– Tritonales 2005

DOSSIER : Les Tritonales 2005

Alors que les murs du Triton résonnaient encore des fulgurances incandescentes de Magma, il fallait puiser encore suffisamment d’énergie pour se lancer dans deux nouvelles semaines intenses, avec la troisième édition du festival des Tritonales.


1. Première semaine

Alors que les murs du Triton résonnaient encore des fulgurances incandescentes de Magma et que les cernes sous les yeux de l’équipe et de la partie du public ayant décidé de poursuivre l’aventure ne cessaient de se creuser, sans pour autant masquer les sourires, il fallait puiser encore suffisamment d’énergie pour se lancer dans deux nouvelles semaines intenses, avec la troisième édition du festival des Tritonales.
Les deux précédentes éditions avaient rempli sans faille le contrat : mêler au sein d’une même affiche légendes et incontournables des musiques progressives, mais aussi jeunes loups prometteurs. En serait-il de même pour cette troisième édition, raccourcie d’une semaine pour cause de marathon zeuhl, et ayant souffert de modifications tardives de la programmation ?

Lundi 06 juin 2005 – Moving Gelatine Plates

Le Triton suintait encore la zeuhl par tous les pores et le public n’était pas véritablement prêt à passer à autre chose. Il fallait cependant bien revenir sur terre, et c’est à Moving Gelatine Plates que revenait la difficile tâche de succéder à Magma.

Ce nom volontairement loufoque ne dit vraisemblablement rien aux jeunes générations, et pourtant… Moving Gelatine Plates fit parler de lui au cours des années soixante-dix, se posant comme l’un des premiers groupes à défricher le champ des musiques progressives en France avec deux albums (un disque éponyme et The World of Genius Hans, tous deux publiés en 1971). Reformé à l’initiative de Didier Thibault (basse et chant, seul rescapé de la formation originale), le groupe revisite aujourd’hui un répertoire de plus de trente ans, mais va surtout de l’avant, avec un nouvel album en préparation.
Oeuvrant dans un registre qui sonne aujourd’hui de manière très traditionnelle pour ne pas dire datée, Moving Gelatine Plates recherche une pointe d’originalité du côté des timbres employés, agrémentant son hard progressif de parties de saxophone et de flûte, ainsi que d’un violon et d’un violoncelle, malheureusement peu et/ou mal exploités, souvent en simple doublure et sous-mixés, sans compter les traditionnels problèmes de dynamique de jeu propres aux musiciens classiques se mettant au rock, qui rendent difficile leur intégration musicale à un ensemble bien plus rythmique.

L’ensemble est de bonne tenue, même si l’auditeur de progressif exigeant qu’est souvent le fidèle des Tritonales peut émettre certaines réserves devant un jeu très binaire et manquant nettement de nuances. Le timbre clinquant de la Rickenbacker de Didier Thibault et le son volontairement très brut de la guitare de Maxime Goetz ne sont pas pour rien dans cette impression, malgré des efforts d’orchestration et un certain soin apporté aux arrangements.
Ainsi, même si Moving Gelatine Plates ne parvient pas à convaincre au-delà d’une frange déjà acquise du public, composée de proches et fidèles des musiciens, et si l’ensemble peut sembler par moments aussi indigeste que la recette sans doute d’inspiration britannique évoquée par le nom de la formation, on ne peut que saluer l’envie de jouer dont semble faire preuve le groupe, et le travail fourni, nettement perceptible dans cette prestation. MVP évite également de tomber dans le piège de la nostalgie à outrance et ne cherche pas à capitaliser sur son passé – ce qui eût été facile, proposant au contraire de nouveaux morceaux. Reste à voir ce que donnera le disque à venir…

Fanny Layani

Mardi 07 juin 2005 – Patrice Meyer Trios

Les habitués du Triton ont sans doute aperçu au moins une fois le guitariste Patrice Meyer : accompagnant régulièrement des artistes canterbury comme Pip Pyle, Hugh Hopper, John Greaves ou Didier Malherbe, le bonhomme s’est maintes fois illustré par son jeu riche et virtuose. Il occupe cette fois-ci le haut de l’affiche du Triton, avec deux parties mettant en valeur sa facette acoustique et sa facette électrique.

