Shamblemaths – entretien avec Simen Å. Ellingsen

Shamblemaths

Avec une entrée à la fois discrète et fracassante dans le monde du prog en 2016, Shamblemaths – alias, peu ou prou, Simen Å. Ellingsen – était attendu au tournant après son spectaculaire premier album. Signé à présent sur Apollon Prog Records, le groupe s’est ouvert avec 2 une voie qui s’annonce royale dans la niche musicale qu’il occupe, car il n’est pas si fréquent par les temps qui courent d’y rencontrer autre chose que des copies de copies de vieilles gloires des années soixante-dix. Le docteur en mécanique des fluides, et musicien à ses heures perdues, a bien voulu répondre très largement aux questions qui nous taraudaient depuis quelques temps déjà.

Chromatique.net : Pourrais-tu nous présenter le groupe, à savoir toi et Ingvald A. Vassbø ?

Simen Å. Ellingsen : En l’occurrence, « groupe » est un terme excessif ; nous ne sommes actuellement que deux, avec une répartition simple des tâches : Ingvald joue de la batterie et des percussions, et je fais tout le reste. J’espère que cet état de fait est temporaire, j’ai l’intention de recruter de nouveaux membres dans les prochains mois. Pour l’instant, nous nous appuyons sur des musiciens invités, ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose car cela apporte différents points de vue.

Contrairement à moi, Ingvald est un vrai musicien, un batteur de jazz de formation, bien qu’il joue principalement du rock. Il jongle avec un certain nombre d’engagements dans d’autres groupes – Kanaan, Juno, Sex Magick Wizards et d’autres, avec entre-temps des tas de projets comme musicien de session. Moi je ne suis qu’un amateur qui s’amuse avec vraiment beaucoup trop d’instruments. Dans la vraie vie, je suis professeur de physique en mécanique des fluides à l’université, et je fais de la recherche sur les courants marins. Si vous cherchez en ligne, c’est ce que vous trouverez sur moi. Un peu comme Jeckyll et Hyde, vraiment.

Il me faut aussi mentionner Eskild Myrvoll (également du groupe Kanaan), qui a choisi d’être « seulement » Shambler Honoraire, mais qui soutient l’album avec un jeu de basse à couper le souffle. Il faudrait une section rythmique de premier ordre pour supporter le poids d’un album aussi monstrueusement ambitieux et suffisant, et je doute que vous trouviez meilleur binôme ailleurs.

Étant donné que la plus grand partie de Shamblemaths 2 a été écrite et enregistrée en démo à une période où Shamblemaths c’était juste moi, la production est plutôt sous mon influence ce coup-ci. Je suppose que j’ai toujours été la principale force motrice de Shamblemaths, mais il est important pour moi que ce ne soit pas le groupe d’un seul homme. Ingvald a propulsé les chansons à un tout autre niveau lorsqu’il a ajouté la batterie, par exemple ! Mon ambition est d’embarquer davantage de musiciens à bord, en tant que membres à part entière.

Parle-nous le la genèse de Shamblemaths. Je suppose que ce n’est pas ton premier groupe ?

Lorsque j’étais étudiant, j’étais dans un groupe appelé TiaC qui a donné quelques concerts à Trondheim et enregistré un EP qui s’est vendu à peut-être 100 exemplaires. Ultra obscur ! Notre processus créatif était très démocratique, mais j’étais frustré par sa lenteur, j’ai donc créé un projet parallèle nommé Fallen Fowl, avec Eirik Husum (bassiste de TiaC) où je me chargeais de l’écriture. Nous avons fait quelques démos avant d’enregistrer un EP en 2006, qu’aucun de nous ne s’est donné la peine de promouvoir, donc il ne s’est pratiquement pas vendu à l’époque. J’ai plus ou moins quitté la musique pendant 5 ans pour faire deux doctorats différents. La recherche peut être tellement stimulante sur le plan créatif que la musique m’a à peine manqué.

Il n’y a jamais eu d’intention de relancer Fallen Fowl ; ce qui s’est passé, c’est que nous avions quelques bons morceaux dans TiaC, qui n’avaient jamais été enregistrés et j’ai pensé que nous devrions le faire avant de les oublier complètement ! L’un d’eux était « Stalker ». Il a grandi et mûri, et je n’ai pas pu m’empêcher de le transformer en un album.

Quelle est la signification de “Shamblemaths” ?

Je ne sais pas. Prenez un dictionnaire et voyez ce que vous pouvez trouver. Je trouvais que ça sonnait cool à l’époque. J’aime les maths, bien sûr ; c’est mon travail de mettre des équations en forme, ou d’assommer mes étudiants avec l’algèbre. Cela me rappelle aussi le Shambler, un monstre vraiment dur à cuire du jeu vidéo Quake. Avec un peu d’imagination, je suis sûr que vous pourrez trouver des idées sombres et tordues en rapport avec ça.

