Les Tritonales

03/07/2012

Le Triton - Les Lilas

Par Christophe Manhès

Photos:

Site du groupe : www.fredfrith.com

Bel exploit pour le Triton qui a réussi à programmer pour la première fois dans ses lieux un artiste tel que Fred Frith. Compositeur et improvisateur réputé, ce brillant musicien construit la légende de l’avant rock depuis la fin des années soixante, période à laquelle il commence sa carrière en co-fondant le groupe culte Henry Cow. Depuis il n’a cessé d’en rester un acteur majeur en jouant dans des formations comme Massacre, Rova Sax Quartet, Guitar Quartet et plus récemment Cosa Brava. Il a également collaboré avec des pointures comme John Zorn, Brian Eno ou le très regretté Lars Hollmer. On le voit, l’homme et son art ont de l’envergure.

Chromatique ne pouvait donc rater ce moment rare. D’autant que le Triton, par ses dimensions, offre toujours la possibilité d’une immersion totale dans le jeu des musiciens et que Fred Frith, plus que tout autre, nécessite cette relation privilégiée avec le public. Bâtie autour de deux longues improvisations dont le maître détient le secret, il fera d’ailleurs la démonstration durant cette superbe soirée qu’il sait capter le spectateur, notamment grâce à la fluide versatilité de ses performances.

C’est devant une salle pleine que Fred Frith amorce sa première prestation. Les pieds nus, prêts à broyer un escadron de pédales d’échos, il est sobrement accompagné d’une guitare préparée posée sur les genoux et d’une table revêtue d’un drap noir sur lequel il semble avoir renversé l’établi du garage. S’y mêlent sans ordre, boites, ficelles, chaînes et autres outils curieux dont il révélera l’usage peu à peu.

Après quelques secondes de brève concentration, le voyage commence sur des cris et des chuchotements. Puis des accessoires impossibles s’écrasent sur les cordes pour créer une ambiance de plus en plus épaissie par de savantes réverbérations. Deux notes cristallines suffisent alors à percer le néant et à ancrer cette improvisation impressionnante dans un court rappel des beautés tonales. Grand manitou du chaos, Fred Frith fait succéder aux frottements, distorsions et autres tappings hystériques, sa propre voix, chuintée, presque inaudible. La cage métallique des cordes de sa guitare laisse échapper tout à coup de superbes consonances orientales qui viennent mourir doucement sur un pont renvoyant aux préliminaires. Et la boucle est bouclée. Tout le long, la salle se montrera respectueusement attentive, envoûtée par la poésie sonore et par la maîtrise de cette première performance.

Le temps d’une pause pendant laquelle Fred Frith ira certainement se ressourcer pour nous servir de nouvelles impulsions, la seconde et dernière improvisation débute, nettement plus énergique. Elle s’ouvre sur un coup de poing en forme de brosse à chaussures martyrisant les cordes de la guitare. Le feu est partout. L’impression est physique. Le public se fond malgré tout dans cette redoutable attaque. Heureusement, comme pour la première impro, Fred Frith réussit à enchâsser des moments accrocheurs au milieu de ce tohu-bohu hendrixien. S’ensuit une longue méditation mélancolique. Le beau temps se lève même si quelques échos irrépressibles font encore irruption, faisant penser aux vieux tripotages krautrock d’A.R. Machines.
Pour conclure, se pointe alors la bouille amochée d’un blues d’un autre monde à rendre jaloux ce déglingué de Captain Beefheart. Exécuté avec de la limaille de fer déversée dans des boîtes en fer-blanc, c’est comme si Fred Frith rendait hommage à ses premières amours quand il jouait dans l’éphémère Les Chaperones.

Le public est conquis, les néophytes — il y en avait beaucoup — comme ceux déjà aguerris à ce type d’expérience. Plutôt que de provoquer le spectateur, Fred Frith a démontré de manière éclatante que lorsqu’on plaçait l’émotion au cœur des exercices les plus exigeants, on pouvait dépayser violemment l’auditeur tout en mobilisant son attention.
Devant l’enthousiasme de la salle, Fred Frith finit par revenir sur scène en ajoutant ces mots : « ce genre de musique provoque des choses imprévisibles. Penser que l’on va pouvoir recommencer me paraît un peu illusoire. Mieux vaut en rester là ». Voilà qui scelle définitivement le respect que l’on doit avoir pour ce grand musicien.