Marillion – Marillion dans l’air du temps

A l’occasion de la sortie de F.E.A.R. (F*** Everyone And Run), 18ème album studio des vétérans du prog’, Steve Hogarth nous a livré son regard sans concession sur la musique, l’état de la société et du monde, et les voyages en wagons-lits.

F.E.A.R. est le 18ème album studio de Marillion. Avec une telle expérience, comment aborde-t-on la création d’un nouvel album ? Avez-vous un process créatif bien établi ?
Pas vraiment, en fait tout se met en place de façon assez aléatoire. Tout d’abord, on ne se définit pas une vision bien arrêtée dès le début, il n’y a pas d’éléments de design dans ce qu’on fait : c’est plutôt une évolution, ça vient de façon très naturelle. On écrit en jammant. On a notre propre studio, on s’y rend tous les jours et on fait du bruit. J’ai un disque dur rempli de paroles de chanson, de l’ancien, du nouveau, accumulé au fil des ans. Quand le groupe joue, j’essaye de ressentir ce qu’ils font et je chante ce que je pense être cohérent avec leur musique. On enregistre tout cela en multipiste, et on en jette en fait la grande majorité. Notre producteur Mike (Hunter, ndlr), toutes les deux semaines environ, vient écouter ce qu’on a fait. S’il trouve quelque chose d’intéressant, il le coupe et le met de côté dans un dossier à part pour nous le faire réécouter via notre compte SoundCloud. Si on aime ce qu’il a sélectionné, on le remet chacun dans un autre dossier «  Mes préférés  ». Ensuite, on compare nos dossiers et, si on est tous d’accord sur quelque chose, on le garde au chaud. Enfin, on retourne au studio et on refait des jams à partir de ce qu’on a mis de côté, et le cycle recommence.

Tout ça doit être assez long…
C’est hyper long ! Ça prend des années, c’est un travail dans la longueur mais il est très naturel car on n’utilise que ce qui nous semble intéressant, pas ce à quoi on avait pu penser. D’une certaine façon, cela force les chances de trouver de bons éléments. Si ce qu’on a enregistré sonne comme quelque chose qu’on aurait déjà fait, on n’hésite pas à le mettre de côté. Cette méthode nous permet de véritablement choisir une nouvelle direction pour l’album. Et comme on ne jette rien, tu t’imagines bien qu’on a des centaines et des centaines de dossiers contenant des bouts de pistes qu’on ne réécoutera probablement jamais…

Est-ce que vous utilisez la même méthode de travail pour l’écriture des paroles ? Ou avez-vous décidé dès le début de leur contenu politique et social ?
Non, ce n’était pas quelque chose qu’on visait depuis le début. Mais il y a un contexte : la direction que prend mon pays depuis quelques années me met en colère. Depuis le début de la guerre en Irak, j’ai un peu honte d’être anglais. Il faut bien voir que j’ai un certain confort de vie, on n’est pas millionnaires mais Marillion n’est pas en difficulté financière. J’ai une belle maison dans la campagne anglaise, avec un jardin très agréable, et rien ne me rend plus heureux que d’être au calme et d’en profiter, avec un gin tonic à la main et les oiseaux qui chantent. On est si souvent sur la route ou au studio que c’est un vrai refuge. Bref, souvent, quand je suis posé dans mon jardin, je pense à ce que le Royaume-Uni et le monde deviennent. J’entends toujours les oiseaux chanter, mais au loin je sens une tempête approcher. Les paroles de F.E.A.R. reflètent cet état d’esprit, cette inquiétude par rapport au futur de la planète. Je suis préoccupé par le désastre écologique qui s’annonce, la fonte des glaces, la disparition d’espèces animales. On a des milliers de réfugiés qui s’entassent dans des camps comme ceux de Calais sans que nos dirigeants ne fassent quoi que ce soit, et j’en ai honte aussi. On a eu cette crise financière durant laquelle des banques se sont écroulées, des gens se sont retrouvés étranglés de dettes jusqu’au cou tandis que les dirigeants de ces banques se retrouvaient avec d’énormes bonus pour s’acheter des yachts. Personne n’a nettoyé la merde, et je vois d’ici nos enfants et petits-enfants nous demandant comment on a pu les laisser faire ça. Tony Blair, notre estimé ex-Premier Ministre qui nous a fait participer à la guerre en Irak, est maintenant l’homme le plus riche du Royaume-Uni. Je deviens vieux et je ne me fais plus trop d’illusions, mais je ressens le besoin de m’exprimer à ce sujet. Il ne nous reste peut être plus beaucoup d’albums devant nous, vu que nous prenons tous de l’âge et qu’un album prend presque 4 ans à sortir. Du coup, si j’ai quelque chose d’important à dire, il vaut mieux que je le dise maintenant ! Je n’ai pas envie d’écrire des chansons d’amour génériques, j’ai envie de l’ouvrir et de dire «  Une minute les gars, mais qu’est-ce qui se passe ?  ». Voilà, c’est comme ça que c’est arrivé. J’ai même écrit plus de paroles, qui ne sont pas sur l’album parce que je trouvais qu’aucune musique n’allait avec. Mais elles sont du même acabit, colériques et politiques.

