Pat Metheny – En quête d’unité

Fraîchement auréolé en 2013 d’un Grammy Award pour le premier disque de sa formation “Unity Band”, le prolifique Pat Metheny décide rapidement d’y donner une suite du nom de Kin, sortie en février dernier chez Nonesuch. D’un naturel désarmant, le guitariste nous parle ici de sa collaboration avec John Zorn, de ce que signifie pour lui le projet Unity, mais également de l’importance toute particulière qu’a pour lui le live.
Et c’est justement en concert qu’il sera, le 03 juin prochain à l’Olympia.


Chromatique : J’aimerais tout d’abord parler de votre participation au Book of Angels. Pouvez-vous décrire l’expérience que fut cet enregistrement, la manière dont vous avez pu interagir avec John Zorn (si interaction il y a eu) lors du processus créatif ?
Pat Metheny : J’admire John depuis…disons les années soixante-dix. Je me souviens m’être assis, une nuit, dans une voiture, à écouter une retransmission live de John (même si je ne savais pas que c’était lui à l’époque) en plein solo d’appeau. C’était juste incroyable de l’entendre produire ces sons de façon ininterrompue, avec un tel niveau de maîtrise, je me suis demandé « Mais qui est ce gars ?? ». Cela m’a complètement soufflé, et je n’ai pas arrêté de suivre son travail depuis : Naked City plus particulièrement et toute la période Masada. J’ai toujours trouvé qu’il n’était pas reconnu à sa juste valeur par une certaine frange de la communauté. Le terme avant-garde n’a au final pas beaucoup de sens, et encore moins le concernant, et certains fans de jazz n’ont jamais réellement compris ce qu’il faisait. Bref, c’est juste un musicien que j’ai toujours admiré et suivi. Je ne l’avais jamais rencontré ! C’est assez drôle car nous avons quasiment le même âge. Nous avons pu avoir une brève discussion au téléphone à une époque, suite au décès de Derek Bailey dont nous étions tous les deux des amis. John voulait mettre en place une sorte de concert à l’époque, mais comme d’habitude je n’étais pas dispo, car sur la route. Juste après cela, il m’a demandé d’écrire quelque chose pour un des livres de sa collection Arcana, ce que j’ai fait, puis nous avons démarré une correspondance par e-mail pour parler de je ne sais plus trop quoi…Je suivais également de près la série des Book of angels et je trouvais que c’était une excellente idée que d’écrire un bloc de musique et de le faire jouer par différents musiciens. J’ai plus ou moins dit « je crois que je pourrais m’imaginer en faire un volume », et il m’a répondu avec enthousiasme « ce serait génial, c’est évident que tu devrais le faire !! ». Puis il m’a envoyé de la musique, et le livre dans sa totalité. Avez-vous vu ce livre ?