Les visuels des deux albums sont très intrigants, tout en ayant des similitudes. Peux-tu nous expliquer leur signification ?

Je le peux, mais je ne le ferai pas. Ou plutôt, puisque je les ai créés tous les deux, je pourrais dire ce qu’ils signifient pour moi, mais je préfère laisser au public le soin d’en faire quelque chose de significatif pour lui-même. La pochette de Shamblemaths 2 est plus particulièrement chargée de symboles potentiels, et les différents éléments qui sont collés ensemble ne sont pas choisis au hasard ou simplement parce qu’ils ont l’air cool, mais ont une signification en eux-mêmes et dans la façon dont ils sont juxtaposés. Mais je préfère de loin écouter ce que d’autres y voient.

Une fois, j’ai vu le nom de notre groupe sur un forum russe, et en traduisant avec Google, j’ai découvert qu’il s’agissait d’une discussion sur la signification du visuel du premier album ! Beaucoup d’interprétations intéressantes auxquelles je n’avais pas du tout pensé. J’ai adoré !

Le premier album laisse entendre de nombreuses influences, tout en restant très original. En ce qui me concerne, j’entends King Crimson, Magma, The Flower Kings et quelques autres. Quelles sont tes influences musicales, tes artistes favoris ?

« Conglomeration », sur le premier album faisait plusieurs clins d’œil délibérés à mes héros du prog, de manière un peu ironique. Je suis un vrai « proghead » ringard, je suppose. Bien sûr, j’ai une dévotion pour, disons, Magma et Univers Zéro, comme toute personne sensée, mais ils ne sont que la partie émergée de l’iceberg. J’ai donné énormément de temps (et d’argent) à fouiller dans les recoins les plus obscurs du prog, anciens et nouveaux. Quels trésors ! Et c’est frustrant d’avoir si peu de temps pour tout écouter. Je m’ennuie facilement actuellement, donc le prog standard ne m’intéresse pas, en général.

Mais j’écoute des tas et des tas de trucs différents. Il est essentiel de ne pas simplement écouter des artistes issus de votre propre genre, sinon vous finissez par les imiter. J’ai un penchant particulier pour la musique classique du vingtième siècle et aussi pour de nombreux compositeurs contemporains. « Måneskygge » s’inspire par exemple du compositeur norvégien Yngve Slettholm. Et en tant que saxophoniste, j’écoute du jazz, évidemment.

Mes artistes préférés ? Ça change chaque semaine. La musique que j’aime, je peux comprendre en principe comment elle a été composée, mais il y a aussi quelques œuvres tout simplement magiques pour moi – je ne comprends tout simplement pas comment il a été possible de les créer. Les quatuors à cordes de Bartok sont comme ça pour moi : l’expérience la plus déroutante et la plus enrichissante qui soit.

J’ai appris à jouer du saxophone alto dès mon enfance. Puis je me suis mis à la guitare à un moment donné et j’ai appris à jouer quelques morceaux ; la première chanson sur laquelle j’ai galéré était « Sossity… you’re a woman ». Un de mes morceaux préférés de Jethro Tull à ce jour.

Je suis tombé sur Shamblemaths par hasard, en parcourant différents sites comme Bandcamp. Est-ce qu’il a été difficile de promouvoir ce premier enregistrement ?

Eh bien, franchement, nous n’avons pratiquement rien fait pour le promouvoir. Je trouve tout ce qui concerne les relations publiques, la vente et la promotion si fastidieux – je préfère recommencer à faire de la musique que passer du temps à essayer de vendre le plus possible. De mon point de vue, je gagne essentiellement mon argent par le travail et je le dépense en jouant du prog’. L’objectif financier du premier album était de ne pas perdre trop d’argent, et nous en avons fait produire 200, car honnêtement, nous ne pensions pas en vendre plus ! Tout ce que nous avons fait, c’est envoyer des CD à une poignée de critiques. Mais ensuite, la rumeur s’est répandue et les critiques élogieuses ont commencé à apparaître partout. La promo s’est faite d’elle-même. Nous aurions peut-être pu nous faire mieux connaître si nous avions fait l’effort. Mais je dois répartir mon temps selon des priorités – j’ai le meilleur travail du monde, le meilleur passe-temps du monde (Shamblemaths), et la famille la plus incroyable, mais chacun exige 12 heures par jour si je veux faire les choses correctement. Pas étonnant que cinq ans s’écoulent entre deux albums…

Ce premier album est autoproduit. Vous avez maintenant une maison de disques : comment avez-vous signé avec Apollon Prog Records ?