Pour ce set acoustique, Meyer s’est entouré de Philippe Foch aux percussions, et Didier Malherbe au saxophone et aux flûtes, qui occupe en fait la place principale, impulsant toutes les directions musicales. Pendant un peu moins d’une heure, le trio prodigue une world music empreinte d’une tonalité jazz prononcée, mais très agréable et évitant les ambiances trop torturées.
Patrice Meyer démarre seul le concert sur sa guitare douze cordes, donnant un bref aperçu de sa technique particulière : il utilise chaque doigt de sa main droite en aller-retour, comme un médiator, ce qui lui permet de réaliser avec vélocité aussi bien des démanchés vertigineux que des arpèges corsés. Très impressionnant ! Cela étant, Meyer use avec parcimonie de sa technique infernale, laissant à Didier Malherbe le soin d’envoûter le public par ses mélodies, notamment avec ce magnifique instrument qu’est le doudouk, flûte d’origine arménienne au son grave et velouté. L’ensemble est rythmé par l’excellent Philippe Foch, qui fera d’ailleurs une démonstration très convaincante aux tablas, des percussions indiennes. La superbe reprise du classique « Lotus Feet » de John Mclaughlin reste sans doute le point culminant de cette première partie, le trio conjuguant avec brio grande maîtrise technique et musicalité. Le public, très réactif, ne s’y est pas trompé.

En seconde partie de soirée, le guitariste troque son acoustique pour une électrique, accompagné du bassiste Remy Chaudagne (NdA : lequel présente une amusante petite ressemblance avec Claude Lelouch) et du batteur Jean-Baptiste Cortot. Les quelques titres interprétés penchent nettement vers un jazz rock mâtiné de progressif, mais leur complexité leur donne également un côté plus hermétique, moins accessible.
En dépit de quelques passages un peu longs, la musique possède cependant suffisamment d’atouts pour intéresser les amateurs du genre : mise en place millimétrée, rythmes complexes, thèmes insidieux et soli incandescents. Ainsi, l’étonnant « King Of Pain » de Police revisité à la sauce fusion, ou l’épique « Hornie Brownie » et son solo de guitare furibard n’ont pas laissé indifférents, et les quelques guitaristes de la salle auront sans doute eu des sueurs froides en voyant Meyer s’escrimer sur l’instrument, lâchant quelques phrasés dignes d’un John Mclaughin ou même d’Allan Holdsworth !
En rappel, Malherbe et Foch rejoignent le trio pour un « The Dervish Riff » (reprise de Steve Hillage) marquée par un duel de percussions saisissant ! Pour clore définitivement le concert, pressé une dernière fois par la foule, Patrice Meyer part seul pour une improvisation à la guitare. Exercice ô combien risqué et perilleux, mais le virtuose s’en sort plutôt bien et a surtout la sagesse de ne pas faire traîner les choses. Chapeau, monsieur Meyer !

Greg Filibert

Mercredi 08 juin 2005 – Aka Moon

Avec Aka Moon, le festival change nettement de catégorie et connaît la première des trois déflagrations belges qui incendieront sans ménagement le Triton au cours de ces deux semaines.

Sur un rythme échevelé et avec une énergie sans faille, Aka Moon a proposé, aux oreilles ébahies d’un public laissé sur les rotules, un concert extrêmement long à tel point que l’on a pu croire, dans un premier temps, à un concert en un seul set – les rappels eurent même lieu devant une salle décimée par l’horaire impitoyable du dernier métro – et d’une intensité marquante.
Toute en angles et en ruptures, la musique d’Aka Moon, extrêmement versatile, est perçue comme difficile d’accès. Sur disque, le trio (saxophone, basse, batterie) est le plus souvent accompagné d’invités divers, qui viennent enrichir les timbres. Ce qui n’était pas le cas lors de cette première partie, où l’aridité de la formule instrumentale de base était préservée, laissant plus encore passer l’énergie et percevoir la complexité des structures.

En seconde partie, malgré l’apport de la flûte de Magik Malik – parfois un peu à la peine pour suivre les grands malades dont il partage la scène – ce sentiment persiste. Les thèmes virevoltent, les tempi sont en évolution permanente, l’orchestration est tout juste étoffée par quelques boucles et effets de delay à la basse et la polyrythmie, permanente, est érigée en système. A tel point que l’auditeur, laissé exsangue par un concert de près de trois heures, put ressentir une certaine impression de linéarité à la fin du second set, l’esprit saturé par un déluge permanent de notes, de rythmes décalés et d’harmonies complexes.

On restera toutefois marqué par l’enthousiasme extrêmement communicatif de Fabrizio Cassol, déjanté du saxophone et compositeur audacieux, de Michel Hatzigeorgiou, hilare derrière sa basse et de Stéphane Galland, qui assène avec le sourire des rythmes d’une complexité ébouriffante. La bonne humeur et la complicité sont palpables sur scène, le plaisir de jouer est manifeste et ces trois monstres de technique ne se départissent jamais de la plus totale simplicité.
Une magistrale claque, la première du festival.

