– Tritonales 2003 (pt.1)

DOSSIER : Les Tritonales 2003

Le Triton, café-concert, studio et label à un jet de pierre de Paris, développe depuis quelques années une programmation éclectique et audacieuse. Du 21 mai au 14 juin 2003 s’y déroule le premier festival des Tritonales, à la croisée du jazz et des musiques progressives. A l’affiche figurent rien moins que la galaxie Vander, Mats & Morgan, Polysoft, Daevid Allen ou Richard Sinclair… parmi d’autres ! Progressia, partenaire du festival, vous raconte chaque concert, semaine par semaine.


1. Première semaine

Les Tritonales, dont la programmation ouverte et ambitieuse rassemble groupes établis, réunions de grands noms et jeunes loups des musiques progressives, s’ouvraient avec Offering,
« l’autre » groupe de Christian Vander, mentor de Magma et géant de la batterie. Cinq soirées intenses et prenantes pour un groupe qui fête cette année ses vingt ans de carrière et qui, après un sommeil de plus de dix ans, ressuscite à l’occasion de la réédition de sa discographie par le label Seventh Records.


21 mai 2003 : Offering (premier soir)

Entre un piano, une contrebasse, une batterie, des claviers et une myriade de percussions en tous genres, les neufs musiciens de la mouture actuelle d’Offering ont inondé la scène du Triton d’une énergie aussi débridée qu’implacable, pour pas moins de trois heures de musique intense. Une partie de la tribu Magma est au rendez-vous : autour de Christian Vander, on retrouve naturellement Stella Vander, mais aussi Isabelle Feuillebois au chant, et Emmanuel Borghi au piano. Christian Vander se consacre essentiellement au chant, développant ainsi un jeu de scène très marqué, aux mouvements parfois proches de ceux des danses indiennes, et est remplacé à la batterie par un Yoann Serra à la technique irréprochable. La formation, complétée par François Causse, jonglant en permanence avec des percussions de toutes sortes, Philippe Dardelle à la contrebasse, et Frédéric D’Oelsnitz aux claviers, est rejointe pour chacun de ces cinq concerts, par un invité surprise, et c’est ce soir Pierre Marcault, percussionniste au toucher impressionnant, qui ouvre la série.

Si le mixage relève du même parti pris que celui de Magma (voix en retrait pour mettre en valeur les éléments purement rythmiques et permettre une perception globale de chaque phénomène musical), le son est plutôt bon et laisse au groupe une importante marge de nuances dont il use. Les compositions sont souvent obsédantes, fondées sur une ligne de basse, des accords de pianos et une rythmique circulaire, évoluant en de très longs crescendo terriblement calibrés. La musique d’Offering, tantôt épique, tantôt intimiste, souffle d’un instant à l’autre le chaud et le froid. Moins construite et plus versatile que celle de Magma, elle laisse une part à l’improvisation, mais n’en est pas moins fermement structurée comme le prouve, s’il était besoin, une grande précision dans la mise en place. Emmanuel Borghi et Frédéric D’Oelsnitz y ont ajouté ce soir une composition du pianiste de jazz Michel Graillier, décédé en février.
Offering est placé, comme Magma, mais de manière plus explicite encore,
sous l’héritage très pesant de John Coltrane, figure majeure et
incontournable de l’univers de Vander, indissociable de son identité
musicale et dédicataire officiel d’Offering. Le fantôme du saxophoniste côtoyait ce soir l’ombre d’un autre grand jazzman, Chet Baker, à qui un hommage fut rendu en rappel (« Chet »). Pour l’anecdote, c’est lui qui offrit sa première batterie à Christian Vander, dans des circonstances rocambolesques.

Pour qui admire le Christian Vander batteur de génie, technicien accompli, mais surtout – et avant tout – musicien hors pair (quel autre batteur possède pareille densité de frappe, et pareille faculté d’adaptation du toucher au propos musical ?), on peut regretter que l’homme y passe si peu de temps. Mais cette priorité donnée au chant lui permet aussi, bien qu’il se donne tout autant, peut-être un peu plus de lâcher prise. Christian Vander paraissait en effet plus détendu ce soir que lors des concerts de Magma, où il semble contrôler la moindre note produite par chaque musicien. Laissant ainsi d’avantage de liberté à ses compagnons, peut-être s’accorde-t-il lui-même un peu plus de souplesse et de spontanéité, ce qui fait d’Offering un groupe sans doute moins impressionnant et intransigeant que Magma, mais sans doute plus « naturel ». Ni rock, ni réellement jazz, ni même juste progressif au sens le plus large du terme, Offering est tout simplement une leçon de musique et de force à ne manquer sous aucun prétexte. Vous avez jusqu’au 25 mai !

