Ange - Cunégonde

Sorti le: 19/09/2025

Par Jean-Philippe Haas

Label: Art Disto

Site: https://www.ange-updlm.com

En l’an de grâce 2025, 55 ans après sa naissance, une nouvelle page se tourne pour le vétéran des groupes de rock français. Ange perd son seul membre original encore sur le navire, sa boussole, son capitaine, sa voix, sa plume. Christian Décamps, 79 ans, s’est décidé à prendre sa retraite de la scène, laissant la main à son fils Tristan pour perpétuer l’esprit poétique, fastueux et onirique d’une musique inclassable et sans âge. Cunégonde, sur lequel le père pose une dernière fois sa voix, sert donc de rampe de lancement à une tournée dont on espère qu’elle ne sera pas marquée pas la défection des fans de la première heure.

L’EP Entre Actes sorti quelques mois plus tôt livrait déjà un avant-goût live du nouvel album, avec trois titres testés en public : « Quitter la meute », « Pace Nobilis » et l’éponyme « Cunégonde ». Mais avant de revenir sur ces trois-là, penchons-nous sur ceux qui ouvrent le disque. C’est un peu l’Ange de ces dernières années qui y est résumé : de l’emphase, de la puissance, la célébration des émotions, de la femme et des plaisirs avec « Un diamant dans le cœur » et « Le langage des fluides », mais aussi de la légèreté et de l’humour (« Fruits et légumes »), le tout servi par des textes à double sens dont le groupe a le secret, souvent guidés par la plume de Christian. Père et fils se partagent le chant, et Tristan, symboliquement, hérite de la première chanson, déployant douceur et énergie sans en faire des tonnes, un défaut qui a pu lui être reproché. A la fois éthérée et massive, parfois inattendue (l’étonnante seconde partie jazzy de « Fruits et légumes »), la musique s’inscrit dans la direction prise depuis Culinaire Lingus, incluant des influences modernes, loin des clichés du rock progressif, tout en conservant ce qui a fait l’identité du groupe comme les arrangements symphoniques et la théâtralité.

Le milieu de Cunégonde offre quelques titres plus directs, plus courts, comme « Prisonnier de l’aube », carte de visite de l’album, et « Pace Nobilis », qu’on sent inspiré d’un certain conflit qui dure depuis des décennies. Tristan y expose son registre vocal étendu et semble dire, avec modestie, qu’il se sent prêt à succéder au daron. Celui-ci, de sa voix éraillée et fragile toute en retenue, conjure la peur du vide et de la vieillesse sur « Un passage de rêve ». Dans une atmosphère de crépuscule, nappes de clavier et guitare aérienne accompagnent discrètement ce joyau de sensibilité. La tension émotionnelle retombe un peu pour laisser place à une bulle de nostalgie avec « Ennio », bel hommage au génie musical d’Ennio Morricone et aux westerns qu’il a magnifiés, où Hassan Hadji s’amuse à imiter les gimmicks du genre, façon « Telecaster avec réverb’ ». A l’opposé, sa guitare loquace et polyglotte donne une forte couleur de Porcupine Tree à « Quitter la meute », l’un des plats de résistance qui plaira sans doute aux amateurs de Fear of a Blank Planet. En clôture, dans la grande tradition du prog’, « Cunégonde » étale ses climats changeants jusqu’au final très grandiloquent, en un hommage à la muse du groupe, celle qui a toujours eu la préférence de Christian Décamps, maîtresse, princesse, égérie, bien-aimée… Si un futur, rendu incertain par les enfantillages et les caprices de petits êtres à la virilité mal placée, est encore possible, Ange l’annonce fièrement : la Femme est l’avenir de l’homme.

Pour le dernier tour de piste de son fondateur, les Francs-Comtois n’ont pas livré un album « générique » destiné à plaire à tout le monde. Un choix qui divisera la meute, sans doute, mais cela n’a-t-il pas été le cas à chaque nouvelle sortie ? Et maintenant, sans la présence du Patron, personnage rassembleur, quid de la pérennité du groupe ? Un Ange ne peut pas mourir, non ?