– Nuits de Gignac

FESTIVAL : NUITS DE GIGNAC

 

Lieu : Gignac (Hérault)
Date : 16 juillet 2006
Photos : Fabrice Journo et Bruno Dottin

En ce milieu du mois du juillet aux prétentions caniculaires, avant la débandade climatique généralisée du mois d’août, il faisait bon faire la sieste sous un pin, un brin d’herbe au coin de la bouche, dans un village tranquille de l’Hérault, au pied du Larzac. Oui, mais voilà. Certains ne l’avaient pas voulu ainsi et la sieste de bien des Gignacois s’est trouvée brutalement interrompue en ce dimanche après-midi, par une déferlante de décibels sauvages.

Après quelques démêlés avec une sécurité très présente (confiscation des bouchons de toute bouteille d’eau entrant sur le site, trois contrôles pour pouvoir pénétrer dans les lieux), on arrive sur le site du festival. Un grand parking au goudron chauffé à blanc, sans une parcelle d’ombre, sous la fumée du barbecue géant sur lequel grillent les saucisses et merguez qui serviront de pitance aux festivaliers.
L’endroit est donc quelque peu étrange, mais s’avère finalement sympathique. Lorsque l’on fait le tour des stands qui enserrent le lieu, on trouve côte à côte des vêtements « néo-bab’ » multicolores, des t-shirts aux slogans savoureusement altermondialistes, mais aussi des disques et une démo « libre service » de Theremin, instrument étrange s’il en est, qui fonctionne à base de champs magnétiques et dont on joue en faisant varier la position de la main le long d’une antenne radio. Bref, un rassemblement éclectique qui ajoute de la chaleur au cadre plutôt spartiate du lieu.
L’ambiance est agréablement détendue, entre babas et bobos en vacances, et les Parisiens aux tee-shirts repassés croisent des chevelus semblant tout droit issus d’une faille spatio-temporelle, comme s’ils descendaient juste d’un Larzac où ils seraient montés il y a trente ans sans que le temps n’ait eu de prise sur eux.
Quoi qu’il en soit, cette « Psychedelic Night » rassemble une faune aussi variée que sympathique, et étonnamment nombreuse : au plus fort de la soirée, on comptera sans doute plus de deux mille personnes sur le lieu, soit semble-t-il le double de l’affluence de la veille, où la tête d’affiche était tenue par le bluesman Poppa Chubby. Voilà une bien bonne nouvelle pour un genre progressif souvent méprisé et rangé au rayon des vieilleries poussiéreuses et alambiquées.

Vrooom, formation bordelaise de reprises de King Crimson, ouvre les hostilités en plein jour, alors que le public entre peu à peu sur le site. Ainsi, l’audience est pour le moins clairsemée lors des premiers titres, comme c’est trop souvent le cas pour les groupes en ouverture d’affiche. Puis, les gens se massent peu à peu devant la scène, au fur et à mesure d’une prestation qui séduit manifestement un public pourtant averti autant qu’exigeant dans l’ensemble.
L’énergie déployée sur scène est toujours débordante, et si le groupe est très jeune, il connaît déjà plus que bien son affaire, assommant d’entrée avec un « Lark’s Tongues in Aspic » âpre à souhaits. Romain Castagnet (guitare et chant), qui par ses poses et son activité intense, prend la place de leader, est l’exact inverse scénique de Robert Fripp : au glaçon à lunettes se substitue un farfadet bondissant à cheveux longs, dont l’entrain juvénile fait réellement plaisir à voir.
Les reprises de Vrooom sont fidèles, certes, mais pas serviles, et l’ensemble revêt un aspect « metal » qui réactualise chacun des titres. Ainsi en est-il de « 21st Century Schizoïd Man » : le tempo du premier thème est ralenti, le tout est considérablement alourdi et prend des couleurs presque neo-metal. L’impression en est renforcée par un chant très rauque et râpeux.
Le chant est d’ailleurs le seul véritable reproche que l’on puisse adresser au groupe. Avec très peu d’amplitude et d’ampleur, il est difficile de rivaliser avec le timbre chaud de Belew. Notons tout de même que l’aspect plus métallique des reprises rend ce petit manque plus acceptable. Par ailleurs, à l’instar de tous les autres groupes à l’affiche de ce festival, Vrooom doit faire face à des problèmes de son : basses et infrabasses écrasantes et guitare souvent en retrait, en particulier sur « Red ». C’est pour le moins dommage et cela a nuit en grande partie à l’intérêt du concert.
Ainsi, au total, si Vrooom ne se distingue pas toujours par la subtilité et la finesse de l’interprétation, il reste toujours et immanquablement la puissance et le cœur… sans oublier la technique, ce qui est somme toute une base de départ plus qu’intéressante. Voici donc une formation à suivre !