23 mai 2003 : Offering (troisième soir)

Pour le troisième concert d’Offering aux Tritonales, les choses se présentaient ce soir sous un autre éclairage. Le public, dans un Triton plein à craquer et sous une chaleur étouffante, s’est montré plus enthousiaste et remuant, tandis que sur scène, l’ambiance se révéla vite plus détendue. La prestation d’Offering, moins distanciée que celle de l’avant-veille sur une liste de titres pourtant identique, s’est aussi montrée très différente : un son globalement plus équilibré, notamment en faveur des voix et plus particulièrement de celle de Christian Vander, une intensité et une énergie qui surpassaient de loin celle de la prestation du premier soir, un groove bien plus marqué et l’aspect jazz des compositions ressortant plus nettement, le tout dans une bonne humeur évidente et communicative.

Autant la prestation du premier soir avait été intense, musicalement et émotionnellement, presque violente parfois avec des progressions longues et implacables, autant ce troisième concert a paru plus souple et plus libre, avec une part plus grande laissée aux phases d’improvisation. Pourtant la mise en place, toujours aussi exacte et sans la moindre faille, n’en subit aucunement les conséquences. Paradoxalement, avec un percussionniste en moins (Pierre Marcault, l’invité du premier soir), l’ensemble sonnait plus clairement au plan rythmique, l’essentiel de l’articulation et de la structure des morceaux apparaissant plus nettement. Les phases de crescendos lents et puissants se sont également déroulées très différemment : les montées en intensité, plus rapides et plus fluides, étaient moins oppressantes que lors du premier concert, et ont atteint ce soir un stade dangereusement proche de la transe.

L’invité du jour, le claviériste et chanteur Pierre-Michel Sivadier, lui aussi proche du clan Vander, a rejoint le groupe pour un « bœuf » d’anthologie d’une virtuosité et d’une vitalité intrigantes, bien que le niveau de saturation de l’espace sonore comme de l’esprit de l’auditoire ait été parfois dépassé.
L’évolution d’une prestation à l’autre ne peut qu’augurer du meilleur pour les deux jours à venir. Décidément, ces concerts d’Offering ne sont pas à manquer et ce ne sera pas faute de ne pas l’avoir suffisamment répété ! Il vous reste deux jours.

25 mai 2003 : Offering (cinquième soir)

Sous l’œil attentif et inquisiteur de huit caméras (quatre en salle, trois sur scène et une en coulisses), Offering donnait ce soir le dernier de ses cinq concerts exceptionnels au Triton, livrant une fois encore une prestation en total contraste avec les soirées précédentes.

Les premières minutes paraissent pleines de tension, contrairement au lâcher-prise qui avait fait de la soirée du vendredi un moment exceptionnel. Le fait que le concert soit filmé semble manifestement gêner le groupe, qui dans un premier temps parait assez coupé d’un public peut-être aussi moins réceptif. On pourra par ailleurs regretter que l’invité du jour Simon Goubert, autre « habitué de la bande » batteur de son état mais ici au piano, se soit montré si discret tout au long de la soirée.
Après une période d’ajustement variable selon les musiciens et durant laquelle tout semble ne tenir qu’à Stella et Christian Vander (eux-mêmes manifestement tendus), le concert décolle, pour ne plus redescendre. Ainsi, la fin de la première partie, si elle n’atteint pas les sommets de vendredi, paraît meilleure que lors du premier soir, et l’aisance – presque l’évidence – acquise par l’ensemble du groupe, transparaît nettement. Julie Vander comme Isabelle Feuillebois (chant) s’intègrent mieux, en termes de dynamique, à l’ensemble des parties chantées. Le nouvel Offering semble désormais, techniquement et musicalement, une « affaire qui roule », même si rien n’est jamais éternel. En seconde partie, on approche la folie du concert du vendredi soir, tout en restant juste ce qu’il faut en-deçà pour garder les crescendos sous contrôle, y compris dans les phases d’improvisation. Cela n’empêche cependant pas Christian Vander, impressionnant de puissance, de charisme et d’énergie, de se déchaîner littéralement sur un « Another Day » d’anthologie, qu’il portera à l’extrême.

