Enchant – Délicieux déluge

On ne l’attendait plus, ce nouvel album studio d’Enchant. Onze ans se sont écoulés depuis Tug Of War. Et même si le Live At Last a servi à faire patienter les fans, l’attente a été longue. Pendant tout ce temps, la vie n’a pas été un long fleuve tranquille pour Douglas A. Ott et ses copains de jeu. Le guitariste a accepté de revenir pour vous sur ce long silence et expose clairement ses ambitions dans un entretien à bâtons rompus et sans langue de bois. C’est Ici et Maintenant dans vos colonnes préférées.

Chromatique : Doug, tu dois sans doute avoir une idée de la première question que j’ai envie de te poser… (sourire).
Douglas A. Ott
: Hé hé, la même que celle que tous tes collègues m’ont posée. Je m’en doutais. Tu imagines que notre silence n’était pas prévu. La vie a pris le dessus sur l’euphorie liée à la sortie du disque et aux tournées. Sean s’est marié, Ed et Ted ont divorcé… puis se sont remariés. Ted a déménagé. Auparavant, on habitait tous dans le même secteur, maintenant Ted est à trois heures de route de chez nous. Bill bosse chez Korg et vit à une heure d’ici. On a un peu cumulé les pépins à la fois conjugaux et géographiques. On s’est vu pour se remettre à composer mais à un rythme mensuel, ce qui est très peu productif. Ce silence radio est indépendant de notre volonté. Cela dit, on s’est quand même rappelé au bon souvenir de certains : on a fait notamment le ProgPower US en 2009. Ça a eu pour conséquence positive de rallumer la flamme au même titre que le concert d’anniversaire de Ted qu’on a donné dans son salon : on a ramené notre matériel et on a joué sept titres. C’était la première fois en deux ans qu’on jouait ensemble et à la suite de ça, on s’est dit : « Et si on se remettait à faire de la musique en groupe ?  ». Voilà un peu le tableau des faits majeurs qui ont jalonné tout ce temps de silence. Je tiens à m’excuser pour cette longue période d’inactivité.

Il s’est quand même passé pas mal de choses. As-tu craint à un moment pour l’avenir du groupe ? Pendant tout ce temps, Ted a été le plus actif d’entre vous. Il a sorti son album solo, participé à des projets annexes et surtout, il a rejoint Spock’s Beard. Comment avez-vous géré cette situation ? Cela aurait-il pu, à terme, être une source de conflit en interne ?
Honnêtement, j’ai toujours pensé qu’il se passerait quelque chose à un moment ou à un autre. Le timing devait être bon pour tout le monde. J’ai essayé de motiver les troupes comme un diable mais ça ne suivait pas, ce qui eut pour conséquence de me démotiver quelque peu parce que ça m’ennuyait de ne pas jouer pour Enchant. Les relations entre nous ont également été quelque peu affectées. Ed (Platt, basse) est mon meilleur ami, c’est mon frère, depuis l’âge de quinze ans. Malgré cela, la situation a altéré notre amitié à priori indestructible. J’ai laissé Enchant de côté pendant un long moment, mais j’ai toujours cru au réveil des troupes. Pour ce qui est de Ted, quand il m’a révélé la possibilité de rejoindre Spock’s Beard, j’étais KO debout et assez amer, pour des raisons purement égoïstes. Je ne m’étais pas préoccupé de sa carrière. La première des questions que je me suis posée a été celle-ci : « Quid d’Enchant » ? Mais immédiatement après, j’ai fait machine arrière et me suis senti extrêmement fier de lui. Il est également un peu comme mon petit frère. On joue ensemble depuis plus de vingt ans. L’idée qu’il chante dans un groupe qu’il adore – nous sommes tous de grands fans de Spock’s Beard – m’a finalement réjoui. Dans mon cas, si un jour on me proposait de chanter dans Jellyfish, je ne réfléchirais même pas et accepterais. Je comprends donc qu’il ait accepté une telle opportunité. Enchant est une famille dont chacun des membres doit réussir à titre individuel. A notre échelle, le défi de taille est la gestion du calendrier de tournées des deux groupes. On aurait pu sérieusement se prendre la tête à cause de ça. Mais Ted a toujours fait la part des choses, se rendant disponible pour Enchant, pour enregistrer ses parties, etc… . Avec une pointe d’ironie, je dirais que la cerise, cette année, a été la tournée avec Transatlantic. On avait déjà mis en boite une bonne partie du disque et Ted n’avait encore rien entendu (Rires)! Je lui ai envoyé quelques morceaux à potasser sur la route afin qu’il puisse revenir plus ou moins préparé pour le chant. Il était très excité à l’idée d’enregistrer et d’écrire les textes et mélodies. A son retour de tournée, tout a été bouclé très rapidement.