Fanny Layani

Jeudi 09 juin 2005 – Setna/Yang

Setna

Le public est jeune et plutôt féminin, fait étonnant en matière de musiques progressives ou assimilées, et visiblement, comme souvent au Triton, on se connaît ou reconnaît facilement. Setna joue ce soir. Setna ? Comment dire…

Imaginons un oscilloscope. Une courbe sinusoïdale régulière, donc : elle monte, elle descend en ondulations bien ordonnées. Cette courbe peut aussi figurer une respiration, notamment en musique : pression, dépression, tension, extension.
Remplaçons cette sinusoïde par une batterie, une basse, deux claviers dont l’inamovible Moog, des bois – clarinette et sax en alternance – et une voix considérée tel un instrument. Si cet oscilloscope d’une nature un peu nouvelle produisait du jazz, il serait commercialisé sous la marque Setna !

Adeptes d’une alternance planante et nerveuse et bien que réservés dans leur attitude, les musiciens font montre d’une certaine passion sur scène. Au cours de titres fleuves passant de réminiscences floydiennes – on pourrait penser à « A Great Gig in the Sky », et il existe pire comparaison – à de sèches syncopes, Setna a conservé l’esprit jazz des soli alternés de claviers, de batterie ou de vents.

La notice de cet oscilloscope se trouverait incomplète sans l’indication suivante : ces gens appartiennent à l’espèce des spécialistes de la transition douce. Tout ou presque se produit en douceur, le glissement d’un thème à l’autre, la transmission du flambeau soliste, le passage d’une extrémité de la courbe à l’autre. Accompagnée par un chanteur instrumentalisé à la voix légère, avec son air de sadhu en dotthi et sa gestuelle tirée d’un katakali très personnel mais pas insensé, la musique de Setna se laisse absorber sur scène sans aucune difficulté ni résistance. Et bien que l’on trouve Etna dans le nom de cette formation, on compte bien quelques éruptions musicales, certes, mais pour autant pas de violence, plutôt l’impression d’une coulée de lave. Une coulée de lave… Du Magma ?

Yang

« Le yang est un principe solaire, par rapport au yin, principe lunaire. Tous les morceaux de Yang sont plutôt solaires. Enfin, pour moi ! »

Le registre de Yang, quatuor instrumental – deux guitares, basse et batterie – se trouve ainsi défini par son principal moteur, Frédéric L’Epée. Restons dans les citations : « Les titres composés par l’Epée sont en effet spécialement écrits pour un membre du groupe en particulier.
Ancien membre de Shylock, groupe progressif français du milieu des années soixante-dix et d’une formation instrumentale plus expérimentale, Philharmonie, dans les années quatre-vingt, L’Epée possède ainsi une expérience musicale variée, outre des années de professorat. Mais son influence initiale, qui ressort sur ce disque plus « dur » que ses précédents, est indéniablement celle de Robert Fripp, comme il l’indique lui-même »
, écrivait Djul dans ces colonnes, à propos de A Complex Nature, premier album de Yang, largement interprété ce soir. On s’éloigne donc du jazz de Setna, même s’il s’agit d’un courant dont Yang use parfois pour son rock instrumental.

Pas mal de saturation pour des instruments que l’on voit souvent associés au metal : Ibanez surtout, mais aussi Gibson ou Music Man ; et le style s’y prête. Alternant jolies cocottes un peu funk et bons gros riffs traditionnels, Laurent James, ancien élève de L’Epée ayant déjà foulé la scène du Triton avec Lord of Mushrooms, offre des fondations solides.

Si chaque musicien possède bien son ou ses morceaux à la façon d’un éclairage de ses talents personnels d’interprétation, ainsi que le veut la philosophie du groupe, Frédéric L’épée montre cependant clairement son attachement guitaristique. Soigneusement mis en avant et signant tous les soli hors quelques interventions de la basse et harmonisations à deux guitares, il montre certes une certaine efficacité, malgré une crispation perceptible dont il ne se départira qu’en fin de spectacle. Il ne reste plus, pour prêter vie à ce « bouillonnement électrique » de qualité, qu’à jeter sur Yang l’étincelle d’un jeu de scène plus animé. Le second album du groupe est en préparation, dont quelques titres ont été joués en avant-goût ce soir. Voilà qui devrait permettre quelques nouveaux passages en concert, justement.

Florian Gonfreville

Vendredi 10 juin 2005 – Zaar/Cahen-Seffer septuor

Une nouvelle affiche double et présentant deux générations sur un même plateau, pour un grand écart stylistique surprenant, imputable aux modifications de programmation déjà évoquées.

Zaar est né des cendres de Sotos, puisque l’on y retrouve les frères Hazera (Michael à la batterie et Yan à la guitare), aux côtés de deux Romain, l’un à la basse et l’autre à la… vielle à roue. La fratrie Hazera représentait la fraction musicalement la plus torturée et la plus adepte d’expérimentations étranges de Sotos, et l’écoute de Zaar conforte cette opinion.
Zaar développe une musique atypique, à tous points de vue. L’instrumentation en elle-même en donne un avant-goût, surtout si l’on précise que l’instrument le plus mis en avant n’est pas la guitare. On retrouve cette dernière plus souvent dans un rôle de création d’ambiances et de climats plutôt qu’en position mélodique ! La vedette est bel et bien la vielle à roue, électrifiée et passée à travers différents effets sonores.