C’est une salle debout qui acclame enfin le groupe après un rappel longuement demandé (« Chet » toujours), et couronné par une plaisanterie d’un Christian Vander pourtant d’ordinaire peu loquace sur scène. Ainsi se closent cinq soirées mémorables, chaque soir différentes et uniques mais toujours animées de ce même esprit pétri de rythme, d’énergie et de passion.

Fanny Layani


2 . Deuxième semaine

27 mai 2003 : Ad Vitam

Après les cinq soirées consacrées à Offering, Les Tritonales s’offrent avec Ad Vitam une respiration méritée, tout en restant proche de l’"univers" de Christian Vander. En effet trois des quatre membres du groupe ont participé à Magma, et parmi eux Isabelle Feuillebois était présente sur scène la semaine passée.

Dans une salle moins remplie et en configuration assise, nous sommes conviés ce soir à une expérience beaucoup plus calme, cette formation développant une musique essentiellement autour du piano et du chant. Le public le sait sans doute puisqu’il compte en ses rangs quelques familles avec enfants. Etrange pour un festival aussi pointu, dites-vous ? Dès les premiers instants, tout est clair : Ad Vitam, c’est avant tout de la poésie chantée, quelque part entre chanson et musiques traditionnelles.
Très vite, les voix de Julie Vander, Isabelle Feuillebois et Claude Lamamy nous captent en projetant des images simples et familières ("Le sel de la vie" : "au creux de ce sentier […] nous avons tant marché"), appuyées au piano par Jad Ayache. Chantés tout en finesse, tantôt à trois, à deux ou en solo, les titres s’enchaînent et forment un équilibre entre narration et invitation au rêve. On se surprend parfois à évoquer ses propres souvenirs. Ces alternances suffisent à entretenir l’attention du public, pourtant loin d’être acquise tant les harmonies sont plus complexes qu’accrocheuses. La qualité des textes n’y est sans doute pas étrangère, qu’ils soient signés par Jad Ayache ou, par exemple, Georges Brassens sur "Le fidèle". De la démarche progressive ne subsiste que l’essentiel, à savoir la liberté formelle.
Dans un éclairage des plus tamisés, l’ambiance est attentive voire recueillie. A l’image des protagonistes, l’auditoire reste d’ailleurs bien sage mais applaudit chaque chanson avec sincérité. En deuxième partie l’émotion se joint peu à peu à la méditation grâce à quelques mélodies plus accrocheuses ("Vents et marées"). L’ambiance s’échauffe presque au moment de réclamer des rappels ! Ad Vitam aurait-il touché quelques cordes sensibles ?

Julien Weyer

28 mai 2003 : Ethnic Trio

C’est un public un peu plus nombreux et presque aussi varié qui accueille les trois musiciens d’Ethnic Trio. Le concert, qui sera filmé, marque les retrouvailles scéniques de Faton Cahen (Magma, Zao) au piano et Yochk’o Seffer aux vents (saxophones, flûte) qui formaient voilà plus de vingt ans Ethnic Duo. Rejoints pour l’occasion par un autre compagnon de route en la personne de François Causse, percussionniste d’Offering, ils éprouvent à se produire à nouveau sur scène un plaisir évident, qui sera peu à peu partagé par l’assistance.

