Mario Duplantier (Gojira) – Vers une sortie du bois

Fierté nationale, Gojira est à la France ce que la double grosse caisse est au metal. C’est justement avec celui qui en est le batteur depuis plus de la moitié de sa vie, Mario Duplantier, qui a bien voulu répondre à quelques questions. Son franc-parler, son honnêteté, sa dévotion à son art – comme il aime à le souligner – le rendent attachant et foncièrement plus humain que ce que son talent laisse paraître lorsqu’il joue. C’est au son des skateboards et des travaux de la Friche de la Belle de Mai à Marseille qu’une longue conversation plutôt décontractée a permis de mettre en lumière les aspects visibles du monstre Gojira mais aussi des facettes plus intimes du groupe.

Chromatique : Gojira vit en ce moment une tournée marathon. Supportes-tu le rythme effréné que tu mènes, surtout après cette toute récente date au Stade de France il y a trois jours, en ouverture de Metallica ?
Mario Duplantier
: Nous avons l’habitude de faire des tournées, on sait donc gérer la fatigue, le stress, et rester en bonne santé. Après, le bus qu’on a en ce moment a des problèmes de climatisation, et cette nuit, nous sommes tombés en panne sur l’autoroute. Le matin ça chauffe, et dès huit heures il faut sortir du bus. Pour être très franc, je t’avoue que sur cette tournée, avec un bus de qualité moyenne, notre sommeil en pâtit. Or, le sommeil étant la source principale d’énergie pour la scène, c’est un peu dur. Ce matin, on s’est levé à huit heures car c’était un four. Dès que le jour se lève, le bus se transforme progressivement en micro-ondes, et très tôt c’est étouffant, tu as l’impression de crever. Après, nous avons l’habitude des tournées marathon, on s’y prépare à l’avance. Il faut une bonne hygiène de vie, bosser son instrument et ne pas trop déconner, ne pas se coucher trop tard, boire beaucoup d’eau. On est rôdé pour ça quand même. Aucun de nous n’est sportif mais le fait de monter sur scène, c’est quand même du sport. Et quelque part on est obligé d’avoir cette hygiène de vie.

Depuis quelques années, vous enchaînez les ouvertures pour les stars du genre, comment vois-tu cette reconnaissance ?
C’est une forme de reconnaissance, en effet ! Mais quand tu ouvres pour Metallica, les gens sont là essentiellement pour eux, ça suffit à nous ramener sur terre. On sait qu’on ouvre le feu pour un groupe énorme et que tout le monde attend. Leur son est énorme, il y a des écrans géants, des lights, c’est un show de deux heures, deux heures et demie et nous, on joue une petite demie heure avant cet évènement. Mais c’est quand même énorme de jouer devant autant de gens et en plus, d’être vraiment respectés par le groupe. Tout ça nous fait chaud au cœur et confirme ce que l’on pensait, que Gojira est un groupe qui vaut le coup, qu’on est sur la bonne voie. C’est une évolution, on espère passer à une étape supérieure, peut- être jouer bientôt en main support et non en opener. Mais on est hyper heureux d’avoir fait le Stade de France. On essaye toujours de faire au mieux. Metallica est un mythe vivant, mais nos musiques sont différents, il n’est pas question d’essayer de faire un show aussi puissant. On fait du mieux qu’on peut, comme on va le faire ce soir, comme on le fait à chaque fois. On a vraiment cette philosophie : chaque concert est une étape. Quand tu joues devant cinquante personnes et que tu défonces tout, ça va faire du bouche à oreilles, et ils seront peut-être quatre cents la prochaine fois. Cela dit, j’avoue évidemment que j’ai eu la pression au Stade de France, parce que l’événement était presque trop gros. C’était surtout à cause des gens qui m’envoyaient des messages pour me dire « ça va aller, bon courage, on est avec vous ! » . C’est à force de recevoir tous ces messages que je me suis mis à trembler en me demandant ce qui se passait. Nous, le job, on le fait, que ce soit au Stade de France ou ailleurs, on essaye de tout donner. Mais je pense que l’aura de ce stade, c’est un truc qui fait péter les plombs de tout le monde, nous y compris. Ce fut une journée très stressante, il y avait beaucoup de journalistes, beaucoup de médias, des gens des maisons de disque. La journée était électrique. Aujourd’hui, c’est serein, ce soir c’est cool, de taille humaine. A Paris, c’est inhumain, avec quarante personnes dans la loge. Mais au final, quand je joue à l’Elysée Montmartre en tête d’affiche, je suis plus stressé qu’en ouverture de Metallica …