Le climat d’ensemble est sombre, violent et presque râpeux, les jeunes musiciens ne consentant aucun compromis. L’idée même de flatter l’oreille de l’auditeur par une mélodie ou un accord plaisant s’écarte de la démarche de Zaar, qui se situe davantage dans une logique de confrontation, voire même de perturbation. La tension est maintenue, permanente, quitte à mettre mal à l’aise une partie du public : on se doute, vu l’éclectisme de l’affiche, que le public de la paire Cahen-Seffer ne s’attendait pas véritablement à la violence parfois paroxystique de Zaar.
Cet aspect déstabilisateur est renforcé par une certaine absence de construction des titres : il est difficile d’y prendre ses marques, et d’y trouver des repères fautes d’éléments récurrents, voire parfois de structure claire. La musique de Zaar est encore en recherche et en construction permanente, l’ensemble reste pour le moment « jeune ». Mais il s’agit très clairement d’un travail en devenir qui, s’il n’est pas encore entièrement convaincant faute d’une certaine cohésion, éveille en tous cas intérêt et curiosité. A confirmer sur album prochainement.

La seconde partie de cette soirée est en contraste pour le moins total avec la jeunesse éruptive de Zaar, tant en termes de propos musical que d’ambiance générale.

Le duo François Cahen (piano) – Yochk’o Seffer (saxophone) s’était, pour cette nouvelle prestation au Triton, adjoint les services de Charly Doll aux percussions – qui à lui seul, par moments, sauva le set – et d’un quatuor à cordes dont nombreux se demandent encore, à l’heure qu’il est, le réel intérêt.
Le concert donné par les deux « historiques » de la formation se révèle somme toute très classique : Seffer se livre souvent à de grandes envolées lyriques où il couvre par fois, à lui seul, l’ensemble des musiciens qui l’accompagnent, et qui peuvent parfois friser le pénible lors des passages les plus free. Mais on retrouve indéniablement dans ses interventions les qualités d’invention mélodique qu’on lui connaît, et la chaleur du son dont il est coutumier. Quant à François Cahen, il est, lui aussi, égal à lui même : capable d’une grande précision lorsqu’il le veut bien, son jeu n’est cependant pas toujours des plus pertinents. On a souvent l’impression d’un musicien dilettante et peu concerné, d’où quelques placements un peu hasardeux dans les passages les plus écrits.

Toutefois, le gros « hic » de cette formule en « septette » se trouve du côté du quatuor, qui souffre d’emblée d’un problème fondamental dans l’écriture elle-même : harmonique et souvent très verticale, avec de nombreux frottements à la seconde, et rythmiquement assez étrangère au savoir-faire technique des musiciens classiques. Pourquoi pas ? Mais ce parti-pris d’écriture est largement incompatible avec un saxophone ne concédant rien lors de ses improvisations free et qui modifie les structures en temps réel, à grand renforts de gestes. Cela n’a d’ailleurs pas loupé : dès le premier titre, le quatuor n’a pas manqué de partir dans le décor au premier virage, comme il était prévisible.
Outre ces placements rythmiques et harmoniques relevant parfois de la mission impossible pour les musiciens, ne parlons pas des questions de sonorisation. Sonoriser des cordes dans un environnement amplifié n’est déjà pas une mince affaire. Mais, avec pareille formation et sans cellules pour capter les instruments « en direct », il devenait impossible d’équilibrer le quatuor, repris avec de simples micros d’ambiances.

Une double question se posait donc à la sortie de ce concert, et qui venait gâcher nettement le plaisir que l’on aurait pu y prendre : la programmation d’une formation aussi traditionnellement jazz au sein d’une affiche résolument audacieuse était-elle véritablement pertinente ? Cahen et Seffer auraient sans doute mieux trouvé leur place dans un autre cadre. Et, plus grave, on pouvait concevoir de nets doutes sur la pertinence des choix d’écriture eux-mêmes, ce qui laisse planer le doute sur la viabilité d’une telle formation, pourtant menée par des musiciens qui eurent souvent beaucoup à dire…

Fanny Layani

Samedi 11 juin 2005 – Soft Bounds

Après un premier concert lors de la seconde édition des Tritonales, au succès que l’on sait et au cours duquel un live avait été enregistré, Soft Bounds se produisait à nouveau au Triton, dans des circonstances quelque peu spéciales : heureuses car il s’agissait du jour de sortie de ce live justement, mais aussi difficiles selon l’état de santé précaire d’un Elton Dean tout juste sorti de l’hôpital et visiblement fatigué.