Vous écrirez peut-être à propos du Brexit sur le prochain album…
D’une certaine façon, on l’a déjà fait sur la chanson El Dorado. C’était une sorte de prédiction, on l’a vu venir de loin.

Penses-tu que les musiciens aient une forme de responsabilité sociale quand ils s’engagent sur de tels sujets ? Et est-ce que cet engagement peut avoir un réel impact ?
Oui, je me sens responsable d’avoir à écrire quelque chose d’utile. Mais je ne veux pas non plus prêcher la bonne parole, je ne veux pas franchir cette frontière entre être engagé et donner des leçons pour se donner bonne conscience. Il est peut-être injuste de douter des intentions de Bono par exemple. Je sais que je le fais et que je ne suis pas le seul. C’est peut-être faux, il est possible que ses intentions soient pures et qu’il essaye simplement de faire de son mieux. Mais je ne peux m’empêcher de me demander si U2 n’a pas gagné cette scène politique surtout pour en faire profiter sa carrière, à ses débuts du moins. Je suis peut-être complètement à côté de la plaque mais c’est un sujet sensible pour moi. Parce qu’au final, tout ce qui importe, c’est la sincérité et la véracité. Le monde entier peut penser que tu es hypocrite ou naïf, mais si tu sais en ton âme et conscience que ce que tu fais est sincère et factuel, c’est le plus important, et qu’ils aillent tous se faire voir. Je ne m’en inquiète plus vraiment. C’est une chose d’écrire des paroles engagées chez soi, dans son bain, dans son jardin, au fond de son lit… mais c’en est une toute autre de les soumettre au jugement du monde une fois qu’elles sont publiées. On a eu de gros problèmes avec la chanson Gaza du dernier album. Donc quand tu sors ce genre de paroles, tu as plutôt intérêt à vérifier que ce que tu dis est factuel et correct, et que tu es prêt à le soutenir. Je parle de faits qui ne proviennent pas des journaux ou d’un documentaire, mais de la population sur place.

La polémique que vous avez déclenchée sur Gaza, justement, ne vous a pas fait considérer une nouvelle approche de l’écriture, plus prudente, moins sujette à critiques ?
Non, absolument pas ! Ou alors, si j’ai changé, je ne m’en suis pas aperçu. De plus, cet album a une structure musicale qu’on ne peut associer à aucune forme de musique contemporaine. Ce n’est pas la formule classique couplet-refrain, qui doit durer tant de temps, rimer comme ceci… Du coup je me suis moins soucié de ce genre de détails et j’ai écrit plus librement.