Comme souvent avec des musiques dites « exigeantes », un temps d’adaptation est nécessaire à qui n’est pas familier d’un style qui se pratiquait surtout dans les années soixante-dix et qui reste difficile à cerner, tant l’Ethnic Duo devenu Trio se joue des contraintes de genre. Même si l’improvisation omniprésente évoque naturellement le jazz, la richesse et la variété du langage s’apparentent plutôt aux compositeurs modernes tels que Stravinsky ou Bartok, dont une brève pièce sera donnée d’ailleurs en rappel (NdA : avouons que ces références, bien que familières, nous ont été suggérées par la présentation du groupe. Elles expliquent en partie le choix du terme « Ethnic », puisque ces compositeurs ont puisé leurs influences dans les répertoires populaires). Aussi pendant toute la première partie, une bonne partie de l’assistance semble être en phase « d’apprentissage ».
A l’image du concert de la veille, l’atmosphère devient nettement plus conviviale en deuxième partie. Lorsque Faton Cahen nous dit à quel point ses compères et lui sont heureux de jouer ici, on le croit volontiers et quand il nous fait remarquer que leur manque de pratique récente en groupe rend la qualité du jeu incertaine, on se demande si ce n’est pas là pure coquetterie, tant leur complicité et virtuosité sont de plus en plus évidentes. Sans aucun doute possible, ces trois-là font corps avec leur instrument ! Yochk’o Seffer et son jeu frénétique reste le plus manifeste des trois, mais laisse régulièrement la place aux autres. Selon les morceaux, Faton Cahen alterne piano et synthés, dont il tire quelques sons typiquement seventies (amusantes voix rythmiques « di dou da, ba bou ba » !). Le clou du spectacle revient à François Causse, dont les soli ravageurs à la batterie et aux percussions forcent l’admiration générale : croyez-le ou non, mais à une quinzaine de mètres de distance seulement, on perçoit un net décalage entre le son et l’image…
Seul bémol de cette soirée : le niveau du son, trop élevé, devenait presque pénible dans les moments les plus intenses. Cela n’a heureusement pas gâché l’impression d’ensemble qui se résume à… hem… voyons… « pfiouu » !

Julien Weyer

30 mai 2003 : Polysoft

Photos : Fanny Layani

Le quintette français Polysoft est, comme son nom malicieux l’indique, un « tribute band » au fantastique groupe qu’a été Soft Machine, formation mythique des années 70. Entre la fin des années 60 et 1972, ce groupe anglais a proposé des albums fabuleux : Third, leur plus connu, puis Fourth and Fifth. Encore récemment, Cuneiform Records exhumait de très belles archives avec Backwards.
Trois artistes de légende composèrent cette formation : le guitariste David Aellen, le bassiste Hugh Hopper et surtout Robert Wyatt, à la batterie et au chant. Les deux premiers figurent au programme alléchant des Tritonales.

En ce 30 mai, c’est Hugh Hopper qui tient la basse de Polysoft pour reprendre les plus beaux titres du groupe originel, et c’est là un bel honneur que l’Anglais fait aux cinq Français, puisqu’il est d’habitude peu friand de ce genre d’exercice (sa volonté d’aller de l’avant est illustrée par le tout récent Bone, projet metal sorti chez Cuneiform et bientôt chroniqué dans nos pages). Deuxième invité de marque, absent la veille lors de la première représentation du groupe : le saxophoniste Elton Dean.

Tout était donc réuni pour une magnifique soirée, ce que la suite n’a pas tardé à confirmer. Le groupe, entièrement instrumental, a en effet proposé avec beaucoup de classe une re-interprétation des classiques du répertoire de la Machine, de l’introductif « Facelift » à « Chloe and the pirates ». Ces morceaux mi-jazz mi-progressifs sont en effet loin d’être aisés, tant dans les sons (et à ce petit jeu Emmanuel Bex, aux claviers, s’en sort magnifiquement bien) que dans l’harmonie et la mise en place, Soft Machine fonctionnant beaucoup par superposition d’instruments. Quant à Hopper, il assure un groove de tous les instants, avec une sûreté et une constance faisant plaisir à entendre tandis que François Merville, à la batterie, propose un jeu tout en énergie, notamment lors d’un – trop ? – démonstratif solo. On reste soufflé par cette musique intemporelle, et la ferveur du public témoigne de l’intérêt que ce groupe continue d’engendrer. La présence de deux des membres historiques du groupe, entourés de nombreux musiciens de talent, le tout dans l’ambiance intime du Triton y sont sûrement pour beaucoup.

Le second set est l’occasion d’un duo Hopper/Dean tout en finesse, et de l’interprétation du fabuleux « Slightly all the time » – en version intégrale, chose rare – tiré de Third, et dont la ligne mélodique, jouée par pas moins de quatre cuivres, dont un Elton Dean brillant, est toujours aussi magnifique. Le génial line-up en septuor, créé entre Two et Third est ainsi réincarné. Le concert se clôt sur un « All white » plein d’énergie.

Les absents pourront se rattraper sur le superbe album de Polysoft, Live at the Triton 2002, enregistré l’an dernier dans les mêmes conditions et prochainement chroniqué sur Progressia.net.