Très facilement ! Je leur ai envoyé un e-mail disant combien d’exemplaires nous avions vendu du premier album en le distribuant nous-mêmes avec un budget promotionnel presque nul, et on m’a immédiatement proposé un accord. Je connaissais plusieurs autres artistes qui avaient déjà signé chez Apollon et qui en étaient heureux, donc cela ne semblait pas présenter de risque.

Concernant la production, l’album est tout aussi « autoproduit » que le précédent. En fait, tout y est très « do it yourself ». J’ai fait tous les enregistrements (à l’exception de ceux de Paolo, réalisés en Italie), mixé l’album, payé tous les frais de location de studio et de mastering, organisé la séance de photos du groupe que j’ai ensuite retouchées, j’ai conçu la pochette, les logos et j’ai réalisé la mise en page pour le packaging des CD et vinyle, j’ai écrit le texte de présentation pour la presse… Le principal avantage concerne la distribution : nous pouvons désormais toucher potentiellement beaucoup plus de personnes et je peux travailler sur de la nouvelle musique le soir au lieu d’emballer des CD dans des enveloppes.

Votre second disque est bien plus sombre, et plus contrasté. Qu’est-ce qui a changé entre-temps ? La pandémie a-t-elle eu une influence sur la composition et l’enregistrement de Shamblemaths 2 ?

Pas la pandémie – « Shamblemaths 2 » a été écrit avant que cela ne commence. L’écriture a commencé en 2016, une année où le monde est devenu un endroit nettement plus sombre. Si grave que soit la pandémie, ce n’est pas le principal problème auquel nous serons confrontés dans les décennies à venir. Composer à la manière des parties les plus légères du premier album ne me semblait, quoi qu’il en soit, pas approprié. Et puis mes influences sont davantage issues de la musique classique du vingtième siècle, donc dès que vous mettez des accords en cluster et des tritons dans la musique, ça sonne « dark ». J’ai également décidé que je ne voulais pas que ça sonne « métal », et les riffs de guitare fuzz sont principalement pris en charge par la basse, pendant que la guitare joue dans le registre supérieur. Cela crée un effet plus profond et plus sombre.

Les différents titres ont-ils des thèmes en commun ?

Oui et non. Ce n’est pas un album concept en soi, mais la musique, les paroles, les visuels forment un tout où chaque pièce a sa place. En 5 ans, vous avez suffisamment de temps pour réfléchir à chaque détail. Si on change l’ordre des pistes, cela ne fonctionne pas, pour moi. Si je devais identifier un thème, ce serait peut-être la désillusion et la recherche d’espoir dans l’obscurité. « Hanging on in quiet desperation » comme le dit Pink Floyd. Oui, je pense que tous les morceaux ont du sens sous cet éclairage.

« Måneskygge » est la beauté mystérieuse mais inquiétante d’une nuit silencieuse. En ce sens, il se réfère au titre de fin, « This River », où une fois de plus est évoquée l’image de l’engloutissement par la nature, ou quelque chose d’autre, plus grand que nous et incontrôlable. « Knucklecog » vous frappe au visage avec une dure réalité – il contient un peu de politique, je suppose. Vous devriez vous documenter sur Chostakovitch et sur ce qui a motivé son huitième quatuor à cordes. « Lat Kvar Jordisk Skapning Teia (Let all Mortal Flesh Keep Silence) », basé sur un ancien hymne remontant au troisième siècle, est une longue et profondément symbolique recherche d’espoir, dans une certaine forme de croyance. Les paroles sont extrêmement grandiloquentes, avec des chérubins, des séraphins et des armées d’anges, qui contrastent avec la voix de l’enfant – et même d’un petit enfant, à la fin. Cette petite épître, « Lat Kvar Jordisk Skapning Teia, partie 9 », est la plus optimiste de l’album. Par rapport à la grandiloquence des paroles au sujet un majestueux dieu guerrier (et aussi la grandiloquence de la musique qui l’a précédé), il montre ce qui compte vraiment : les petites choses, les petites façons qu’il existe de rendre le monde un peu meilleur. D’une certaine façon, il y a beaucoup d’aspects théologiques dans ces deux images, mais comme toujours, je laisse à l’auditeur le soin d’y trouver quelque chose qui résonne avec sa propre vie et ses propres croyances. « Been and Gone » est très sombre et désespéré, et mène à « This River », qui n’est pas vraiment une rivière, bien sûr.

Parle-nous des musiciens invités sur ce disque. Comment les as-tu « recrutés » ? S’agit-il d’amis ? Comment as-tu rencontré Paolo Botta ?

