Marc Ducret – Quand les sons percutent les mots

Inspiré par l’expérimentation et l’improvisation sous toutes ses formes, le guitariste Marc Ducret se refuse à toute convention et l’a prouvé par chaque note que compose son tentaculaire projet « Tower ». Le 12 juillet prochain, il mettra le point d’orgue (final?) à cette oeuvre nouant intimement musique et littérature lors d’un concert exceptionnel au Parc Floral. Quelques jours avant cet évènement, il répond à nos questions.

Chromatique : J’aimerais tout d’abord revenir sur les albums « Tower ». L’année dernière, le volume 3 achevait la tétralogie consacrée à un chapitre d’« Ada » de Nabokov. Curieusement, le volume 4, totalement acoustique, est sorti avant le volume 3. Pouvez-vous nous expliquer ce choix ?

Marc Ducret : C’est tout simplement une question financière qui a dicté l’ordre des sorties : puisque je produis moi-même les enregistrements, j’ai dû prendre en compte le fait que le solo m’a coûté beaucoup moins cher que le sextet, et ne sachant pas à l’époque quand j’aurais à nouveau assez d’argent pour réaliser le sextet, on a sorti le solo d’abord… Je crois que peu d’auditeurs se rendent compte à quel point nos « choix » d’instrumentation, d’effectifs, etc., sont souvent imposés par des contraintes financières !

Chaque volume a été enregistré avec différents musiciens, en des lieux différents. Comment avez-vous « recruté » les différentes formations ? Avez-vous composé en ayant déjà en tête certains musiciens ?
Toute cette musique a été composée en fonction des gens qui allaient la jouer. Sans trop rentrer dans des explications fastidieuses, le choix de ces trois orchestres correspond aussi à un moment dans « Ada », et chacun a une couleur orchestrale définie par le chapitre douze du bouquin : la joie pour le quintet, l’inquiétude pour le quartet, la maturité et l’équilibre pour le sextet.

L’absence de basse sur les quatre enregistrements est assez étonnante. Pouvez-vous nous expliquer ce choix ?
Oui, ce chapitre important dans l’économie du bouquin, et dont j’ai tiré l’argument de « Tower », parle d’un manque, d’une absence cruciale ; comment faire entendre musicalement ce manque ? Il m’a semblé que l’absence de basse conventionnelle (acoustique, électrique ou à vent) pourrait évoquer cette situation – et bien sûr, fournir une contrainte supplémentaire !

Je relie Tower à un autre très bon disque « Extension des feux » avec Journal Intime où se retrouvent Frédéric Gastart et Matthias Mahler notamment. Que vous apporte la collaboration avec ces instruments assez « free » (Sax basse, trombone) aux sonorités particulières ?
Si vous entendez par « free », « libres » – ma foi, tous les instruments sont libres, je crois ! J’ai une affinité particulière avec le son des cuivres et le trombone est celui qui m’enchante le plus. Quant au sax basse, c’est un instrument malléable qui se prête à beaucoup de fonctions diverses; mais attention, j’écris d’abord pour des instrumentistes et ces deux-là sont des personnalités fortes, des « voix ».

Les musiciens créent généralement facilement des ponts entre le sonore et le visuel, plus rarement avec l’écrit. Ce sujet semble profondément vous passionner, pouvez-vous nous parler du lien que vous tentez de nouer entre littérature et écriture musicale ?
J’ai toujours été fasciné par les problèmes que pose l’expression littéraire, la traduction, les techniques d’écriture… J’avais fait une incursion dans ce domaine avec « Qui parle? », où les textes étaient parallèles au son ; puis dans « Un sang d’encre », où la musique était plus fondue dans le texte ; avec « Tower », j’ai voulu jouer avec les techniques narratives utilisées par Nabokov, mais sans que le texte lui-même apparaisse – une sorte de tentative de transposition d’un moyen d’expression dans un autre.

Qu’est ce qui différencie le Marc Ducret qui effectuait ses premières armes à l’ONJ de celui qui a enfanté les « Tower » ? Et quelles furent les rencontres musicales qui ont défini le musicien que vous êtes aujourd’hui ?
Ce qui me différencie de moi il y a trente ans? Justement : trente ans… Donc bien sûr des rencontres musicales aussi, comme Tim Berne, encore maintenant un modèle pour moi et présent dans « Tower », Guillaume Orti, Benoît Delbecq, Aka Moon et bien d’autres ; également des rencontres « auditives », comme Peter Eötvös ou Donatoni…c’est un mouvement qui ne s’arrête jamais, on apprend et on découvre sans cesse.