Djul

31 mai 2003 : Mats & Morgan

Photos : Dan Tordjman

Ce soir, cinq Suédois en bermuda ont transformé le Triton en chaudron bouillonnant. Les incroyables Mats Oberg (clavier) et Morgan Agren (batterie), épaulés par leur groupe, n’ont en effet pas cessé d’affoler le thermomètre tout au long d’une prestation ravageuse. Le duo culte a attiré au Triton en passe de devenir mythique, outre quelques passionnés, un public curieux de découvrir enfin sur scène un phénomène parmi les plus attendus de ce festival. Après un tonnerre de décibels, l’objectif est atteint : au final, le stand de CDs sera pris d’assaut.

Les hostilités débutent avec « Daisy », une composition de Mats à l’introduction jazzy délicate mais où la batterie de Morgan constitue vite l’attraction principale du show, rôle qu’elle tiendra la soirée durant. Agren se démène avec une énergie et une précision rares pour insuffler de la pulsation à des compositions rythmiquement très complexes. Loin d’agacer, ce déluge devient au contraire passionnant : un savoir-faire incomparable.
Bien que le répertoire joué ce soir provienne largement de l’album Live de 1999 (voir aussi On air with guest, dernière parution du groupe, qui reprend des prestations pour la T.V. nationale suédoise, que Morgan co-animait autour de la batterie) nous aurons également eu la primeur de plusieurs nouvelles compositions, sans doute prévues sur le très attendu prochain album.

Certains nostalgiques n’auront pas manqué de réclamer du Zappa, ancienne collaboration de Mats et Morgan. Nullement perturbés, ils continuèrent à enchaîner leurs propres titres avec conviction, lui rendant hommage par un usage immodéré du second degré et de l’auto-dérision, telle la chorégraphie sautillante à la fin de « Hollmervalsen », allusion au musicien suédois Lars Hollmer, fondateur de Samla Mammas Manna.

L’ombre du guitariste reste présente dans les compositions du groupe : emprunts aux musiques sérielles et atonales, usage de fréquents arrangements de claviers typiquement jazz-rock partagés entre Mats – chorus incendiaires et rythmiques funky sur clavinet – et un Robert Elovsson à l’allure de jeune écolier secouant la tête à se rompre le cou sur un set de claviers ayant l’air de jouets. Lorsqu’ils assènent des parties purement percussives, elles revêtent un côté répétitif et hypnotique évoquant de loin la Zeuhl de Magma. Ajoutez à cela un soupçon de folklore suédois pour obtenir un cocktail inédit.

On retiendra enfin le malin plaisir que les musiciens prennent à alterner le chaud et le froid, malmenant l’auditeur entre caresses mélodiques feutrées et coups de boutoir laminants. Le bassiste Tommy Thordsson renforce cette dynamique, alternant le tellurique et l’aérien, alors que le frère de Morgan, Jimmie, reste assez discret à la guitare, prodiguant une paire de soli rock’n’roll assez déjantés et pratiquant le triangle avec une grande dextérité.

On garde après un tel spectacle des images impressionnantes de ce duo : Morgan Agren s’impose comme un inventif et monstrueux batteur et Mats Oberg, musicien accompli et aveugle de naissance, impose le respect, notamment par sa performance d’homme orchestre – simultanément au chant, au clavier et à l’harmonica chromatique. Les Suédois instillent un enthousiasme véritablement communicatif avec une précision redoutable dans l’interprétation d’un répertoire ardu, offrant trois rappels à un public qui sut les accueillir comme il se doit et leur faire un véritable succès. Les cent-vingt personnes présentes ce soir – ce qui fait un Triton presque plein – ne s’y sont pas trompées.

Eric Verdin


3 . Troisième semaine

3 juin 2003 : Richard Sinclair

Après Christian Vander et Hugh Hopper, c’est une autre personnalité du progressif des années 70 qui est célébrée ce soir. Plus encore que les deux susnommés, Richard Sinclair fait partie intégrante de cette scène, dont il ne s’est jamais éloigné.

Débutant au sein du mouvement Canterbury, où il fonda Caravan avec son cousin David, il sortit notamment avec ce groupe le grand In the Land of the Grey and Pink et y resta attaché, au fil des ans et des reformations. Il proposa son talent à Hatfield and the North (entre 1972 et 1975), puis à Camel (entre 1977 et 1979), où, avec Andrew Latimer, ils écrivirent les plus belles lettres de noblesse du groupe. Si les années 80 ont été plus creuses (malgré une participation à In Cahoots, également au programme des Tritonales), Sinclair est revenu sur le devant de la scène, à nouveau avec Caravan et ses projet RSVP et Sinclair/Hopper (décidément, c’est un petit monde !).