Non, je ne l’ai pas vu ! Il y a vraiment le strict minimum en terme d’informations, quelques notes, le chiffrage de la mesure, et une ligne de basse. De temps en temps quelques accords… Et en gros on doit se débrouiller avec ça (rires). Parfois il n’y a que trois éléments sur une page, ce n’est pas grand chose, mais c’est suffisant pour donner une indication sur la saveur, les vibrations qui parcourent le morceau. Je n’étais même pas sûr de savoir quand ou comment j’allais pouvoir le faire, mais ça semblait être quelque chose d’amusant. Il m’a envoyé tout cela, a noté d’une étoile tout ce qui n’avait pas encore été enregistré,. Il a par ailleurs mis un carré devant ce qu’il pensait être plus particulièrement adapté pour moi si je décidais de le faire. Je ne voulais pas vraiment dire que j’allais le faire parce que je tourne constamment, j’ai trois enfants, je déborde de boulot, avec six projets en parallèle…Mais il y a deux ou trois ans, je rentre de tournée et vois ce livre qui m’attend sur mon bureau – cette histoire de correspondance remontait à cinq ans environ – et je l’ai ouvert en me disant que j’allais faire une tentative. J’ai utilisé mon studio pour produire une première version d’un morceau que j’ai agrémentée au fur et à mesure… Je m’amusais vraiment, c’est typiquement le genre de chose que je démarre le matin et termine vers 22 heures le soir, sans m’en rendre compte, après douze heures de travail en continu. Mais encore une fois, c’était surtout pour m’amuser. Je suis reparti en tournée pour trois mois environ, j’ai enchaîné sur un autre projet, et de temps à autre je trouvais quelques heures à consacrer à un autre morceau du livre. Sur un laps de temps d’environ deux ans, j’ai produit différentes versions de ces morceaux. Puis à la fin de la tournée du Unity Band, je me suis retrouvé avec un mois de libre, ce qui n’était pas arrivé depuis très longtemps. En réécoutant l’ensemble de ce que j’avais produit, je me suis dit que cela ne rendait pas si mal, et j’ai pris un mois (en parallèle à ma vie de famille, je n’ai pas fait que cela) pour le terminer. J’ai composé les parties de batterie avec Orchestrion, et c’était la seule chose qui ne me convenait pas parfaitement. Orchestrion est génial pour le live, mais ne fonctionnait pas totalement pour ce projet. C’est pour cela que j’ai appellé Antonio (ndlr : Sanchez, Pat Metheny Unity Band, Chick Corea, Avishai Cohen…), et lui ai fait écouter quelques passages au téléphone. Il m’a répondu « Putain mais qu’est ce que c’est que ce truc ?? » (rires) « C’est génial ! ». Il ne savait même pas que c’était de moi, il se demandait simplement ce que ça pouvait être. J’ai essayé de réarranger tout cela pour que ce soit plus abordable pour Antonio, d’un point de vue technique. Puis nous sommes entrés dans un véritable studio pour enregistrer la batterie, et en six ou sept heures la totalité de ses parties était dans la boîte. Par moments, je lui demandais d’improviser à la première écoute sur certaines d’entre elles, et cela a fonctionné. De la même manière que pour toutes les miennes improvisées, j’ai toujours tenu à conserver uniquement les premières prises. A ce moment-là, je n’avais toujours pas parlé à John, il n’avait aucune idée de ce que j’étais en train de faire, et à vrai dire, je ne savais pas vraiment si j’allais pouvoir terminer le projet. Mais je l’ai finalement mixé, puis masterisé et l’album était enfin bouclé. Du coup j’ai demandé à John quelle était son adresse (rires), sans toutefois lui révéler ce que j’allais lui envoyer. Il m’a appelé environ cinq minutes après avoir reçu le CD pour me crier au téléphone que c’était incroyable et qu’il l’adorait (rires).

Et c’était fini, il ne vous a fait aucune suggestion de modification ?
Non non, il aimait l’album en l’état.
Bon, c’est à ce moment-là que je me suis souvenu que j’avais une maison de disques et que notre façon de faire n’était pas très habituelle (rires). John et le patron de Nonesuch se connaissent bien, donc ils se sont arrangé sans problème pour le sortir sur les deux labels à la fois, ce qui était plutôt sympa, ça a permis d’avoir deux pochettes différentes par exemple. Je dois vraiment dire que de tout ce que j’ai pu faire jusqu’ici, cela a été probablement le projet le plus positif. Tout le monde a été heureux, d’un bout à l’autre du processus. Et de plus j’adore l’album.

Et le retour du public ? Excellent !

Et qu’en serait-il d’un live avec John?
Nous commençons à en parler. Cela serait vraiment génial de pouvoir le faire. Nous avons quelques idées de ce que nous pourrions faire dans ce cadre-là. Le fait est que depuis le moment où je lui ai envoyé l’album, nous avons finalement passé beaucoup de temps ensemble. C’est assez drôle en soi, car nous avons à peu près le même âge et avons traversé les quarante dernières années de la scène jazz, sans jamais réellement nous côtoyer. Nous avons tellement de choses en commun, nous pouvons échanger nos points de vue sur certains sujets comme peu de gens le peuvent réellement, nous sommes devenus de vrais potes.