Après une prestation débordant à ce point de décibels et de vitalité, le contraste avec Ange promettait d’être saisissant. Contraste dans le style, avant tout : même si Ange laisse libre cours, depuis plusieurs années, à sa façade rock la plus directe, au détriment peut-être de la poésie et des climats onirico-nostalgiques qui faisaient tout le charme de sa première période, l’ensemble est tout de même bien plus calme et « assis » que les fulgurances épileptiques des compositions de Fripp et consorts. Contraste scénique également : à la jeunesse et à la formation resserrée du power-trio « vrooomien » succède la maturité d’un groupe de plus de trente ans d’âge, au personnel conséquent (six musiciens sur scène).
Ange est manifestement enchanté d’être là, et l’ambiance agréablement détendue qui se dégage du public a tout lieu de plaire au père Décamps, qui s’en donne à cœur joie tandis que la nuit tombe derrière les arbres qui font office de fond de scène. A l’aise et dans son élément, il pénètre d’entrée de jeu d’un pied dans la marge, lorsqu’en introduction à « C’est la fête chez l’apprenti sorcier », il propose de transformer « un politicien véreux en citrouille », ou « un flic en éléphant rose ». Dans cette terre encore profondément ancrée à gauche, altermondialiste avant l’heure et qui reste marquée par ses épiques années 70, chez ces résistants du terroir, Christian Décamps sait qu’il parle au cœur. Le Franc-comtois dit haut et fort son amour de ce pays écrasé de soleil, et en est chaleureusement remercié.
Le concert d’Ange ravit d’ailleurs manifestement la part du public qui s’était déplacée spécialement pour y assister, et les échanges entre scène et « salle » sont vifs et fervents. Mais l’amateur d’Emile Jacotey et d’autres voyages Au-delà du délire, l’arlequinomane nécrophile qui fraye avec les Fils de Mandrin, même né bien après la parution de ces premières pièces, a pu rester quelque peu sur sa faim (il n’y a sans doute pas d’âge pour raisonner en vieux con). Très axée sur la période la plus récente de la carrière du groupe, la set-list revisite également, à la manière rock-variété du moment, les anciens titres séraphiques. Et l’on se prend à regretter que le jeu scénique frise – et dépasse trop souvent – les bornes de l’outrance et du mauvais goût (« Vu d’un chien », « Ces gens-là », qu’on a vu plus inspirée), en particulier lorsqu’il est impulsé par une Caroline Crozat dont on se demande parfois quelle est sa réelle place dans le groupe. L’on commence en fait à se prendre au jeu du concert lorsque les phases instrumentales se font plus longues et plus lourdes… ce qui est somme toute paradoxal lorsque l’on parle d’Ange.
Ange est cependant très applaudi, et le rappel laisse enfin une place plus importante, et méritée, à Tristan Décamps. Celui qui est musicalement bien plus que le fils de son père se lance dans une improvisation vocale où il laisse entrevoir ses talents, et l’on ne peut que regretter, encore une fois, qu’il ne bénéficie pas d’un espace vocal plus important au sein du groupe.
Quoi qu’il en soit, et malgré une déception davantage liée à l’évolution musicale du groupe qu’à la tenue, somme toute tout à fait correcte de ce concert, on pourra toujours saluer fortement les prises de position qui sont celles d’Ange. En présentant ses anciens titres avec des arrangements simplifiés, plus rock mais aussi, finalement, plus conventionnels, Ange regarde résolument vers l’avant, et refuse de capitaliser sur une sempiternelle redite de succès immuables et fanés. On pourra le regretter, quand l’orientation choisie n’est pas des plus heureuses et que l’on finit le concert bien loin de la scène, entouré d’autres grognons déçus ou lassés. Mais la démarche n’en est pas moins profondément respectable, et le sincère plaisir que le groupe montre encore sur scène est tout à son honneur.