Tu confirmes donc que F.E.A.R. est un album concept ?
Il y a beaucoup d’éléments qui l’en rapproche, c’est certain. De toute façon, dès que les chansons sont un peu longues, les gens se disent que c’est un album concept! Mais c’est vrai que tout est lié, aussi bien au niveau de la musique que des paroles. El Dorado et New Kings sont des «  chansons sœurs  » qui traitent des mêmes sujets tandis que Living in FEAR est en quelque sorte l’antidote de ces deux chansons, une suggestion de style de vie alternative à celle des protagonistes d’El Dorado et New Kings. The Leavers n’a rien à voir cependant, c’est une chanson sur la vie de ceux qui sont constamment en tournée, et les conséquences sur leurs relations. Ce morceau explicite ce à quoi ressemble la vie dans un bus de tournée, ce que ça fait de dormir dans un bus, et on a pas mal d’expérience à ce sujet. J’ai toujours apprécié cette notion romantique de s’endormir dans un endroit et de se réveiller dans un autre, de voyager sans en avoir conscience. Je crois que cette passion remonte à la première fois que j’en entendu parler des wagons-lits. J’ai regardé de nombreux films en noir et blanc qui se passent dans des wagons-lits, et ça me fascinait que l’on puisse dormir et voyager à la fois. J’y pense à chaque fois que je m’endors dans un avion ou dans un bus de tournée ; l’idée de me réveiller dans un autre pays me semble vraiment romantique. Bref, The Leavers parle de la difficulté de créer ou de maintenir des relations quand on mène ce style de vie, aussi bien pour le groupe que pour l’équipe de techniciens qui nous accompagne. C’est même pire pour l’équipe technique : elle termine une tournée avec nous et enchaîne parfois directement avec une autre alors que pour nous, c’est vacances ou retour en studio. C’est un choix de vie qui peut être très corrosif, très répétitif, et de plus c’est le groupe qui profite de l’attention du public, du côté glamour. Je ne sais pas si on est les premiers à écrire sur le sujet, mais on est vivement conscients de la difficulté de ce style de vie, et des sacrifices qu’ils doivent faire constamment.

Vous êtes en quelque sorte les pères fondateurs du financement participatif. Avez-vous déjà pensé à déposer un brevet sur cette méthode ?
Pas du tout, même si ça aurait pu être une bonne idée. Ce n’est pas le genre de choses auquel on pense quand on le fait, à moins d’être un vrai abruti. Et ça aurait été injuste d’ailleurs, parce que bien qu’on en ait été les inventeurs, cette idée du financement participatif nous a été suggérée par une poignée de fans américains. Quand ils ont appris qu’on ne pourrait pas faire de concerts aux Etats-Unis par manque de moyens, ils ont ouvert un compte en banque et décidé qu’ils allaient tout mettre en place afin que la tournée puisse se faire. C’est leur action qui nous a fait ouvrir les yeux et nous dire qu’il y avait peut-être un filon à exploiter. Maintenant, beaucoup de groupes utilisent cette méthode et je trouve ça très bien. Ça a ouvert une porte qui serait restée fermée si ça ne s’était pas produit.

Marillion a une longue carrière derrière lui, riche d’événements et d’innovations comme le financement participatif. Quels conseils donneriez-vous à un jeune groupe qui veut réussir aujourd’hui ?
Premièrement, c’est d’être très bon dans ce que tu fais. Sinon, c’est une perte de temps. Tu dois être sûr que tout ce que tu écris et produis est excellent de tout point de vue, que toute la qualité est contrôlée. Deuxièmement, c’est d’être précis et sincère, de ne pas jouer son propre héros. Car si tu deviens un héros, c’est grâce aux autres, il faut être honnête à ce sujet. Enfin, une fois que tu as fait tout ça, et c’est très important, il faut que tu ailles chercher les gens et que tu ne lâches rien. Parce que le monde ne viendra pas à toi, personne ne veut de toi, même si tu penses que ce que tu as fait est exceptionnel. Personne ne te remarquera si tu ne vas pas toi-même les chercher. C’est comme ça que tu réussiras à te créer une base de fans, à faire des concerts. Et pendant les concerts, il faut inviter les gens, s’ils ont aimé ta musique, à donner leurs adresses mails pour les informer de ce que tu fais, de ton actualité, mais sans les harceler et essayer de leur vendre des trucs inutiles. Dans ce milieu, tu ne peux fonctionner que si tu as les données de ta fan base, tu n’arriveras à rien si tu n’as pas ces informations. Il ne faut pas attendre qu’une opportunité se crée, qu’une personne d’un gros label te remarque et te propose de signer. Ça n’arrivera jamais. Et si jamais ça arrive, tout ce que ces labels veulent, c’est profiter de toi et te sucer jusqu’à la moelle. Il te faut absolument une fan base solide.