Parlons maintenant un peu de Unity. Vous avez défini le Unity Band comme une manière de revenir à une formation plus classique, en incorporant notamment un saxophone, ce qui rappelait forcément la période 80/81. Est-ce pour vous le projet musical “ultime”, celui où vous pouvez enfin vous exprimer à cent pour cents ? Dès que j’ai démarré le projet Unity et que j’y ai impliqué Chris (ndlr : Potter, saxophone), je me suis rendu compte du fait étrange que malgré les nombreux albums que j’ai pu produire, un seul possédait le format traditionnel guitare, basse, batterie et sax. C’est presque bizarre qu’il n’y ait eu que 80/81… Mais suite au nouvel album, nous sommes partis en tournée pour près de cents vingt concerts l’année dernière, et quelque chose s’est produit. Une chose particulière… De cette formation a émergé un groupe au sens propre, le plus équilibré auquel j’ai pu prendre part. Il s’est très rapidement développé un esprit de communauté particulier, ce qui n’arrive que rarement. C’est réellement le mix parfait de personnalités. Nous avions ce que l’on appelle au baseball une excellente “moyenne à la batte” dans le sens où certaines formations sont au top 40, 50 ou 70 pour cents du temps, et nous, on ne se plantait jamais. La confiance en chacun était totale, et nous sommes même parvenus à nous améliorer encore au fil de l’année ! Le disque a eu beaucoup de succès, a remporté un Grammy entre autres, et nous en sommes arrivés au point où l’on s’est tous regardés en disant : « wow, c’était génial, mais dommage que ça s’arrête là ». J’ai simplement dit « ok, alors remettons ça » (rires). En même temps, je ne voulais pas simplement refaire le même album. Nous sommes revenus à l’idée même de Unity, d’unifier un ensemble de facettes sous une même étiquette. Je dois admettre que même si c’était le postulat de départ, je penchais vers un aspect bien particulier de ma musique en en oubliant certains comme le Pat Metheny Group, Secret Story ou Orchestrion. Cette fois-ci, nous voulions réellement parvenir à cette fusion des styles qui me sont propres.

Est-ce pour cela que vous êtes passé du Unity Band au Unity Group? Pour faire une sorte de clin d’oeil au Pat Metheny Group?
Oui, il y a un peu de ça, c’était aussi pour marquer l’arrivée de Giulio (ndlr : Carmassi, multi-instrumentiste) au sein du groupe, qui nous a ouvert de nouvelles perspectives.

D’ailleurs, pourquoi vous êtes vous dit que c’était la personne qu’il vous fallait, à ce moment précis? Au départ, c’est un ami bassiste de New York qui m’a appelé il y a trois ans pour me dire qu’un petit nouveau sur la scène, un musicien plutôt inhabituel, désirait vraiment me rencontrer. Personne ne savait réellement comment utiliser son talent, ce n’est pas un très bon improvisateur, mais simplement un excellent musicien. Tu as vu la video (ndlr : la voici) ? Qu’est-ce qu’on peut faire avec quelqu’un comme ça ?? J’ai donc gardé son nom à l’esprit. Et lorsqu’est venue l’idée de poursuivre le projet Unity et de l’étendre à de nouvelles choses, je me suis tourné vers lui. De plus il est à la fois un très bon pianiste et un superbe chanteur. Cela en faisait l’homme de la situation. J’ai voulu jouer avec lui pour me rendre compte de ses capacités, on ne peut pas juger de tout sur une vidéo, et cela s’est très bien passé ! Depuis, je l’utilise régulièrement comme sideman sur mes projets de bandes originales. Il est encore très frais dans la profession, n’a encore jamais rien fait d’un tel niveau. Il a quoi, vingt-huit, vingt-neuf ans? Cela va être énorme pour lui. C’est un peu comme si le joueur d’une équipe de foot locale se retrouvait propulsé du jour au lendemain dans l’équipe nationale (rires). Nous allons jouer environ deux cent fois l’année prochaine et pour le moment je crois qu’il a été sur la route environ quatre jours d’affilée au mieux (rires). Mais il a les épaules pour cela, il s’en tirera très bien.

A l’heure actuelle, a t-il déjà joué avec le groupe dans son ensemble?
Oui, en studio, et nous avons déjà pas mal répété. Il sera parfait !

Je m’interroge au sujet du nom de l’album, Kin. Qu’est-ce qu’il signifie pour vous? Je n’ai trouvé aucune explication à ce sujet.
Globalement, on peut dire que cela a un rapport avec les relations que nous avons avec nos ancêtres familiaux. On se soucie souvent de nos origines, du fait que l’on soit français, américain ou autre chose, mais on se penche généralement, sur quoi, les mille dernières années ? Alors que notre existence remonte à deux cent ou deux cent cinquant mille ans ! Et nous sommes toujours profondément connectés à ces origines éloignées. Je pense qu’il y a également une version « musicale » de ce point de vue. Les gens parlent de rock, de jazz, d’avant-garde etc. Pour moi, c’est vraiment une connerie ce genre de classification. Dès que je sens que la discussion va s’orienter vers ce sujet, sincèrement, ça ne m’intéresse plus. Il y a une sorte d’ancêtre musical, une connection entre les genres. Lorsque je pense à mes musiciens favoris, de Beatles à Bach en passant par Zorn ou Keith Jarrett, je trouve toujours une sorte de connexion entre eux. Cela doit être lié à l’instinct, la créativité, qui nous pousse à construire les choses d’une certaine manière, à aller dans un certain sens. Cela a plus à voir avec un état d’esprit qu’avec un genre de musique en particulier. Je pense que Kin était une bonne manière d’exprimer tout cela.

