Mark Guiliana – La famille avant tout

Depuis une dizaine d’années, le batteur américain Mark Guiliana profite d’une réputation de musicien hors pair, et ce n’est pas une surprise, après son travail fructueux avec Avishai Cohen, Donny McCaslin ou Brad Mehldau, de le retrouver sur Blackstar, le dernier album du géant David Bowie, une consécration pour le batteur le plus passionnant du moment. Son travail en solo avec ses projets mêlant jazz, musiques électroniques et expérimentations a pris un tournant acoustique et plus traditionnel avec son dernier album, Family First. Sa tournée en Europe a été l’occasion pour la Chromateam de s’entretenir avec le virtuose new yorkais.

Chromatique: Merci de nous accorder cet entretien, peux-tu nous parler un peu de ton parcours, qu’est ce qui t’a conduit à la batterie et au jazz ?
Mark Guiliana
J’ai grandi dans le New Jersey et ai commencé à apprendre la batterie à seulement quinze ans. J’ai débuté avec mon professeur, Joe Bergamini, et c’est vraiment avec lui que je me suis rendu compte que j’avais une connexion très forte avec la musique. Il m’a donné d’excellentes bases, le but étant d’apprendre beaucoup de styles différents notamment le jazz. Quand il m’a fait découvrir des batteurs comme Tony Williams et Elvin Jones, j’ai ressenti un attachement très fort avec cette musique.

Ton style est influencé par la musique électronique aussi.
Oui, j’adore la musique électronique. Quand j’étais à l’université, j’ai découvert ce style musical et il m’a fait une très forte impression tout comme le jazz.

Family First est ton premier album acoustique, quelle a été la démarche derrière ce changement ?
Pendant ces dix dernières années, j’ai présenté mes compositions dans des formations électroniques parce que c’était ce qui me semblait le plus honnête mais j’adore la musique acoustique, j’ai surtout joué dans des projets acoustique en tant que sideman. J’ai donc décidé de me mettre au défi de m’exprimer dans le monde de la musique acoustique.

Quelle est la différence quand tu écris pour une formation électronique et une formation acoustique ?
La palette de son est très différente et je garde cette idée en tête dès le départ quand je compose. Une mélodie sonne complètement différente quand elle est jouée par un saxophone ténor ou un synthétiseur.

Quand tu travailles sur tes projets, quelle place laisses-tu aux autres membres lors de la composition et l’enregistrement ?
Je suis toujours ouvert aux suggestions, bien-sûr, mais j’écris moi-même la plupart du temps. Je laisse donc de la place à l’improvisation pour que les autres musiciens puissent exprimer leur personnalité, je les engage pour des raisons très spécifiques et je veux que leur voix parvienne aux auditeurs.

D’ou vient le titre “Family First”?
C’est le modèle sur lequel je vis.

Ton projet avec Brad Mehldau, Mehliana, a été très apprécié par la rédaction de Chromatique. Comment est née cette collaboration et pourquoi avoir choisi de travailler avec de l’électronique et des synthétiseurs ? Brad Mehldau n’a quasiment joué qu’en acoustique.
C’est la raison même de notre collaboration, Brad avait joué en acoustique pendant près de vingt ans et était enthousiaste à l’idée d’essayer quelque chose de nouveau. Quand il était beaucoup plus jeune, il avait expérimenté avec des synthétiseurs et a donc de l’expérience dans ce domaine. Brad a toujours été l’un de mes musiciens favoris avant même que j’aie travaillé avec lui. C’était un honneur de jouer avec lui, particulièrement dans une formation en duo, c’est très excitant et j’apprends beaucoup chaque fois que nous jouons ensemble. Il y a beaucoup d’espace dans cette musique pour l’exploration.

Mehliana a débuté comme un projet basé sur l’improvisation, Brad Mehldau et toi arrivant sur scène sans avoir écrit quoi que ce soit. Quelle est la place de l’improvisation dans ce groupe et dans tes projets en général ?
Oui, Mehliana a débuté comme un projet improvisé, avec le temps nous retrouvions des thèmes récurrents et nous les avons transformés en compositions. Quand nous avons enregistré l’album, la moitié de la musique provenait de compositions et l’autre d’improvisation. L’improvisation est centrale dans tout ce que je fais, c’est ce que je préfère dans la musique, explorer l’inconnu, faire confiance aux musiciens qui m’entourent et chercher constamment des solutions.

