Leprous – Clavier et tête pensante

Deux ans après Coal, les jeunes prodiges de Leprous reviennent avec un quatrième album, The Congregation, très attendu par les fans qui se demandaient quel tour les Norvégiens allaient encore sortir de leur sac. Einar Soldberg, le leader de Leprous, nous a accordé une interview pour revenir en profondeur sur le thème sombre et virulent de cet album, sa vision de la scène progressive actuelle et de la musique en général. Une entrevue très personnelle qui donne à réfléchir.

Leprous a donc à présent produit quatre albums, chacun d’eux tendu par un thème sous-jacent fort, une direction particulière. Quelles étaient les intentions, l’idée derrière The Congregation ?
Disons qu’elle évolue au cours du processus de création de l’album. Il n’existait pas d’idée au départ, sur laquelle je me serais forcé à créer de la musique. J’ai appris, au cours du temps, que je pouvais commencer à écrire avec une intention claire et précise en tête, et achever à tous les coups l’album avec quelque chose de complètement différent. Ce coup-ci, j’ai donc abandonné la volonté d’avoir cette uni-direction, et j’ai écrit environ trente-quatre brouillons de chansons. Ce qui m’a permis de penser ensuite à cette fameuse intention, puisque j’ai pu éliminer la majorité de ce que j’avais composé et qui ne me convenait pas. J’ai réalisé à ce moment-là que je voulais un album très cohérent, qui ne saute pas du coq à l’âne en termes de style et de thématique, comme on avait tendance à le faire auparavant. Nous voulions vraiment un disque clair et homogène.

Tu en es donc le principal auteur ? Pourquoi donc, est-ce un album personnel ?
Pas du tout. C’est juste que lorsque les autres membres du groupe proposaient quelque chose, je refusais en bloc. Je plaisante, évidemment ! En fait, nous étions tous supposés produire du contenu, mais je suis à peu près le seul à l’avoir fait. Les autres ont aussi écrit quelques ébauches de morceaux, pour un faible pourcentage. Nous avons fait un vote pour savoir ce que nous souhaitions garder, et nous avons la chance d’avoir assez de maturité pour voter pour ce qui est le mieux, et pas pour nos propres créations. Au final, la plupart des morceaux retenus étaient de moi, mais Tor a écrit environ soixante à soixante-dix pour cent des paroles, je n’ai donc pas le monopole de tout le produit fini.

Pour toi qui es claviériste, ça n’a pas été trop compliqué d’écrire les parties de guitare ?
Non, je pense que ça a été plus difficile pour eux de les jouer que pour moi de les composer ! C’est l’avantage d’écrire via un ordinateur, tu n’as besoin que de ton oreille. Ce qui fait que maintenant, nous sommes plongés dans l’enfer de devoir répéter les dits morceaux. Mais on y arrive ! Donc non, ce n’est pas difficile de composer pour n’importe quel instrument, tu as juste besoin de transcrire ce qui te paraît bien à l’oreille et les autres font de leur mieux pour le jouer. Si ça ne marche pas, on fait des ajustements mineurs pour que ça colle.

Qu’est-ce que cette fameuse Congrégation ? A quoi cela fait-il référence?
Cela évoque une conformité typique de la société, comme une congrégation qui suit aveuglément ce qu’on lui demande de suivre. A des degrés plus ou moins importants, nous en faisons tous partie, même si certains d’entre nous essayent de s’opposer à ce que nous pensons être mal. Dans notre société actuelle, nous sommes poussés à accomplir des choses qui sont destructrices, nous le savons tous, mais que nous faisons quand même parce que c’est le chemin le plus facile. Il est cependant possible de faire des choix pour être plus en paix avec sa conscience. A titre d’exemple personnel, je suis végétarien depuis six ans car cela n’était plus défendable pour moi de manger de la viande après avoir vu des documentaires sur la façon dont l’industrie de la viande fonctionne. Mais quand on fait ce choix de vie, on est souvent confronté à des réactions typiques de certains « carnivores » qui veulent t’acculer au pied du mur en te faisant remarquer « tu as arrêté de manger de la viande, mais tu utilises toujours des cosmétiques testés sur les animaux, tu portes des habits fabriqués par des enfants du Tiers-Monde, etc. ». J’ai réalisé qu’il n’y avait aucun moyen d’avoir une conscience complètement claire. C’est pour ça qu’il est beaucoup plus facile d’ignorer ces problématiques et de rester dans le moule social qu’on nous impose. Toujours à titre d’exemple personnel, un autre domaine dans lequel je rencontre beaucoup de résistance : je ne bois pas du tout, pas une goutte d’alcool. Dans le milieu rock-metal, je fais figure d’exception. Il y a aussi une forte culture par rapport à l’alcool en Norvège, très différente de celle en France. Vous buvez sans vous mettre une énorme cuite à chaque fois.