Du point de vue musical, nous avons vu que cet album et le précédent sont quelque peu différents, mais penses-tu avoir encore des choses à apporter à la formation actuelle ? De nouvelles influences pourraient-elles encore y être ajoutées?
Pour moi, c’est un processus sans fin, le projet est toujours “in progress”, toujours amené à se modifier. Cela fait partie du plaisir de ne pas savoir de quoi sera fait le futur, ou à quoi il ressemblera. Effectivement les deux albums sonnent très différemment, et s’il devait y en avoir un troisième, il pourrait être encore différent de tout cela. C’est la raison pour laquelle je suis si enthousiaste à propos de ce groupe, c’est qu’il peut être n’importe quoi, c’est totalement ouvert. Pour certains, le terme « ouvert » signifierait jouer « free », ce que j’adore mais il a une certaine créativité qui peut échapper aux musiciens de ce style, trop préoccupés à justement jouer et sonner « free ». Personnellement, je vois dans la création d’une structure une possibilité de jouer « free », d’être libre. J’essaye constamment d’observer les choses sous différents points de vue, et ces deux albums, lorsqu’on les juxtapose, et compte tenu de leur sortie rapprochée, montrent deux façons bien différentes dont un même groupe peut jouer ensemble.

Depuis l’effondrement du marché du disque, avez-vous constaté une évolution par rapport à l’engouement pour votre musique ? Comment voyez-vous l’avenir de la musique instrumentale en général ?
Une des choses que j’ai pu remarqué, en étant dans le milieu depuis maintenant un certain temps, qui plus est à une échelle internationale, c’est que la plupart des gens qui vont écouter cet album et réellement l’apprécier ne sont tout simplement pas encore nés. De la même manière que je n’étais pas né lorsque Charlie Parker jouait sa musique, et c’est probablement celle que je préfère. J’ai traversé de nombreuses périodes positives ou négatives pour l’industrie, et au final, la musique vit par elle-même. Je n’ai aucune emprise sur ce qui peut lui arriver, ou sur le fait que les gens aiment ou pas ce que je fais. Lorsque Bright Size Life, mon premier album, est sorti, tout le monde s’en foutait éperdument. Je crois que la première année on en a vendu huit cents, et je me souviens même avoir reçu un document qui indiquait que nous en avions vendu un seul en Australie (rires). Je me suis dit que je devais écrire et remercier ce mec (rires). Aujourd’hui, c’est un classique, mais crois-moi, tout le monde l’a ignoré pendant dix ans. A l’époque où nous l’avons sorti – j’aurais aimé mieux jouer d’ailleurs – j’avais une idée très précise de ce qu’il fallait composer, de la manière dont il devait sonner. J’étais complètement dédié, ainsi que Jaco (Ndlr : Pastorius, basse) à l’idée d’emmener cette musique vers de nouveaux territoires. On ne se souciait absolument pas de savoir si cela allait plaire, on faisait simplement notre truc. On peut passer des heures à parler de milliers de choses, de l’industrie du disque ou de la météo, mais au final, seules les bonnes idées restent. J’encourage réellement les musiciens à simplement faire de leur mieux. Les très bons ont une vision toute personnelle de la musique, une vision unique. Ok, il faut payer le loyer à la fin du mois, faire vivre nos familles, ce sont de véritables questions qu’un artiste peut légitimement se poser, mais au delà de ça, je pense qu’il faut être honnête avec la musique que l’on joue. En faisant cela, et en atteignant un haut niveau – ce qui est également très dur à faire – tu as la possibilité d’offrir une musique de valeur. J’encourage les musiciens à être dans le moment présent, dans leur époque, et à ne pas seulement imiter le passé, ou un passé idéalisé. Au final, il sait mieux que n’importe qui comment il doit jouer. Cela a fonctionné pour moi, j’ai fait de mon mieux pour payer les factures, habiller mes gosses, tout en faisant en sorte de pouvoir continuer mes recherches…

Vous vous considérez comme un chercheur ?
Je vois la musique comme une destination nécessitant énormément de recherche. Et cette recherche est pour moi la plus efficace lorsque je pars en tournée et joue un grand nombre de concerts. C’est à ce moment là qu’elle se développe le plus.