuse, mêlant passages rythmiques audacieux faisant la part belle aux percussions vocales d’Antoine Paganotti (particulièrement sollicité au cours de ces deux dernières soirées, dont on se doute qu’il a dû resortir épuisé) et longs moments mélodiques parfois plus risqués. Depuis son précédent passage au Triton, le groupe a effectué de réels progrès mais souffre encore de quelques fragilités vocales sur les passages les plus tendus, chez les femmes principalement, ainsi que de l’absence d’une voix de basse qui permettrait à l’ensemble de se reposer sur de solides fondations. Quoi qu’il en soit, les progrès scéniques sont bel et bien sensibles et laissent augurer du meilleur.

Fanny Layani

Magma
Après ces mises en bouche dans l’ensemble agréables et pour certaines enthousiasmantes, Magma investissait la scène, dans un climat recueilli ou proche de l’hystérie, selon les jours et l’ambiance posée par la première partie.
Le répertoire, au vu de ce qui était annoncé, n’était censé receler aucune surprise, ce qui, ajouté au fait que les sets seraient courts en raison des premières parties, faisait d’avance trépigner de frustration le gotha fanatique kobaïen. Mais c’était sans compter sur l’envie manifeste de jouer des musiciens et le final enfin dévoilé d’« Ementëht-Rë », principale pièce du programme.
Une nouvelle fois, Magma rôde longuement sur scène une pièce avant de la graver. Ainsi, depuis deux ans, la longue suite « Ementëht-Rë », formant triptyque avec « K.A. » et « Köhntärkösz » (tout comme « Theusz Hamtaahk » bouclait la trilogie qu’il forme avec « Würdah Itah » et « Mekanïk Destrüktiw Kömmandöh »), est au cœur des différents concerts du groupe, ce qui permet aux fidèles d’en mesurer l’évolution, de concert en concert. Cette suite, longue de près d’une heure aujourd’hui, et en cours d’enregistrement, contient une série de fragments déjà gravés par Magma dans les années 70, sur Udü Wüdü, Attahk et le live de 1975, ainsi que des transitions et un final entièrement inédits.
Au fur et à mesure, au long d’« E-R », Magma souffle le tellurique et le glacial, on ne sait plus parfois qui, de la vie ou de la mort l’emporte, tant l’énergie déployée dépasse autant qu’elle libère, pour le meilleur (sûrement) comme pour le pire, peut-être. Les longs et puissants accords qui ouvrent la pièce glacent le sang, résonnant parfois comme un funeste présage, et, si la vie déboule, reprenant furieusement ses droits sur « Hhaï », le nouveau final ne laisse plus aucun doute sur l’issue du combat : les litanies infernales l’emportent, laissant l’auditeur sonné, aux limites de la conscience, ayant entrouvert une porte vers un ailleurs bien incertain, presque incapable d’applaudir, d’où un long silence parfois, avant qu’émergent les premiers battements de main. Le final, long chant funéraire hypnotisant plus qu’angoissant, déploie au cours d’une dizaine de minutes un thème complexe de voix imbriquées, étroitement tissées les unes aux autres, tandis que chacun des chanteurs, armé d’un petit tam, assène mécaniquement des coups réguliers évoquant (ou invoquant), peut-être, un implacable destin.

Porté par les vibrations de ces tams, dont on se dit qu’ils ne déploient pas encore toute la puissance voulue, on se prend à imaginer un final où, dix fois plus nombreux et comme surgis de nulle part, ils cerneraient subitement le public et l’embarqueraient dans leurs incantations, éliminant ainsi toutes les tensions accumulées pendant le long « Zombies » précédent, plein de force, de hargne et de maléfice.
Après pareil voyage, la tension doit retomber, et c’est « Lihns », avec Christian Vander au chant et Antoine Paganotti à la batterie, qui s’en charge. Ce titre court, léger, presque tendre, fait l’effet d’une petite pluie de printemps, lavant de toute cette charge émotionnelle accumulée.

Mais le public, insatiable et despotique de par sa passion même, compte bien ne pas en rester là et réclame à corps et à cris un rappel qui souvent tardera à venir, et fera l’objet de plaisanteries diverses, mais qui toujours sera accueilli par des hurlements de joie féroce. Selon les soirs, ce sera le traditionnel « Kobaïa » , le furieux final de « Mëkanïk Destrüktïw Kömmandöh » ou le final de « K.A. », qui paraîtra presque pâle aux côtés d’« E-R », malgré ses déluges d’« Allelujah » en éruption, sans oublier parfois, en second rappel, une reprise du « For Tomorrow » de McCoy Tyner, dont le jazz bien plus traditionnel détonne quelque peu après le déluge de décibels kobaïens. Chaque soir, un ou plusieurs invités viendront se joindre au groupe : Aymeric Avice (Jean-Louis) à la trompette sur « Kobaïa », Claude Lamamy (Ad Vitam) au chant sur le final de « MDK » pour finir tout en amitié, en sourires et en énergie – ô combien positive celle-là.

Une fois de plus, la mise en place est magistrale, malgré la difficulté du nouveau final et quelques « étourderies » certains soirs de la semaine. On n’aura à déplorer que quelques incidents techniques le mardi soir, qui auront essentiellement mis en difficulté Antoine Paganotti et nui à l’équilibre de l’ensemble. On est parfois en pleine prouesse technique, même si l’on sait que chez Magma, ce n’est jamais ce qui prime. Ainsi en est-il mardi soir, lorsque Claude Lamamy, invité pour le rappel, a l’excellente idée de proposer « le final de Mekanik ! », ce qui a pour conséquence immédiate de le faire quitter la scène qu’il venait de rejoindre avec les autres chanteurs, pour laisser le groupe entamer la seconde moitié du quatrième mouvement de Mekanïk Destruktïw Kommandöh… entièrement instrumentale ! Or, qui connaît la pièce mesure combien débuter à ce stade du morceau, « à froid », tient de l’exploit tant pour le groupe que pour le public, qui n’a pas le droit à une « mise en condition préalable » avant de subir ces assauts volcaniques.

Il ne reste plus qu’à espérer qu’« E-R » mûrisse encore, durant les concerts estivaux du groupe et qu’il trouve rapidement un aboutissement sur disque. En attendant, on pourra toujours patienter avec le DVD Epok III, retraçant la troisième semaine de résidence du groupe au Triton en 2005, sur lequel figure une version transitoire d’« E-R », permettant de mesurer le chemin accompli.

Fanny Layani, Djul et Antoine Pinaud

Encore des Tritonales dont on ressort fourbu, vidé de tant de concerts intenses et touchant souvent droit au cœur, s’ils ne parlent pas tous à l’esprit. Mais derrière la fatigue de ce marathon progressif, et la surmontant toujours, subsiste le grand bonheur d’avoir assisté, en si peu de temps, à tant de concerts de haute volée, dans l’ambiance toujours aussi chaleureuse et vibrante du Triton, qui a décidément compris qu’on ne peut faire vivre et se développer de musiques aussi exigeantes qu’en sachant les accueillir dans un lieu où la vie et le cœur l’emportent toujours sur toute logique de rentabilité… A nouveau, chapeau, et merci !

Fanny Layani

Les photos de Pip Pyle’s Bash, D-zAkord, Vrooom !, Greaves-Blegvad, Au Gré des Vents et Elull Noomi sont de Fabrice Journo. Elles peuvent être consultées en grand format à l’adresse suivante : http://photos.musicales.free.fr
Les photos de Brainville 3 sont de Christophe Manhès.
Les autres photos sont de Fanny Layani.