Le groupe franco-anglais compte en ses rangs deux légendes de l’école de Canterbury, Elton Dean et son mythique saxello (variation sur le thème d’un saxophone soprano, au son souvent plus perçant), ainsi qu’un Hugh Hopper toujours aussi flegmatique sous son bonnet. A leurs côtés – et ayant tendance à leur voler insolemment la vedette – un couple majeur du jazz français : Sophia Domancich, aux couleurs pianistiques plus « école française du début du XXe s. » que jamais, et Simon Goubert, véritable Gavroche de la batterie jazz, qui fomente le moindre de ses coups avec une grimace jubilatoire et a sans doute l’un des plus beaux touchers de cymbale actuels.

La première partie du concert se déroule dans une ambiance un peu étrange, assez paroxystique, et qui retombe parfois étrangement sur ses pieds alors que l’on sent souvent l’ensemble au bord de la déstabilisation. Cette fébrilité est particulièrement sensible sur « Le Retour d’Emmanuel-Philibert », composition de Simon Goubert en passe de devenir un classique, et que le public fredonne régulièrement à la sortie des concerts. Ce morceau, pourtant propice aux ambiances chaudes dans sa première partie, est étrangement brusque et violent.
La seconde moitié de la soirée est à la fois plus cohérente et plus poussée, chaque titre et chaque phase improvisée étant portés bien plus loin. Elton Dean s’y donne sans compter, même si on le sent parfois au bout de la fatigue et de l’usure, et trouve plus naturellement sa place dans le tissu sonore qu’en première partie de concert, où il semblait plus souvent en décalage avec ses partenaires.

En rappel, le quatuor se transforme en quintette avec l’arrivée de Jean-Michel Couchet au saxophone – il avait remplacé Elton Dean lors d’un concert à Marseille quelques jours auparavant – pour une version extensive de « Slightly All The Time », titre mythique de Soft Machine s’il en est. Loin de se cantonner au rôle de second couteau mais sans jamais couper la parole à Elton Dean, le nouveau venu prouve son talent en quelques mesures, restant toujours sobre et pertinent sans hésiter néanmoins à prendre des risques. Sophia Domancich propose, elle aussi, un solo d’un grand intérêt, harmoniquement aventureux et plein d’intensité. On regrettera seulement qu’elle ne prenne souvent pas tout l’espace sonore qui lui revient lors de ses soli, où elle reste souvent proche de son jeu en accompagnement.


2. Deuxième semaine

Mercredi 15 juin 2005 – Hatfield and the north

Au rayon des réunions de formations cultes les plus improbables permises par les Tritonales, Hatfield and The North arrive probablement en tête, coiffant au poteau Polysoft et sa moitié de Soft Machine en 2003. Phil Miller (Matching Mole), Richard Sinclair (Caravan) et Pip Pyle (Gong) avaient d’ailleurs figuré, séparément, à l’affiche de cette première édition. Il ne manquait que Dave Stewart (claviers), seul membre historique à ne pas faire partie de la reformation.

C’est donc après vingt-cinq ans d’absence – on ne compte pas une reformation pour la télévision britannique en 1990 – que le trio se présente au public du Triton, assisté d’Alex Maguire aux claviers, déjà présent au sein du Pip Pyle’s Bash, et d’un second percussionniste, ajouté au groupe en dernière instance, après que Pyle ait été opéré d’une hernie discale.
Entre 1972 et 1977 et avec deux disques, Hatfield and The North a contribué à l’édification de la fameuse « école de Canterbury », mouvement hétéroclite qui comprend, pêle-mêle, des formations inspirées du jazz (Soft Machine, bien sûr) ou de la pop (Caravan). Hatfield se situe encore à part, malgré la présence de Richard Sinclair, meneur et bassiste de Caravan, et d’évidentes réminiscences jazz : avec une musique instrumentalement très recherchée, mélodique tout en étant rigoureuse sur le plan rythmique, c’est à National Health que l’on peut sans doute comparer le mieux Hatfield. Ce qui n’est d’ailleurs pas un hasard, puisque ce dernier en est une émanation, avec Dave Stewart et Pip Pyle, mais sans Sinclair.

Nous avions déjà relevé que le temps avait eu quelque impact sur la voix de Richard Sinclair, lors de son concert solo aux Lilas. Hélas pour le public, ce triste constat s’étend à la quasi-totalité des membres de Hatfield en ce soir du 15 juin 2005. Très rapidement, il devient évident que le groupe n’a que très peu répété et les maladresses sur les parties instrumentales finissent vite de convaincre que la résurrection n’est pas pour ce soir.