Parlons un peu de ce nouvel album… avec la question qui tue : pourquoi l’avoir appelé L’enfant sauvage ? Peux-tu nous parler du concept qui se cache là-dessous ?
C’est Joe qui écrit toutes les paroles et proposé le titre, il serait mieux placé pour en parler. Il avait envie d’écrire sur le concept de l’enfant sauvage. On ne voulait pas le traduire en anglais sinon cela aurait donné The Wild Child, et ça ne sonnait pas. C’est la dynamique des mots en français qui nous intéressait. On s’est dit L’enfant sauvage, pourquoi pas ? Il y a un clin d’œil, nous sommes Français, nous donnons un titre en français. Et le concept derrière tout cela est un peu dans la lignée du film de Truffaut, même si ce n’est pas une référence directe : cet enfant né dans les bois dans l’Aveyron, sans éducation, qui n’a jamais été confronté à la société, un petit animal élevé par des loups. C’est une réflexion autour de cette essence-là : cet être né dans les bois, qu’est-ce que c’est ? Au-delà du nom, du prénom, de l’identité, de la carte vitale (rires), de tout ça, qu’est-ce qui se passe ? On a tous ça en nous, on aurait tous pu être à la place de ce petit mec. L’idée est d’essayer de se reconnecter à cet enfant sauvage qu’on est tous, en définitive. Il y a peut-être aussi une réflexion autour de notre propre liberté dans la société : comment rester un peu sauvage dans un monde si difficile, où il faut se cadrer en permanence ? On est pris en permanence dans des milliards de contraintes, de compromis. Comment faire pour rester sauvage ? C’est un truc intime, qui concerne Joe, souvent construit autour de ce qu’il ressent.

Ce thème revient-il dans d’autres morceaux ?
« The Gift of Guilt » par exemple, parle de la culpabilité qui nous est transmise de génération en génération, et pose la question de comment rester libre par rapport aux démons du passé : lorsque l’on naît, on se retrouve avec plein de transferts donnés par nos parents, des trucs qui leur appartiennent. L’interprétation peut être ouverte, il peut y avoir un lien, mais « L’enfant sauvage », c’est spécifiquement ce titre. Ce n’est pas un concept album, bien que l’ensemble soit très introspectif. Joe parle de nous tous, de sa condition humaine qui est aussi la notre…

Comment s’organise une séance d’écriture pour Gojira ? Et ne me dis pas que c’est encore Joe qui fait tout ! (rires)
Non justement, pour cet album j’ai beaucoup composé ! Joe écrit les textes, c’est son truc, il écrit en anglais, moi je n’en serais pas capable. Je n’ai pas envie d’écrire de textes, je communique par la musique. En revanche, dès qu’il me parle de ses textes, je les capte. Et pour la musique de cet album, j’ai apporté énormément d’idées, en termes de rythmique, mais aussi de riffs, de mélodies. J’ai été très actif. Ça se passe souvent comme ça entre Joe et moi, parce que nous sommes frères. Cet album a été écrit comme d’habitude, avec un peu plus de participation de ma part. J’ai donné la trame de nombreux morceaux, je suis parfois arrivé de trois ou quatre minutes. Sur certains morceaux comme The Axe, j’ai tout composé de A à Z, c’est un peu inédit. J’ai chanté les riffs sur mon dictaphone. Liquid Fire est parti d’un riff de batterie, j’ai proposé la polyrythmie et Joe y a ajouté des guitares. J’ai amené pas mal de premiers jets que Joe a complétés et enrichis, il est très fort pour ça. Ensuite, on arrange à quatre, et on se retrouve souvent pour jammer.