Tu n’as jamais été à une soirée étudiante en France, alors !
Si, je t’assure ! Je viens très souvent en France, et c’est vraiment  différent. On ne voit pas si souvent que ça des gens qui s’écroulent dans la rue parce qu’ils sont complètement ivres, en comparaison avec la Norvège. Pour ce que j’en sais, ce n’est pas très accepté socialement en France. En revanche, je ne bois pas d’alcool non pas à cause de l’industrie qui est derrière, mais pour des raisons personnelles. Je vois donc toutes les résistances qu’on peut rencontrer lorsque l’on fait ce genre de choix non conformes, et ce ne sont que deux choix parmi des milliers que j’aurais pu faire pour avoir la conscience tranquille. La société actuelle nous pousse, selon moi, à faire de mauvais choix. Les parole de The Congregation reflètent donc cette idée de la difficulté à s’opposer aux modèles imposés.

Cela se reflète donc sur l’illustration de la pochette ?
Tout à fait. La créature que l’on peut voir est en quelque sorte la mascotte de la déformation et de la destruction que représente l’ignorance. Ce squelette provient d’une photo qui a été prise dans un musée en France, je crois que ce sont des os de veau. Peu importe quel animal c’est au final, cela ne change pas le message convoyé.

Cette illustration crée une ambiance très sombre. Pourtant, The Congregation est pour ainsi dire plus léger que Coal Au niveau de la musique oui, mais pas au niveau des paroles. Je dirais que c’est plus mélancolique et désespéré que sombre, et d’ailleurs on n’entend pas beaucoup de joie et de légèreté dans la musique non plus. Quand j’ai écrit l’album, c’était une période assez dure pour moi, sans rentrer dans les détails. Je suis une âme assez sensible, comme le sont la plupart des personnes créatives. Je pense qu’on ne peut pas être l’un sans l’autre. Il me semble difficile d’être réaliste et pragmatique, et créatif en même temps. J’ai toujours cette part mélancolique et sombre en moi, qui ne se révèle pas beaucoup à la lumière du jour, et particulièrement pas en ce moment car je vais plutôt bien. J’ai écrit environ trente à quarante pour cent des paroles, ce qui est une grosse amélioration par rapport à l’album précédent où je n’en avais écrit que pour un morceau ! C’est beaucoup plus facile pour moi de me sentir connecté émotionnellement à quelque chose de nostalgique et triste. Je pense que c’est ce qui me permet de garder un certain équilibre, de pouvoir transcrire tous ces sentiments par la musique et d’être joyeux la plupart du temps, surtout quand je joue.

Sur un tout autre sujet, pourquoi avoir choisi “ The Price ” comme premier titre de sortie ?
Nous voulions montrer ce nouvel aspect de Leprous plus sec, plus compact, plus rythmique et moins atmosphérique. Ce morceau est une combinaison de rythmiques complexes, droit au but, et assez entraînant en même temps. Cela me semblait le choix le plus évident, et tout le monde dans le groupe était d’accord. Ce qui ne veut pas dire que c’est la meilleure chanson de l’album, mais c’est celle qui remplissait le mieux l’objectif de présenter le disque et la direction qui a été prise.

Pour poursuivre dans la même veine, quelle est ton morceau préféré de l’album ?
J’aime de plus en plus “ Rewind ”, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce que je pense que c’est une très bonne chanson. Ensuite, parce qu’elle a une longue histoire : elle prouve qu’on n’obtient pas de résultats sans un travail acharné, et que l’inspiration ne tombe pas du ciel. Les premières esquisses de ce titre étaient au début parmi les pires, je t’assure qu’elles étaient vraiment ridicules. Quand j’ai commencé à l’écrire, j’étais au boulot en service de nuit. Je ne me sentais pas du tout inspiré, pas motivé, j’avais envie de tout faire sauf de la musique. Mais je m’étais posé des deadlines, du coup je me suis forcé à écrire un brouillon. Quand je l’ai envoyé au groupe, j’étais très gêné et ils ont bien ri quand ils l’ont écouté. Nous avons tout de même essayé de la répéter, c’est une règle que nous nous sommes fixés. En arrivant à la partie du refrain, ça a été pire que tout. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’il y avait un riff de guitare complètement différent à ce moment-là, qui ressemblait beaucoup à “ Sweet Home Alabama ”. Le résultat était complètement désordonné, mais massif en même temps. Je me suis dit du coup qu’il y avait du potentiel, ça m’a inspiré et j’ai commencé à changer ceci, cela. Tout à coup, j’ai eu un flot d’idée pour la chanson, pour le résultat qu’on peut entendre aujourd’hui. C’est pour cela que j’aime beaucoup “ Rewind ”, et encore une fois cela prouve qu’il faut se donner du mal pour réussir, se forcer à écrire même quand l’inspiration fait défaut.