Êtes-vous inquiets à l’idée de jouer à nouveau en France ? Vous avez fait plusieurs concerts au Bataclan. Si vous en aviez l’opportunité, y rejoueriez-vous ?
Absolument ! Dès le lendemain des attentats, je voulais sauter sur scène pour y rejouer. On y a longuement réfléchi, on en a discuté avec nos fans français, et on a constaté qu’il y avait des avis partagés à ce sujet. D’un côté, les fans voulaient y retourner en geste de défi, et de l’autre côté, il y avait un sentiment de malaise et de deuil associé à la salle. Notre envie, en tant qu’Anglais, c’était d’y retourner directement et d’y jouer. Mais ce n’est pas une décision simple à prendre, et plus on en parlait, notamment avec nos fans français, plus on hésitait. Du coup, on a décidé de jouer à l’Elysée Montmartre pour la date du 10 décembre 2016.

En parlant de vos fans français, que diriez-vous de faire un Marillion week-end en France ?
Ça me semble un peu compliqué. Le Marillion week-end qu’on fait en Hollande est idéal car nous avons trouvé l’endroit parfait, un Central Park qui peut accueillir 2500 personnes pendant trois jours pour jouer de la musique et faire la fête. C’est quelque chose de précieux et d’unique, et il est vraiment difficile de trouver un lieu où l’on puisse faire ça. Et la situation géographique de la France fait que les fans français peuvent se rendre en Hollande pour cet événement. On ne peut pas faire un Marillion week-end dans les deux pays, c’est soit l’un soit l’autre. On va en faire un en Pologne au printemps prochain, parce que c’est plus compliqué pour les fans polonais, qui sont assez nombreux, de se rendre aux Pays-Bas. C’est un événement qui est épuisant pour nous, parce que ça implique de répéter 7 heures de musique, plus toutes les autres animations : les «  swap the band  », les quizz où les participants sont généralement meilleurs que nous et nous connaissent mieux que nous ne nous connaissons. C’est très fatigant, mais incroyablement motivant. On a une fan base de gens formidables, qui ne posent jamais de problèmes, avec qui on s’amuse bien et on boit des coups. Généralement, le service de sécurité s’ennuie tout le week-end.

Vous avez travaillé avec Steven Wilson sur l’album Dotcom. Prévoyez-vous de travailler encore avec lui sur une production, un mix ?
Rien de prévu pour le moment. J’aime beaucoup Steven, c’est un garçon très intelligent et tout s’est toujours très bien passé avec lui. Il travaille incroyablement vite, notamment sur le mix. Il peut faire en quelques heures un boulot qui prendrait deux jours à une personne normalement constituée. C’est un prodige, très talentueux. Si on a une autre opportunité de travailler avec lui, j’en serais ravi, surtout pour Marillion. En tant qu’artiste solo, je serais un peu plus partagé. J’ai collaboré avec Richard Barbieri, et je sais qu’il se sent un peu abandonné par Steven depuis la fin de Porcupine Tree. Ça a été très compliqué pour Richard, ça a eu un gros impact sur sa carrière et sa vie. Du coup, je ne sais pas comment il le prendrait si je travaillais avec Steven Wilson…

Avec ton planning chargé, est-ce que tu trouves le temps d’écouter de la musique, autre que Marillion ?
Pour être très sincère, pas trop. Tout mon temps libre, je le passe avec ma famille. J’ai une femme et un garçon de 8 ans qui ont besoin de moi. Quand je ne suis pas sur la route, j’essaye de me consacrer un maximum à eux et je n’ai pas du tout le temps d’écouter de la musique. Enfin si, je subis les nullités qui passent à la radio et que ma femme aime bien. Je ne supporte pas ça, sauf Regina Spektor que j’ai découvert et que j’aime beaucoup. Elle me fait penser à Joni Mitchell.

Un mot de conclusion ?
Nous sommes tous les mêmes. Ne laisse personne te convaincre que tu es différent des autres, parce que c’est faux, et ce quelle que soit ta couleur de peau ou ta religion. Bois plus de pastis, mange plus de chocolat, envoie toi plus souvent en l’air.

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