En tant que musicien, tu as dû en ingérer des nouveautés et des influences musicales ! Qu’est-ce qui a été le plus difficile pour toi et tes copains au moment de la composition ?
Difficile de dire que l’approche a changé. J’ai écouté des trucs qui m’ont fait penser : « Wow, je n’ai jamais essayé ça auparavant ! ». Je pense notamment à Kings Of Leon que je trouve excellent. Le process en lui-même n’a pas réellement changé. Dans les groupes récemment découverts, Karnivool et Dead Letter Cirucs m’ont pas mal bluffé mais je n’irais pas jusqu’à dire qu’ils m’ont influencé pour ce nouveau disque. Tu es influencé par tout ce qui t’entoure, que ce soit négatif ou positif. Je suis ouvert à tout, musicalement parlant. J’ai vu Steven Wilson et Karnivool et ai pris une méchante baffe. Cependant, j’essaie de mettre une barrière car je ne veux pas être le clone de qui que ce soit. Je me rappelle une interview d’Yngwie Malmsteen, lue lorsque j’avais dix-sept ans. On lui avait demandé quel conseil il donnerait à un aspirant guitariste. Et lui de répondre : « Arrêtez de m’écouter et d’écouter les autres. Ecoutez-vous. Juste vous. Sans quoi, vous deviendrez un énième clone ». Te rappelles-tu toutes ces formations qui ont sorti le bout de leur nez quand Dream Theater était au sommet de son art dans les années quatre-vingt dix ? C’est ce que je voulais éviter absolument et pourtant, j’adore Awake, Images And Words et When Dream And Day Unite. Je te donne un autre exemple encore plus parlant. Ce n’est pas un secret pour toi : nous sommes tous des geeks sur Rush, Yes ou Queensrÿche. Cependant, je ne veux pas être ces groupes, ils existent déjà. A quoi bon leur ressembler ? Je pourrais m’asseoir dans mon salon et écouter Yes toute la journée. Mais j’écoute la radio pour voir si d’autres choses intéressantes circulent. J’aime tous les styles de musique : country, pop et même un peu de rap. C’est important de varier les plaisirs, même si cette variété n’a que peu droit de cité dans notre musique.

A partir de quand avez-vous commencé à travailler sur ces nouveaux titres ? J’imagine que les séances de travail ont été sporadiques.
Elles l’étaient au début. Par la suite on s’est fixé une séance hebdomadaire. Bill, Ed & Sean venaient chez moi et je leur faisais part de mes idées. En gros on s’est retrouvé avec de quoi avoir une vingtaine de titres. On a commencé à éliminer le superflu. Quand un morceau était plus ou moins à l’état de finition, je commençais à plancher sur les textes. On est passé à la vitesse supérieure en 2012.

Il y a une grande nouveauté sur The Great Divide : à la différence des précédents albums sur lesquels tu signais quasiment toutes les chansons, on est surpris de voir Bill, Ed et Sean crédités comme compositeurs. Etait-ce pour toi l’occasion de démarrer un nouveau chapitre dans l’histoire d’Enchant en leur laissant apporter leur touche aux morceaux ? Penses-tu objectivement que tu aurais obtenu le même résultat si tu t’y étais collé seul ?
Tu regarderas les crédits dans le livret du disque. Les copains ont leur nom cité bien plus que par le passé, sans qu’ils aient pour autant apporté un titre à proprement parler. Auparavant, je composais un morceau, faisais une démo et leur disais : « Ok les gars, c’est vos parties. Jouez ça ». Il y avait énormément de place pour créer et enrichir leurs parties respectives. Je me suis un peu assoupli et j’ai changé mon fusil d’épaule en leur exposant les choses de la manière suivante : « C’est mon idée, voilà ce que j’ai en tête. Qu’en pensez-vous ? ». De là, les suggestions ont fusé. Par exemple, sur « Here And Now » il y avait un plan composé de mesures impaires et Sean a suggéré de le transformer en un rythme bien plus carré. On a bien fait de l’écouter car le titre est bien meilleur ainsi. C’est un exemple de ce qu’ils ont pu apporter pour enrichir les compositions. Il m’est apparu logique de les créditer en tant que co-compositeurs pour ce travail-là mais également en regard de l’avis qu’ils m’ont donné. Je compare le processus de création de ce disque à une balade à vélo, mes amis ayant pour rôle de veiller à ce que je ne tombe pas. J’ai l’impression d’une véritable cohésion de groupe cette fois-ci, de par les contributions de chacun.