Une instrumentation sobre mais complexe, des refrains puissants et entraînants : Leprous aurait-il trouvé sa nouvelle formule magique ?
Tu as dû te rendre compte que nous essayons de ne pas rester trop longtemps dans le même format. Peut-être que nous ferons encore un album avec ce genre de formule. Ça ne m’intéresse pas de créer toujours la même musique et ça ne sert à rien de produire deux opus similaires. Il est important pour moi que chaque album ait un fort caractère, mais je pense que j’ai beaucoup à gagner à écrire encore sur ordinateur pour la prochaine sortie. J’aime beaucoup cette instrumentation sobre qui pose les fondements des chansons et qui permet de jouer ensuite sur les subtilités, les différents parfums. Si la base du morceau est chaotique et désordonnée, c’est un peu comme manger une glace avec suppléments crème et pépites de chocolat : ça n’est pas nécessairement meilleur que la glace elle-même, si tu vois ce que je veux dire.

Cela veut-il dire qu’un jour, les solos de guitare seront de retour ?
C’est amusant que les gens fassent tout un plat à ce sujet, pour ma part je n’y pense pas beaucoup ! Ce n’est pas que j’y étais opposé sur The Congregation, c’est juste que ça ne m’a pas semblé être une nécessité. Donc oui dans le futur, il y aura probablement des solos de guitare. Quand tu as un bon guitariste, un solo est vraiment quelque chose de très facile, mais il faut une vraie pensée derrière, pour qu’il s’intègre et apporte quelque chose au morceau. Cet album ne m’a pas vraiment mis en mode Yngwie Malmsteen, même s’il est vrai que c’est assez attendu dans le petit monde du prog. En fait, c’est une raison de plus de ne pas en ajouter pour moi !

Parfaite transition pour la prochaine question ! Cette approche sobre et sèche est-elle un rejet de toutes les fioritures qu’on peut entendre sur beaucoup d’albums de prog moderne ?
Pas vraiment, parce qu’au fond je pense que cet album fourmille aussi de multitudes de détails. Mais pas dans le fondement, la base de la musique. Ce sont plutôt des couches. Si tu creuses assez profond dans notre musique, tu entends beaucoup de petits détails. Si on pense que quelque chose est répétitif, en écoutant attentivement, on remarque que ça évolue constamment, ce n’est jamais similaire. Leprous n’est pas un groupe de « copier-coller ». Personnellement, je n’aime pas quand dans une chanson l’atmosphère fait trop de montagnes russes et c’est pour cela que nous avons cette approche particulière. C’est vrai que c’est assez particulier dans le prog, et c’est pour cela que certains nous trouvent trop directs voire trop simples. J’ai l’habitude de comparer un bon compositeur à un bon chef cuisinier : un plat n’est pas meilleur si on ajoute toutes les épices ou tous les ingrédients qu’on trouve dans son frigo. Il devient excellent quand on sait mélanger les bons ingrédients et les bonnes épices. Tu viens de France, j’imagine que tu vois de quoi je parle ! Je suis très fan de la cuisine indienne également, ils ont tendance à mettre énormément d’épices mais tout est dosé à la perfection pour que les saveurs se révèlent. J’ai connu de nombreux échecs culinaires en tentant de reproduire ces plats, j’avais tendance à mélanger tout ce que j’aimais, pour un résultat plus que médiocre. C’est de ça dont il s’agit, il ne faut pas trop en faire sous peine de perdre tout caractère en voulant exacerber le goût. Pour moi, c’est le problème de beaucoup de groupes de prog de nos jours : ils en mettent des tonnes pour montrer tout ce qu’ils savent faire, au lieu de se concentrer sur la qualité de l’écriture du morceau.

Sur un tout autre sujet, quel est ton album préféré de 2015, à part The Congregation ?
Ha ha, de toute façon je ne pourrais même pas dire que mon préféré est notre nouvel album ! J’ai été trop occupé et trop fatigué en ce début d’année pour m’intéresser aux nouveautés. Mais mon préféré de 2014 est un disque qu’on ne s’attendrait pas beaucoup à ce que je l’apprécie : il s’agit du dernier de Behemoth, The Satanist. C’est assez amusant, parce que je me suis beaucoup lassé du metal extrême, et plus particulièrement le metal satanique extrême. Mais cet album est vraiment très bon, j’avais vu Behemoth en concert et j’avais trouvé ça super, du coup je me suis retrouvé à beaucoup l’écouter.

Un dernier mot pour nos lecteurs ?
J’ai vraiment hâte de revenir jouer en France ! Ce sera en octobre, trois dates à Paris, Nantes et Lyon. Sans flatterie aucune, c’est le pays dans lequel on préfère jouer. [En français impeccable] Oui oui je parle français, mais pas très bien parce que la grammaire est très difficile pour moi, et bah voilà !