On peut pourtant relever d’excellents moments au cours de ce (très) long concert, en deux parties comme d’habitude au Triton : le « classique » de Hatfield, « Share It » fut joué de manière énergique par tout le groupe, momentanément cohérent, et l’un des meilleurs morceaux des Anglais, le long « Underdub » fit merveille avec son passage bossa. De même, en fin de concert, le pavé « Halfway Between Heaven and Earth » fut certainement un grand moment d’émotion : après un long solo jazzy d’Alex Maguire, et un début assez cacophonique, la seconde partie du morceau arrive enfin à faire décoller la salle, à l’unisson.
Notons aussi des choix opportuns sur la liste des morceaux, comme ce « Seven Sisters » aérien tiré d’un album de Pip Pyle (Seven Year Itch) et auquel tous les membres de Hatfield avaient contribué lors de son enregistrement studio. Enfin, il paraît clair que le groupe a visiblement plaisir à se retrouver : clins d’œils entre Richard Sinclair et Phil Miller, connivence entre les deux percussionnistes, ou Maguire faisant le zouave sur le solo de basse de Sinclair…

Mais rien ne permettra d’effacer le bilan pour le moins mitigé de la soirée : Sinclair n’a presque plus de voix par moments, ou ne fait pas l’effort de l’élever ; le fait de chanter loin du micro, le nez plongé sur le manche de sa basse ne doit pas aider. Maguire utilise des sonorités de claviers parfois difficiles à supporter, et surtout, l’état physique très dégradé de Pip Pyle fait peine à voir. Sous morphine et visiblement souffrant, le batteur cherche malgré tout à assurer le concert, ce qui n’était pas nécessairement une bonne idée, puisque la machine Hatfield tournait déjà mieux lorsqu’il prenait les percussions et laissait à son second les commandes de la rythmique principale.

Les réactions tout juste polies d’un public pourtant en manque depuis plusieurs décennies ne trompent pas : l’inoubliable concert ne sera pas celui-ci, malgré toute la bonne volonté du groupe.

Djul

Jeudi 16 juin 2005 – Ahvak

Auteur d’un premier disque remarqué et chroniqué dans nos colonnes, Ahvak est une formation israélienne de grand talent, encadrée par le leader de 5UU’s, Dave Kerman. Dotée de deux claviers et de musiciens au niveau technique irréprochable, Ahvak nous avait fasciné avec son rock in opposition moderne, teinté d’influences folkloriques moyen-orientales. Un monde à part, difficile à percer, mais toujours intriguant et subtil.

C’est cet « avant-prog’ » que les Israéliens ont défendu avec fougue et conviction, un an après qu’une partie de la formation se soit aventurée aux Lilas en tant que simples spectateurs du festival. A leur tour désormais de jouer les premiers rôles !
Ahvak s’est montré ce soir-là aussi exigeant et hermétique que sur son album, dont il a interprété les pièces-maîtresses et notamment un monstrueux « Vivisektia », ainsi que deux extraits de sa démo précédente, plus sombres sans doute. L’approche, sur scène, se fait sans la moindre concession, et les dissonances et autres heurts de timbres sont parfaitement assumés.

La première partie du concert est tout ce que l’on pourrait qualifier de plus « barrée », dans un esprit parfois proche de la musique contemporaine, mais avec une dimension violente que le groupe n’hésite pas à creuser. Cette impression sera renforcée par la seconde partie, plus sombre, plus lourde, terrienne et qui frise parfois l’hypnotique, par surcharge d’informations sonores.
Cependant, Ahvak n’est pas un groupe de sombres hommes en noir, et la dimension humoristique de leur musique n’est pas négligeable, même dans l’énergie du concert. Elle s’en trouve d’ailleurs renforcée par les interventions de Dave Kerman, qui ajoute à leur déjante pourtant déjà conséquente une série de gimmicks loufoques : « solo » à base de larsens de talkie-walkie, jeux pour enfants (marteau en plastique), etc.

Ahvak délivre ainsi un concert d’une exigence absolue, à l’image de la concentration – en toute détente pourtant – de ses musiciens, mais qui ne déroute pas un public manifestement connaisseur, et malheureusement bien clairsemé pour un groupe venu de si loin. Quoi qu’il en soit, les Israéliens menés par Yehuda Kotton et Udi Susser confirment leur potentiel discographique et le fait qu’Ahvak est une formation à suivre avec grand intérêt.

Fanny Layani – Djul

Vendredi 17 juin 2005 – Present

Le festival des Tritonales tournerait-il au congrès mondial des musiques RIO et zeuhl ? Après Magma (présent hors festival cette année) et avant Univers Zero, un troisième pilier historique du genre figure à l’affiche cette année : Present ! A quand Henry Cow ou Art Bears ?