À 55 ans aujourd’hui, dont près de quarante de musique, le chanteur bassiste nous a proposé en cette soirée du 3 juin, une relecture de son répertoire, simplement accompagné de David Rees-Williams au piano. Par moment, il nous montrera également qu’il est un guitariste de talent, et que, même dans leurs versions épurées de tout arrangement, ses compositions restent de magnifiques perles mélodiques, souvent mélancoliques. Une chance pour ceux qui n’ont pas eu l’opportunité de le voir en live, puisque l’artiste est discret depuis quelques années.

C’est dans une salle injustement vide (50 personnes tout au plus) que Sinclair arrive, et… accorde son instrument devant nous, comme si de rien n’était, avant de nous présenter David Rees-Williams et l’invité surprise, Théo Travis, qui a notamment collaboré avec Porcupine Tree et Tim Bowness, à la flûte et au saxophone – où il officie chez Gong. Le groupe débute le premier des deux sets de 45 minutes par un long instrumental, et on se rend vite compte de la technique des trois compères, avec un Sinclair au jeu délié et un Rees-Davis aux arpèges rapides.

Dès les premières paroles, on est surpris par la voix grave et cajoleuse de Richard, préservée par les années à un point troublant. Instrumentalement, on retrouve également son style si particulier, en solo quasi-permanent, avec beaucoup de notes dans les aiguës et de cavalcades. C’est également le seul bassiste capable de demander à l’ingénieur du son de baisser le son de son instrument ! Le personnage ne manque pas d’humour, comme sur « What’s Rattlin’ », où il exprime son agacement vis-à-vis des sempiternelles questions que posent les fans coincés dans le passé (”Que devient Mike
Ratledge ?”…) Entre les morceaux, il ne cesse de siffloter, chantonner, faisant toujours le pitre.

Mais quand il s’agit d’interpréter des chansons romantiques et profondes, son talent ne fait aucun doute, comme sur le classique « Winter Wine » de Caravan, suivi d’une longue improvisation durant laquelle chaque musicien se renvoie la balle. D’autres temps forts suivent lors de l’interprétation de « Over the Dover », tiré de l’album RSVP (1994) et « Halfway between Heaven and Earth » (de l’album Caravan of Dreams de 1992).

Une belle soirée donc, pour un artiste trop confidentiel, et dont la fortune aurait pu être toute autre si, un jour de 1977, Peter Gabriel n’avait pas retenu à sa place Tony Levin comme bassiste.

Djul

4 juin 2003 : Phil Miller’s in Cahoots

Parmi les plus éminents vétérans du Canterbury, genre souvent associé au rock-progressif et se posant comme alternative britannique au jazz-rock américain des 70’s, figurait au programme des Tritonales Phil Miller et son In Cahoots. Ainsi, avec Richard Sinclair et Pip Pyle, pas moins des trois quarts du mythique Hatfield And The North auront foulé séparément les planches du Triton au cours de ce festival. La plupart des acteurs du genre s’étant tournés par la suite vers un jazz plus traditionnel, ils conservèrent malgré tout certaines spécificités de ce courant parmi les plus créatifs de l’époque. Le guitariste Phil Miller s’inscrit dans cette démarche: après avoir tour à tour joué dans Matching Mole, Hatfield…et National Health, il forme au début des années 80 son propre projet, In Cahoots, lui permettant d’explorer des contrées plus jazzy.