Gageons au contraire que ce concert ne laissera pas un souvenir impérissable aux musiciens de Magma. Ainsi, le groupe, ayant joué en concert la veille à 400 km de là et sans doute pris dans les épouvantables embouteillages du week-end du 14 juillet le long de la Méditerranée, est arrivé très en retard sur le site du festival et n’a pu effectuer les balances. Ils ne seront donc pas servis par le son, ni sur scène, ni en façade.
Cumulant les handicaps, Magma se présente ce soir en formation « réduite ». Depuis quelques mois, le groupe ne joue plus sur scène qu’avec un seul clavier, suite à la défection de Frédéric d’Oelsnitz. Et même si, tour à tour, Antoine Paganotti et Stella Vander se relayent pour le remplacer, le manque d’un second clavier permanent se fait sentir, allégeant tous les fonds d’harmonie et rendant moins « épaisse » la texture sonore d’ensemble, laissant donc les voix plus à nu. Et ce d’autant plus que ce soir, un deuxième membre manque cruellement à l’appel. Dans l’attente d’un heureux événement, Himiko Paganotti n’est pas de la partie, et son absence fait clairement défaut.
Les conditions de ce concert ne sont donc pas idéales pour Magma qui, comme souvent dans ces cas-là, passe « en force », axant toute sa prestation sur l’énergie et la force de frappe dont le groupe à toujours à revendre. Ainsi, Christian Vander et Philippe Bussonnet dressent à eux seuls un véritable rouleau compresseur qui ne laisse rien debout sur son passage mais qui, curieusement, ne manque pas de subtilité et de folie, même si on a déjà vu le groupe faire preuve de plus de finesse. Une fois la bride lâchée, la rythmique avance, toujours plus vite et toujours plus loin, comme lancée dans une course éperdue vers la transe. Cette puissance semble faire effet sur les nombreux techniciens et musiciens des autres groupes, massés sur le bord de la scène, manifestement attentifs et fascinés.
C’est dans ces conditions limites en termes psychologiques et sonores que l’on mesure à la fois la solidité indéfectible de la formation actuelle, qui semble capable d’assurer n’importe quoi et de se jouer de la moindre difficulté quel que soit le contexte, et le risque qu’une certaine routine s’installe, sur un programme musical identique depuis de très longs mois. En effet, le set est (encore) composé d’un « Ementëht Re » toujours inachevé (qui doit constituer le prochain album de Magma mais dont le public connaît déjà une grande partie : « Rindoe », « HhaPi », « Zombies », … et que le groupe ne parvient pas à enregistrer, malgré une annonce d’entrée en studio remontant à de longs mois…) et de « K.A. », pierre angulaire des concerts de Magma depuis plus de quatre ans maintenant. Quelques petites erreurs de placement tellement inhabituelles laissent peut-être supposer une certaine lassitude des musiciens.
Ainsi, pour les fidèles d’entre les fidèles, qui suivent Magma aux quatre coins de la France et les voient vingt fois par an en concert, cette soirée héraultaise ne constituera certes pas une prestation des plus mémorables. Mais pour les autres, ce concert représente manifestement un choc important, et le groupe a dû gagner, ce soir encore, quelques nouveaux adeptes.

Echoes avait la lourde tâche de clore le festival. Monter sur scène à plus d’une heure du matin, pour y développer les climats planants de Pink Floyd après la déferlante d’énergie kobaïenne, voilà qui n’avait rien de facile. Et on suppose aisément que lorsque les musiciens se sont rendus compte, lors de l’installation du matériel, que le dispositif censé projeter des images en fond de scène ne fonctionnait pas, le stress a dû monter encore d’un sérieux cran. Et plus encore lorsque le groupe, une fois sur scène, a commencé à jouer… pour s’apercevoir qu’il n’avait pas de son. Echoes a dû vivre alors quelques instants difficiles à assumer, avant que la situation ne se rétablisse. Ainsi, la formation ne se trouvait pas dans les meilleures conditions pour assurer un concert au répertoire relevant de la catégorie des « monstres sacrés » (l’intégralité de The Dark Side Of The Moon, « Shine On You Crazy Diamond », dédié à Syd Barrett, décédé quelques jours plus tôt, et le triptyque « Another Brick In The Wall pt. 1 »/« The Happiest Days Of Our Lives »/« Another Brick In The Wall pt. 2 »).
Dans l’ensemble, la prestation d’Echoes s’est malgré tout montrée correcte. Le niveau instrumental des musiciens leur permet de ne pas paraître ridicule vis-à-vis des lourds modèles qui sont les leurs (à l’exception d’un souci de justesse agaçant l’oreille pour certains soli de guitare, particulièrement sur « Time »). Mais c’est du côté de la voix que le bât blesse : serrée et étroite, si elle convient pour les parties les plus aiguës et tendues chantées par Waters, elle manque de graves et se montre bien à la peine pour reprendre les parties plus profondes de Gilmour.
Ainsi handicapé, Echoes ne parvient pas à retenir le public, qui quitte en grande partie le site du festival : de nombreux participants avaient une longue route de retour et un son beaucoup trop fort, totalement saturé en basses et infra-basses en a fait fuir plus d’un.
On regrettera que les conditions et l’horaire aient contraint Echoes de jouer devant un auditoire de plus en plus clairsemé, et ne leur aient pas permis de se montrer sous un jour plus favorable.

Conclusion
Dans l’ensemble, cette « Psychedelic Night » s’est donc montrée musicalement inégale, comme c’est souvent le cas dans les festivals en plein air où les groupes se succèdent sans qu’aucun ne se trouve dans les meilleures conditions matérielles et acoustiques. Le son aura été globalement décevant et mal équilibré, bien que différemment selon les groupes, mais avec une constante : des basses dans l’ensemble beaucoup trop poussées, et un volume mal maîtrisé atteignant parfois le seuil de douleur. De même, on aura été déçu par l’éclairage, plutôt indigent au regard du matériel disponible. C’est d’autant plus dommage que l’équipe d’organisation avait clairement investi d’importants moyens dans l’équipement du lieu.
On préfèrera donc garder en mémoire l’évident plaisir du public à assister à ce concert, les sourires et les franches embrassades de gens venus des quatre coins de France pour partager ce moment. On soulignera aussi l’important travail d’organisation et de promotion ainsi que la puissance du bouche-à-oreille qui, se conjuguant, auront réussi à faire venir un public si nombreux dans un lieu pourtant relativement isolé. Chapeau, donc, pour l’intention et la réalisation, en espérant que cette nuit finalement plus progressive que psychédélique connaisse de nouvelles éditions.

Fanny Layani

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