Je n’ai jamais rencontré Paolo, en fait ! C’est un pur hasard – j’ai envoyé un e-mail demandant pourquoi je n’avais pas reçu le CD de Not A Good Sign que j’avais commandé sur BandCamp, et Paolo a répondu (il est finalement arrivé). Quand j’ai réalisé à qui j’envoyais des e-mails, j’ai mentionné sans vergogne Shamblemaths. Il a écouté et a adoré ! Il m’a demandé de contribuer avec mon saxophone à un morceau du nouvel album de Ske (Insolubilia), et en retour je lui ai demandé s’il aimerait ajouter quelques touches à « Lat Kvar … ». Cela s’est rapidement transformé en une véritable collaboration pendant laquelle il a également beaucoup contribué à la production. C’est maintenant le meilleur ami que je n’ai jamais rencontré !

Certains autres sont de vieux amis à moi. Eirik Dischler (claviers) et moi étions dans la même classe depuis l’école primaire et jusqu’à la cinquième année à l’université. Marianne Lønstad est une autre amie d’enfance. C’est une chanteuse extrêmement polyvalente dotée d’une très large palette, et qui possède à la fois de la puissance et de la sensibilité. Elle chante habituellement du jazz avec un big band d’Oslo, mais elle risque désormais d’être très demandée dans le monde du rock progressif.

La personne avec qui j’ai eu le plus de plaisir à jouer sur le disque est Anna Gaustad Nistad qui interprète les versets 1 à 3 de « Lat Kvar … ». Elle avait 14 ans au moment de l’enregistrement. Je l’avais entendue chanter un hymne de Noël environ un an plus tôt et je suis immédiatement tombé amoureux de sa voix. Une fois que j’ai imaginé Anna chanter « Lat Kvar … », je savais que personne d’autre ne serait aussi bon et que toute la suite aurait probablement été mise de côté en son absence. Heureusement, elle était intéressée et ses parents ont accepté.

Il est très difficile aujourd’hui pour un musicien de vivre de sa musique. Tu as un « vrai » métier, mais quelle est ton opinion sur le marché actuel de la musique ? Et sur les services de streaming comme Deezer ou Spotify, qui font beaucoup d’argent mais ne rémunèrent pas décemment les musiciens ?

Comme tu le dis, cela ne m’affecte pas personnellement, mais il est exaspérant, quand vous avez dépensé des milliers d’euros de vos propres économies pour enregistrer un album, de constater qu’au moment de la sortie, on trouve des fichiers mp3 illégaux à télécharger partout. Spotify ne vous paie pour ainsi dire rien. Des milliers de streams et vous n’obtenez que quelques dollars. Je ne juge pas les gens qui utilisent Spotify, sachant à quel point c’est pratique, mais je leur dis que s’ils veulent soutenir les petits artistes, qu’ils achètent l’album en mp3. Si nous devions à nouveau nous autoproduire, je ne suis pas sûr que nous recourrons à ces services de streaming, en fait.

Être aux confins du monde du prog est une bénédiction, cependant, car bien que nous attirons relativement peu de gens, nos fans sont très enthousiastes. Ce sont plutôt des hommes d’âge moyen dont les enfants ont quitté la maison et qui ont donc de l’argent à dépenser pour la musique. Cela représente un certain avantage d’être loin des productions grand public si vous voulez être remarqué dans le déluge des sorties musicales.

De nos jours, tout le monde semble avoir un home studio à peu près correct, vous pouvez donc disposer d’une production honnête chez vous si vous savez ce que vous faites. (J’ai honte de dire sur quel genre d’équipement Shamblemaths 2 a été enregistré). La seule chose qui vous manque est un producteur extérieur car vous n’avez tout simplement pas le budget pour en embaucher un. Quand on produit sa propre musique, il est difficile d’en supprimer des parties, et dans un genre où il est parfaitement naturel de faire des chansons de 20 minutes, c’est dangereux. C’était super d’avoir les opinions franches de Paolo. J’avais assez de matière pour faire un double album, mais j’ai décidé très tôt de faire un album plus dense où chaque seconde est essentielle. C’est difficile lorsque vous vous autoproduisez.

As-tu des projets à venir pour le groupe ? Des concerts, bien que j’imagine que cela ne doit pas être simple de rassembler tous ces musiciens ?

Nous avons l’ambition de faire quelques concerts, mais je ne vous donne pas de date ou quoi que ce soit, de peur de décevoir les gens. C’est mon rêve d’être à nouveau sur scène, ça fait trop longtemps. Avoir les musiciens est déjà un gros projet, réarranger la musique en est un encore plus grand. Même moi, je ne peux pas jouer deux saxophones, deux guitares et chanter en même temps !

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Découvrez notre album… si vous êtes assez courageux !