Tu a mentionné l’importance de cette formation en duo avec Brad Mehldau, vous allez pourtant tourner avec le Guitarist John Scofield. Pourquoi avoir choisi d’augmenter ce groupe ?
Brad et John avaient envie de travailler ensemble pendant longtemps et ils cherchaient une opportunité de le faire. Quand ils en ont eu l’occasion, ils ont pensé que ce serait intéressant de partir dans une direction électrique plutôt qu’acoustique, ils m’ont donc invité dans ce projet, c’est très excitant !

Ce projet va-t-il aboutir à un album studio ?
Je n’en sais rien pour l’instant, il n’y a rien de prévu, seulement une tournée cet été.

Tu as reçu beaucoup d’attention des médias au début de cette année pour ta participation à l’album Blackstar de David Bowie, comment a débuté ton travail avec lui ?
Il m’a invité pour jouer sur une chanson, « Sue », avec le groupe de Maria Schneider en 2014, qui est parue dans la compilation Nothing has Changes. Donny McCaslin, qui a joué sur ce titre, et David Bowie ont gardé contact, David a parlé de l’idée de faire un album dont le point de départ était cette chanson avec le groupe de Maria.

Ton jeu est très reconnaissable sur Blackstar, à quel degré t’es-tu impliqué dans la composition des parties de batteries ?
C’était un équilibre délicat entre discipline et liberté. Toutes les chansons provenaient de demos que David avait créées chez lui, elles avaient toutes des parties de batterie. Mon premier travail a été bien sûr de reprendre ces motifs créés par une boîte à rythmes et de les transposer à la batterie de la façon la plus naturelle. Tous les musiciens ont dû faire ce même travail à partir des demos. Après ce préliminaire, il y avait un environnement très ouvert d’esprit et David voulait vraiment que nous restions nous-mêmes et que nous prenions des risques. Nous avons pu exprimer notre personnalité autant que les morceaux le permettaient.

Comment était-ce, de travailler avec une telle légende ?
C’était formidable, David était quelqu’un d’incroyablement aimable, généreux, drôle, brillant… Je ne trouve pas assez d’adjectifs positifs pour le qualifier. C’était une expérience incroyable.

Cette participation à Blackstar t’a-t-elle ouvert de nouvelles possibilités de collaboration ?
Pas spécialement, je n’ai pas eu de proposition en rapport avec ça pour le moment. En ce qui me concerne, ce n’est pas ce qui résulte de cette collaboration qui est important car cette expérience en elle-même a été si incroyable et j’en suis vraiment très reconnaissant.

Quels sont tes projets pour le futur ?
Mon quartet acoustique est mon projet principal, nous faisons beaucoup de concerts et nous reviendrons en Europe cette année, je compose et nous enregistrerons fin 2016. Je vais participer à un nouvel album avec le groupe de Donny McCaslin. La tournée d’été avec Brad Mehldau et John Scofield va aussi prendre beaucoup de temps. Enfin, je travaille sur un livre pédagogique pour la batterie. Bref, je vais continuer à essayer de faire la bonne musique !

Que penses tu de la scène jazz contemporaine ?
Je trouve qu’elle est très bonne, il est vrai que j’écoute beaucoup de jazz des années soixante mais j’essaie toujours d’écouter de nouvelles choses et il y a beaucoup d’intéressantes.

Quels sont les albums qui t’ont le plus marqué ?
Miles Davis Nefertiti, John Coltrane A Love Supreme, Art Blakey and the Jazz Messengers Free for All, Roy Haynes Out of the Afternoon et Bob Marley Rastaman Vibration, voilà, ça fait cinq.

La façon d’écouter de la musique a beaucoup changé ces dernières années avec l’arrivée du streaming, est-ce que ça a eu un impact pour toi ?
Je ne sais pas si ça m’a affecté. Je pense que le côté financier est parfois une distraction qui empêche de s’impliquer dans la musique. Si on se préoccupe trop de cet aspect, cela peut avoir un impact négatif sur elle. J’essaie de comprendre ce qu’il se passe mais je suis trop pris par l’aspect créatif et artistique, écrire, enregistrer, et jouer. Parce que, le plus important pour moi, est de faire des concerts. Ce soir nous allons jouer pour un public et partager une expérience, c’est ce qui m’inspire pour continuer à faire de la musique.

Cependant, tu as créé ton propre label, Beat Music.
Oui, c’était pour faciliter le lien entre moi-même et le public en éliminant les intermédiaires. Le but ultime est de faire la meilleure musique possible et de la partager.