Ce soir on retrouvait en compagnie de Miller les fidèles des débuts : Peter Lemer au piano acoustique et Fender Rhodes et Elton Dean aux sax alto et saxello, dont la sonorité rappelle inévitablement la participation de Dean aux grandes heures de Soft Machine. Ce dernier, un incontournable du festival puisque déjà présent lors des 2 prestations de Polysoft, décocha quelques splendides envolées au sein de morceaux à la structure résolument jazz : après un bref thème, le plus souvent introduit par Miller lui-même ou doublé par les vents, la musique qui s’écoule devient un prétexte à de larges échanges de chorus ; le trompettiste Jim Dvorak donnant le change à Lemer et Dean répondant à son tour aux rares interventions du maître de cérémonie.
A ce propos, il est assez étonnant de constater qu’en tant que leader, le guitariste reste la plupart du temps en retrait, s’effaçant au profit de ses partenaires. Grand gaillard arc-bouté sur son instrument, Miller oscille entre nonchalance et grimaces comme s’il accouchait dans la douleur de la moindre note. Il restera immobile quasiment dos au public pendant toute la durée des deux sets, de telle sorte qu’il allait être impossible de voir ses mains évoluer sur la guitare. Modestie ou timidité ? Toujours est-il que son jeu demeure un mystère, tant sa maîtrise du langage jazz reste floue : son phrasé est approximatif, au bord de la rupture. Semblant comme en équilibre, on le sent tâtonner sur le manche, manquant bien souvent d’assurance et de fluidité. En cela Phil Miller est unique, ayant développé un style à la fois original et complexé, mais dont le charme ne laisse pas indifférent.

In Cahoots s’appuie sur un réel esprit collectif, servant la musique sans chercher à privilégier telle ou telle personnalité. Toutefois, Miller a su s’entourer de vraies pointures : une section rythmique impeccable constituée de Fred Baker, compositeur d’un morceau très latino presque décalé et qui brille dans ses interventions solistes ou en accompagnement à la basse fretless, et du batteur Mark Fletcher dont la frappe sèche et précise n’enlève rien à son jeu très étoffé et swing à la fois. La batterie a d’ailleurs bénéficié d’une sonorisation claire et puissante, comme à l’accoutumée au Triton où la qualité de la prise de son est toujours au rendez-vous.
Au cours du deuxième set la musique jouée par le sextuor quittera peu à peu les rives du jazz ternaire formaté pour retrouver les accents binaires d’un jazz-rock plus aventureux, alternant classiques du groupe et nouveautés à paraître à la rentrée. Le tout se poursuivra jusqu’au rappel réclamé par un Triton enthousiasmé et qui, dans ambiance de café-concert intimiste, connaîtra enfin l’apothéose avec un superbe solo de synthétiseur signé Peter Lemer, comme au bon vieux temps.

Eric Verdin

6 juin 2003 : Pip Pyle’s Bash

C’est avec une certaine impatience qu’une bonne partie du public attendait la prestation de Pip Pyle, ex-batteur de Gong, Hatfield And The North et National Health. Le vétéran n’était pas peu fier de présenter le Pip Pyle’s Bash, son tout récent projet instrumental jazz-rock, et on le comprend ! Notre homme s’est monté une formation de tout premier ordre, composée de Patrice Meyer (guitare), Fred T. Baker (basse) et Alex Maguire (claviers).

21:20 : arrivée des musiciens sur scène sous les acclamations du public. Le premier titre met dans l’ambiance, démarrant sur un très bon solo de basse, suivi d’un crescendo aboutissant sur un thème de guitare très mélodique. Des rythmes complexes ne tardent pas à s’y mêler, mais la cohérence est toujours de mise. Malgré la « jeunesse » du groupe, les compositions sont très bien rodées et le quartette se montre d’une aisance déconcertante ! Le duo Pyle/Baker fait merveille, apportant groove et précision aux nombreux rythmes soignés et recherchés, et assurant un soutient sans faille aux deux solistes. Les titres laissent la part belle aux improvisations inhérentes au style, et Alex Maguire, complètement happé par la musique et l’ambiance « tritonale », gigote sur place, va du piano au Rhodes en passant par son synthé organique, assénant aux spectateurs ses soli frénétiques. Si ses derniers sont remarquablement interprétés, le côté improvisé et surtout l’atonalité peuvent cependant surprendre le profane. Côté guitare, c’est incontestablement la panacée ! Patrice Meyer tire son épingle du jeu en faisant preuve d’une impressionnante maestria sur six cordes. Adepte du finger picking, le Français brille à chacune de ses interventions, en rythmique comme en solo sans jamais tomber dans le – trop – démonstratif.

Il est difficile d’échapper aux écueils habituels du style, des passages peu abordables et susceptibles de passer au-dessus des têtes si l’on ne se focalise pas sur le côté technique. Heureusement, la ballade surnommée « My Beautiful Baguette » tombe à point nommé pour remettre sur les rails les quelques égarés. Ici la guitare brode une jolie mélodie soutenue par une batterie très nuancée. Le premier set s’achève sur « Bashy Bazooka », un titre assez massif au caractère plutôt hermétique. Qu’importe, Meyer lance un long solo jubilatoire enchaînant les démanchés en staccato, legato et même des arpèges aux couleurs gambaliennes, exécutés avec célérité et sans le moindre plectre.