En attendant une hypothétique réunion de ces grands noms du genre, aujourd’hui disparus corps et biens, le public du Triton a pu profiter d’une rare opportunité de voir Present sur scène en France, qui ne s’était pas présentée depuis… on préfèrera ne pas compter les décennies !
Roger Trigaux a donc investi en force les Tritonales, pour un show tellurique et avec une nette envie d’en découdre, assisté de Dave Kerman, de son fils Reginald – également à la guitare, et de cinq autres musiciens. Une centaine de personnes (seulement, regrettera-t-on) s’était déplacée et l’on a pu voir parmi les rangs d’amateurs fervents quelques membres d’Ahvak et de Nebelnest…

C’est – de manière assez surprenante il faut le reconnaître – avec « Jack The Ripper » que le concert commence, soit un titre d’Univers Zéro tiré du cultisme Hérésie. Cette version remaniée par Présent, beaucoup plus dense et riche que la version originale, place d’entrée de jeu la barre très haut : Réginald Trigaux mène l’ensemble à la baguette, tandis que le jeune saxophoniste Pierre Desassis offre quelques accents « zorniens » inédits au morceau ; Trigaux, sur son siège à la manière d’un Fripp, tourne le dos au public et joue convulsivement. La cohésion d’ensemble est impressionnante, à l’image de l’Univers Zéro de Daniel Denis, mais la puissance, voire l’abrasivité, des sons qui sortent des enceintes du Triton sont bien celles de Présent.
Suit « L’histoire d’une petite fille qui boîte », qui débute sur un sample inquiétant de comptine enfantine brusquement interrompu par un Dave Kerman éructant à l’attention du public un « écoute ta maman ! » qui fera office de leitmotiv, avant de lancer le tempo totalement déglingué du morceau. Sur le final, le bassiste américain Keith Macksoud délivre un solo de basse habité, avant que Kerman ne décide de transformer son intervention en show à la Tex Avery, agrémentant son « solo » d’un pivert en bois qui ne résistera pas longtemps à pareil traitement, de sandales claquées devant le micro et d’un rouleau de scotch déroulé violemment et avec un sourire jouissif : autant d’improbables objets pourtant mis en scène pour participer à la musique de Présent ! « The Last Drop », nouvelle composition de Pierre Chevalier, clôt le premier temps de ce concert. Ce titre très écrit évolue entre le gris foncé, le noir et le metal suintant la rouille, et sonne de manière très contemporaine.

Après la pause, un extrait de High Infidelity est proposé, avec un « Rêve de Fer » que le groupe porte à bout de bras et ne semble pas vouloir arrêter. Mais le véritable cataclysme aura lieu avec le classique « Promenade au fond d’un Canal ». C’est au tour de Roger Trigaux de diriger son groupe tout au long de ce morceau si inquiétant, à l’introduction fragile avant une montée en puissance irrésistible, tandis que son fils reprend ses parties de chant et de guitares. L’interprétation de ce titre est si intense que le public en est sorti proprement choqué, il n’y a pas d’autre mot.

Vers la fin du titre, alors que la violence canalisée du groupe a déjà achevé sa mission et où le mal-être est déjà installé, un véritable homme de Neandertal, torse nu et peinturluré, matraque au rythme de Présent une barre de fer coincée dans un étau, alors que le groupe resserre encore son emprise et part en vrille, Roger Trigaux fracassant sa guitare par terre, à la manière de son mentor Jimi Hendrix. Heureusement, le parquet de la scène fut presque épargné… mais ce fut bien le seul ! L’épisode valut d’ailleurs à Roger Trigaux de vanter la résistance des guitares coréennes, plus endurantes que le public en état de choc !

Pour le rappel, l’efficace seconde partie de « Alone » est proposée dans une version allongée et remaniée, marquée par les respirations du violoncelliste Mathieu Safatly et de nouvelles paroles en français, éructées avec véhémence par un Trigaux que l’on croirait possédé. Ces derniers coups de boutoir finissent d’assommer un public qui continue pourtant de réclamer quelques minutes supplémentaires, en vain, malgré deux retours sur scène d’un groupe acclamé comme il se doit.

Une expérience à part et extrêmement impressionnante : ce concert de Présent confirme une excellente réputation scénique, même s’il fut parfois oppressant, voire étouffant.
Cette tournée, qui va désormais se prolonger aux Etats-Unis, s’achèvera par une prestation au Nearfest, durant laquelle les Belges risquent fort de faire s’écrouler les fondations du théâtre qui abrite l’événement…

Djul

Samedi 18 juin 2005 – Univers Zero

Après nous avoir gratifié de deux mémorables prestations en France l’an dernier, l’une aux Tritonales, avec un son sublime, et l’autre dans le cadre impressionnant du festival Mimi – la cour d’un hôpital en ruine sur l’île du Frioul, dominant la Méditerranée – Univers Zero revient aux Lilas pour clore cette édition 2005 de fort belle manière.