En parlant de l’ONJ, la nouvelle formation sous la direction d’Olivier Benoit semble prendre une tournure qui ne devrait pas vous déplaire, et comporte notamment certains musiciens proches de votre univers. Avez-vous pu entendre ce qu’elle propose et qu’est ce que cela vous inspire ?
Je n’ai malheureusement pas encore pu entendre l’orchestre, mais je fais confiance à Olivier pour en faire une expérience musicale de qualité.

Eprouvez-vous certaines difficultés à trouver des scènes et des lieux pour interpréter des compositions aussi fouillées et complexes ? De manière générale, comment décririez-vous le quotidien d’un musicien instrumental dans la jungle musicale en 2014 ?
Je ne crois pas que ce soit le caractère complexe de ma musique qui rebute les auditeurs, mais le fait qu’on lui fasse croire qu’elle l’est, ce qui n’est pas la même chose ! Bach ou Charlie Parker sont très complexes, mais l’habitude et l’ignorance font que tout le monde croit que c’est simple. Quant à mon quotidien, la situation est très simple : je ne peux faire exister mes propres groupes et projets musicaux, qu’en les produisant moi-même. La plupart du temps, je paie pour jouer ma musique ! Quant à votre comparaison, elle ne me paraît pas très juste : en effet, dans la jungle tout le monde cohabite, et même si le tigre est le plus fort, il ne dévore pas tout autour de lui – seulement ce dont il a besoin pour vivre, et ça ne met pas en danger la survie de toutes les autres espèces. Au contraire, dans le cas de la France, de l’Italie, les « choix » sont faits par des commerçants, donc un artiste qui cherche n’a pas de place réelle dans la société : toléré tant qu’il y a de l’argent qui circule, mais éjecté du système – et accusé par exemple d’être un profiteur responsable du trou de la sécu – en période de « crise », comme si la crise économique était une catastrophe naturelle alors qu’elle est planifiée par les choix de société et leurs conséquences économiques…et la boucle est bouclée.

Votre tétralogie étant désormais achevée, quels sont vos projets musicaux à court terme ?
Le nouveau projet très « chambriste », « Chronique de la mer gelée » , avec soprano, trombone, flûte, violoncelle, piano et guitare, a vu le jour en février dernier ; je travaille à la composition de « Paysage, avec bruits » pour Journal Intime et moi, création le 14 octobre à Brest ; et début décembre au Triton, plusieurs concerts en trio avec Eric Echampard et Bruno Chevillon sur un répertoire tout neuf, plus deux soirs avec des invités.

Le 12 juillet prochain, vous allez présenter « Tower-Bridge » sur la scène du Paris Jazz Festival, en entremêlant les musiciens des différents « Tower ». La tâche a dû être particulièrement ardue, pouvez-vous nous en parler? Et est-ce le véritable point final de ce projet ?
Je n’avais pas l’intention à l’origine de réunir les trois orchestres, mais l’idée était très séduisante…Le plus difficile a été de trouver d’autres façons de jouer les mêmes morceaux, sans que les musiciens aient la sensation d’exécuter platement ce qu’ils connaissaient déjà – mais avec le personnel de cet orchestre on n’a pas affaire à des fonctionnaires ! La tournée française de 2012 organisée par Charles Gil a été magnifique, et Ayler records sort un double cd, l’intégralité du programme enregistré en concert lors de cette tournée. Sylvain Lemayre a également travaillé sur une vidéo de cette tournée. Musicalement, ce projet est maintenant complet, même si d’autres avatars de « Tower » existent à l’état latent – « Towerzero » en trio avec Fred Gastard et Peter Bruun, ou bien un autre cd plus produit, en studio, avec d’autres invités et une esthétique musicale très différente. Mais d’une part, le budget manque (voir plus haut!) et d’autre part, ayant commencé à travailler sur cette musique en 2008, je dois avancer et entreprendre d’autres choses – ce ne sont pas les idées irréalisables qui manquent !


Interview réalisée en collaboration par Jean-Philippe Haas et Mathieu Carré
Merci à Marc Ducret et Stéphane Berland de Ayler Records pour leur disponibilité