Un seul titre, « Transparent Man », est entièrement de ta plume tandis que Ted en a signé deux !… C’est dire si les temps changent ! Ça a dû te faire bizarre, non ? (Rires)
Oui, jusqu’à un certain point même si je considère que « WIthin An Inch » est entièrement de ma plume. Le fait est qu’après l’avoir transmis à mes acolytes, ils se le sont approprié. Je dois avouer que ça m’a fait un bien fou de ne pas avoir à me dire : « Je dois écrire tous les morceaux et après je dois m’occuper des enregistrements et des prises de son. ». Pour moi, le meilleur exemple de collaboration reste « Here And Now ». Ed a proposé une ligne de basse et Bill est venu enrichir juste derrière. Ils m’ont donné la démo et j’ai arrangé la structure avant d’apposer textes et lignes de chant. « Deserve To Feel » est un autre exemple. J’ai tout composé sur ce morceau et, avec les autres, on a réarrangé la structure. Après, on a envoyé le tout à Ted qui s’est chargé des paroles et lignes de chant. Je ne crois pas qu’on ait autant procédé de cette manière par le passé. Mais j’aime cette façon de faire : c’est important car tout le monde se sent impliqué.

Les arrangements sont encore plus chiadés que par le passé. Je pense notamment à des morceaux comme « Within An Inch », « The Great Divide » ou « Deserve To Feel ». Cela confirme-t-il la volonté d’impliquer tout le monde ?
En effet ; le simple fait de demander : « Bill, que ferais-tu ici ? Et toi, Sean ? Comment vois-tu le rythme ici ? Faut-il le changer ou pas ? » a conforté les gars dans l’implication générale. C’était aussi le cas pour Ed. Il aime le slap et a pris mes lignes pour en faire les siennes qui lui sont propres. C’est très excitant, car d’office je me demande ce qu’ils vont bien pouvoir faire de ce que je leur ai donné. Pour moi c’est une bonne manière d’écrire et de collaborer. Je pense qu’on réitèrera ce processus à l’avenir. De la même manière que pour l’écriture des morceaux, Bill, Ed & Sean ont-ils également eu leur mot à dire au moment de la production ou du mix de l’album ?
Pas vraiment. Le mix est revenu au binôme que je composais avec Tom Size. J’ai préféré réduire les intervenants. Il existe une expression qui dit que s’il y a trop de chefs en cuisine, c’est l’anarchie. C’est la même chose en musique et pour la production. Les gars venaient, enregistraient leurs parties respectives puis repartaient. Je suis resté seul dans mon studio jusqu’à trois heures du matin à éditer tout cela. Sean pourrait être cité comme co-producteur car il a été source d’idées et propositions très intéressantes. Il m’a déjà assisté par le passé mais c’était plus pour appuyer sur les boutons quand j’avais ma guitare entre les mains lors de l’enregistrement de mes parties de guitare ou de chant. Mine de rien, ça fait du bien de pouvoir déléguer un peu, parce que dans mon cas, c’est la course !

Il y a quand même une chose qui m’a scotché aux premières écoutes, c’est la présence de Bill. Le gars est partout ! Il y a des claviers de partout ! Ça rappelle Benignus, tu es d’accord ?
Plus que d’accord. Bill a grandi ces dernières années. On savait qu’il était bon. Ce qu’il a fait par le passé était super mais là, c’est un palier supplémentaire de franchi. Le fait de jouer avec Thought Chamber et Sound Of Contact, c’était du pain béni pour lui et pour nous aussi. Quand il m’a envoyé ses solos, je les ai écoutés et je lui ai dit « Oh, il faut que tu te calmes, là. Je vais avoir l’air ridicule à côté de toi ! »

II y a quand même un titre qui ressort, c’est « Within An Inch » avec son refrain accrocheur et ses harmonies vocales façon Queen ou Kansas…Pourrez-vous les reprendre sur scène ?
C’est mon titre préféré de l’album, ainsi que celui de Ted. Il est très important pour moi. Il est autobiographique : j’ai frôlé la mort de très près quand j’avais vingt ans. Je travaillais avec mon père et un tracteur s’est renversé sur moi. J’ai vraiment cru que j’allais y rester. Quand Ted a lu le refrain, il était stupéfait. Il a mis tout son être dans ces lignes et cela se ressent. Pour ce qui est des chœurs à trois voix, Bill et Sean peuvent chanter. Je pense donc que c’est réalisable.