La formation est également la même que celle de l’année dernière, et permet à Daniel Denis d’offrir une restitution fidèle des productions pointues d’UZ en studio. Le groupe est toujours aidé d’images projetées sur écran, parfois générées de manière spontanée par Philippe Seynaeve, et qui illustrent si bien la musique. C’est sans surprise que les Belges ont à nouveau éclaboussé de tout leur talent la scène du Triton avec une série de classiques, mais regorgeant toujours de monuments de musique contemporaine.

Après un excellent « Présages », mis en lumière par le bouillonnant et potache Peter Vanderberghe, on retrouve le long « Xenentaya », second grand moment de la soirée. Ce titre arabisant, voire tribal, est littéralement porté par Daniel Denis et son jeu si particulier, tout en précision, jamais forcé, de telle sorte qu’on a parfois l’impression qu’il caresse ses peaux pour donner de la dimension au son plutôt que de les frapper. Les contretemps qu’il instille pendant dix minutes, et cet art de relancer la machine UZ d’un simple coup de cymbale forcent l’admiration. La basse en tapping d’Eric Plantain ajoute le zeste de magie qui fait de ce titre un classique, et c’est avec une humilité proportionnelle à son talent que le groupe se retire pour une pause, laissant exsangue une salle en ébullition.

Parmi les autres grands moments de la seconde partie du concert, on peut citer « Dense », bien sûr, tiré de ce qui restera peut être le chef-d’œuvre de la discographie fournie du groupe, Ceux du Dehors : le démarrage toujours saisissant de ce long titre annonce mille virtuosités des musiciens, et la première partie, dansante, mène à un long passage solo sur lequel Michel Berckmans (hautbois et basson) et Martin Lauwers (violon) font merveille. L’ensemble étonne par sa mise en place sans faille. Au milieu du titre, une véritable « morne plaine » (les deux Flamands du groupe n’ayant pas lésiné sur les références à Waterloo en ce 18 juin anniversaire) rappelle les accents ténébreux du disque. Avec « Variations Mélotroniques », titre récent à la fois gai et turbulent, UZ prouve que ses compositions actuelles respectent l’héritage du passé, mais prennent aujourd’hui une forme plus lumineuse et plus improvisée : Daniel propose un solo de batterie (proche de celui de l’an dernier) puis le groupe reprend la main pour un nouveau passage et un retour de thème flamboyant.

Ce sont le sombre « Bonjour chez vous » (encore tiré de Ceux du Dehors ), et « Kermesse Atomique » dans une version remaniée et hypnotique, qui parachèvent un concert de très bon augure, en attendant le live du groupe, enregistré aux Halles de Bruxelles et qui, à l’image d’UZ, sera probablement singulier et atypique, ainsi qu’une nouvelle incarnation du groupe acoustique cette fois, suggérée par Daniel au sortir du concert.

Ce rendez-vous attendu avec la musique d’Univers Zero, restituée avec une qualité sonore infaillible et tout le talent de ses six musiciens, fut à la hauteur de toutes les espérances, et confirme bien que la légende entourant cette formation n’est pas née par hasard… les Belges savent aussi composer et interpréter des titres bien vivants voire, comme c’était le cas ce 18 juin, véritablement vibrants ! On reste bouche bée devant une telle cohésion au sein d’une formation si atypique par son instrumentation. Encore un concert « culte » au Triton, et une merveilleuse conclusion à cette édition, qui a fait la part belle au mouvement RIO !

Djul

S’il fallait faire un bilan…

Cette troisième édition des Tritonales a présenté un visage extrêmement varié, avec des concerts inégaux, entre l’époustouflant et l’affligeant, la puissance incroyable des « hauts » (Aka Moon, Ahvak, Présent, Univers Zero) faisant encore ressortir l’indigence des « bas » inattendus (Hatfield). Les aléas de programmation ont entraîné des doubles affiches déséquilibrées stylistiquement, ce qu’on ne peut que regretter car le concept paraît toujours pertinent, à condition d’être cohérent.
Quoi qu’il en soit, la qualité d’ensemble se maintient, malgré quelques « ratées » et le bilan reste globalement positif, notamment du fait des exceptionnelles prestations des différents invités belges de ce festival.

Il reste à souligner et saluer, une nouvelle fois, le soutien sans failles apporté par le Triton aux courants les plus exigeants de la mouvance progressive, et sa volonté farouche de défendre des musiques trop souvent maintenues à l’écart des scènes en France. Plus encore, insistons sur ce rôle original et nécessaire que les Tritonales et le Triton accaparent peu à peu, tant de monument érigé aux gloires du style, de facilitateurs de l’impossible – une réunion d’Hatfield, quelqu’en soit le produit, est un modèle du genre ! – et de porte-voix du renouvellement de la tendance.

Fanny Layani – Djul – Greg Filibert – Florian Gonfreville