La seconde partie est marquée par l’arrivée du saxophoniste Elton Dean, ancien de Soft Machine et compagnon de Pyle dans Soft Heap, groupe qui comprendra aussi John Greaves car le monde est petit. Dean est simplement venu croiser le fer sur deux titres. C’est d’ailleurs sur l’un des deux que Pip et sa bande se lanceront dans un capharnaüm musical semi-improvisé digne des plus grands délires free jazz, déboussolant un public à la mine dubitative et troublée. Pourtant on sort de ce malström, guidé par une guitare salvatrice nous accordant un thème mélodique faisant office de bouée de sauvetage. Les cinq déjantés retombent sur leurs pattes comme si de rien n’était, continuant sur une musique plus accessible. Le rappel est de circonstance et la soirée s’achève sur un titre plus sautillant, ponctué par un duo Baker/Meyer sur un plan en walking bass bien senti.

Le Pip Pyle’s Bash croule alors sous les applaudissements bien mérités ! Pip remercie dans un français honorable un public qui le lui rend bien en demandant un second rappel, qui n’aura hélas pas lieu. C’était l’occasion de découvrir un jazz-band de haute volée, à la musique parfois déconcertante mais véritablement passionnante. Le groupe était ravi, l’audience aussi !

Greg Filibert

7 juin 2003 : John Greaves – RoXongs Trio

Avec plus de trente albums, coopérations comprises, depuis les années 1970, John Greaves est un autre pilier du Canterbury, fort lié à Robert Wyatt, Pip Pyle, Peter et Kristoffer Blegvad, Dave Stewart – non, pas celui-là, l’autre – ou Michael Nyman. Sa carrière est passée par Henry Cow et National Health, entre autres. Une nouvelle grande référence du genre passait donc au Triton hier soir, dans la configuration RoXongs, définitivement électrique, par opposition au Jazzsongs Trio que le bassiste, chanteur et pianiste mène en parallèle.

Greaves a su démontrer hier, une fois de plus, qu’une formation épurée pouvait aussi bien remplir l’espace sonore qu’un orchestre plus élaboré. Prenant au jazz sa liberté d’expression, notamment rythmique, au rock un son brut, voire violent, et au blues des accents mélancoliques et chaloupés, le Gallois, Français d’adoption – langue dans laquelle il conversera avec le public toute la soirée, construit chaque titre sur la charpente de la batterie, élément très présent. Se déroulent alors sur cette base les tentures de la guitare, souvent simples pendant les couplets mais n’hésitant pas ensuite à lancer d’une voix distordue une série d’arpèges en contrepoint du chant. Enfin la basse, très présente, en vraie rythmique du trio, mais ne reculant pas non plus devant des envolées solistes, aggrège l’ensemble et lui permet d’accueillir la voix, proche de celle de Paul Williams, un peu trouble, un peu actrice, qui sent le soir sur la lande, les amours tristes et les grandes questions.

On perçoit aussi le sens bien maîtrisé de la progression : souvent rapide, elle n’hésite pas parfois à violer la dynamique en marquant des arrêts brutaux sur la caisse claire du très bon Manuel Denizet, suivis de silences musicaux, ou à imposer de nouvelles cadences sur la rythmique alors agressive de Jef Morin, toujours très expressif, cueillant l’auditeur comme une fleur d’automne pour mieux le reposer plus loin.

À propos de fleurs d’automne, John Greaves les chantera d’ailleurs au milieu de compositions co-signées avec Peter Blegvad : le bassiste rendra hommage à Brassens, « un poète français », dans une très jolie reprise de
« Saturne », et ce ne sera pas la seule surprise de la soirée : après un premier rappel, Greaves remonte sur scène poussé par le public. Il est seul : « C’est tout ce que nous avons en magasin, hélas, alors je vais essayer de vous jouer quelque chose, sans ces gentlemen qui sont de très bons musiciens ». Il entame alors un dernier morceau, simple chant sur basse en arpèges : pas besoin de plus pour compenser les absences.

Florian Gonfreville