Il y a une grande attente autour de ce disque. Vos fans sont extrêmement loyaux envers vous. Sens-tu une forme d’indulgence de leur part à propos de cette longue attente ? Vous avez posté « Within An Inch » sur Youtube et il semblerait que les retours soient globalement positifs…
Au moment où nous conversons, on touche du bois. J’ai donné quantité d’interviews pendant les trois dernières semaines. Aujourd’hui j’en ai faite une avec un journaliste que je connais depuis une vingtaine d’années et avec lequel j’en ai déjà fait beaucoup par le passé. On peut dire qu’on se connaît bien. De son propre aveu, The Great Divide est le meilleur disque que nous ayons fait à ce jour. C’est gratifiant d’entendre de telles choses. Certaines radios ont programmé quelques titres. J’étais sur un salon de chat en ligne hier et j’ai pu apprécier les avis en temps réel, ce qui m’a mis du baume au coeur. Je suis heureux de voir que les gens ont été suffisamment patients pour attendre ce disque dix ans. Je déteste dire ça, mais sincèrement, je pense que l’attente en valait la chandelle. (hésitant) Tu sais, nous n’avons jamais voulu que ce soit si long. L’attente touche aujourd’hui à sa fin.

Réalises-tu que, cette année, c’est le vingtième anniversaire d’A Blueprint Of The World , sans compter qu’InsideOut marque le coup en le sortant en vinyl ? Vingt ans après, continue-t-on à te parler de ce disque, même si tu préfèrerais aujourd’hui parler de The Great Divide ?
Vingt et un ans plus précisément, en ce qui concerne la version sortie chez Dream Circle Records qui a fait faillite par la suite. InsideOut nous a signés et l’album est sorti chez eux en 1994. Nous sommes historiquement le premier groupe signé sur le label. Il y aura deux éditions pour la sortie en vinyl : une version noire classique et une autre version bleue. C’est notre tout premier album. C’est dire ce que ça représente. J’ai grandi dans les années soixante-dix et quatre-vingt : tout sortait sur vinyl. Je passais mon temps dans les magasins de disques. J’ai près de trois mille vinyls dans mon garage. Des Picture discs de Marillion aux concerts pirates d’Iron Maiden. Alors voir un disque de mon propre groupe dans ce format-là ? Il n’y a rien de plus gratifiant et satisfaisant.

Quand on regarde d’autres formations signées chez InsideOut Music, on ne peut s’empêcher de penser qu’il manque, ou qu’il a manqué à Enchant un petit truc pour être un incontournable de la scène progressive. Certains groupes comme les Flower Kings ou Spock’s Beard sont souvent mis en avant et tournent assez régulièrement. Aujourd’hui on voit également beaucoup Haken, Riverside ou Jolly en concert. Qu’est-ce qui, selon toi, a pu faire la différence ?
Quand Tug Of War est sorti, on a tourné, on a enregistré un album live et on est repartis en tournée après. Quand je regarde dans le rétroviseur, on a quand même tourné avec Jadis, Marillion, Threshold, Dream Theater, Spock’s Beard deux fois. On a ouvert pour Eric Johnson… Sans ce break nous aurions continué à ce rythme. Mais la vie en a décidé autrement. Un break de dix ans c’est un sacré problème pour pouvoir continuer à suivre un groupe de manière assidue.

Un mot sur le titre, l’artwork et les thèmes évoqués dans les textes… Je me suis laissé dire que tu avais eu la révélation pour le titre de l’album après avoir vu le film Noé avec Russell Crowe… ai-je bon ? (Rires)
Absolument pas, tu as tout faux. Le titre éponyme parle de plusieurs choses : d’amour, de religion et de paix. J’ai déjà parlé de « Within An Inch ». Je pourrais dire que « Life In A Shadow » a permis à Ted de plus ou moins régler ses comptes avec son père, comme sur « Despicable »

Onze ans d’attente pour un nouvel album…c’est quelque chose de peu commun. Rassure-nous et dis-nous qu’on n’attendra pas autant avant d’avoir un nouveau disque et de vous voir sur scène…
Non sois tranquille rassure tout le monde chez toi. On a déjà la moitié d’un album de prêt. Environ six titres sont quasi-bouclés. Un autre morceau est déjà en boite sans le chant. Je sais que Ted en a quelques uns de prêts de son côté. Je pense que notre prochain disque sortira en 2016. Pour ce qui est de tourner, il est question de mai 2015. Rien de bien arrêté encore mais c’est la tendance à l’heure actuelle. Il est possible que nous soyons présents pour le ProgPower 2015.

Je t’ai pas mal cuisiné avec mes questions, voulais-tu rajouter quelque chose ?
Non, j’avoue m’être bien amusé. Tu as l’air de bien avoir étudié ton sujet (Rires). Je sais que vous nous suivez depuis longtemps. A titre personnel, votre soutien est inestimable pour nous et je vous en remercie.