Gojira possède une signature stylistique reconnaissable entre mille. Mais quelles sont à ton sens, les nouveautés apportées par ce nouvel album ?
Je suis un peu trop proche de l’album pour pouvoir te dire ce que l’on a expérimenté, ce que l’on a fait et ce que l’on n’a pas fait. Je sens que nous sommes allés plus droit au but. On a mis de côté la vélocité, ce côté déstructuré avec des riffs qui partent dans tous les sens, à la limite du grind, pour des choses plus aérées. C’est peut-être l’arrivée de la trentaine, c’est un peu moins hystérique, avec un peu plus d’espace, de la technique mieux assimilée. La batterie est plus subtile, avec de la ghost note, un travail entre la caisse et la ride. J’ai dissimulé ma technique, il y a moins de choses flagrantes, avec des roulements rapides à gogo. C’est un album plus fin, en un sens, et je dirais qu’on a poussé l’émotion. Les voix sont assez riches, entre le crié et le chanté. Mais je ne pourrai te dire que dans quelques temps, avec plus de recul, ce qu’on a vraiment amené à cet album.

Est-ce un album plus simple finalement ?
Plus simple je ne sais pas, plus fluide oui. Certains journalistes ont dit qu’il était hyper compliqué et hyper violent mais je ne vois pas d’où ils sortent ça (rires) ! Comme tu le vois, je n’ai pas encore le recul. En fait, oui, c’est un album plus simple, avec des structures couplet/refrain/fin, comme sur « L’enfant sauvage ». J’adore m’amuser avec la technique, j’aime jouer des trucs compliqués. Même si je suis loin d’avoir un niveau comme certains mecs que je vois sur internet, des purs génies qui se focalisent uniquement sur la technique. J’aime approcher la technique et c’est un désir spontané, mais j’ai toujours voulu servir la musique avant tout, du coup, je me freine. J’ai souvent des breaks à proposer mais je sais que ça va desservir la composition, alors je ne le fais pas.

A quoi est due cette sortie tardive de l’album par rapport à la tournée ?
Nous n’avions pas tourné depuis un moment. Il y a une attente derrière Gojira et on ne pouvait pas louper la période des festivals parce qu’il y a une demande. Et c’est aussi une manière de dire qu’il y a un album qui va sortir, de prévenir les gens que Gojira est toujours là. Mais là, c’est plus un tour de chauffe, on s’amuse ensemble, on reviendra avec un show plus élaboré à l’automne. J’avais dit au management que je trouvais aussi bizarre de tourner avant l’album, mais ils nous ont répondu qu’il fallait jouer, se faire voir, être là.

J’ai senti que tu allais commencer une phrase, voulais-tu parler de réalité économique ?
Je n’ai pas envie parler de ça, parce que ça casse un peu… Il faut garder en tête que c’est de l’art, que c’est du partage avec les gens, et de l’amusement aussi. On a bien conscience qu’on s’éclate à faire des concerts. Après, si tu veux que je te parle très concrètement, il y a des réalités sociales et économiques : si on ne tourne pas, on n’a pas d’argent… Nous sommes intermittents, nous devons jouer ! Ultra Vomit avait fait « The Renouvellement of Intermittence », tu l’avais vu ? (rires) C’est délicieux, on aurait presque pu l’appeler comme ça, cette tournée ! (rires)

Peux-tu nous parler de ce fameux DVD, rondement fourni, et nous expliquer le but de cette sortie juste après un album ?
Le DVD, ça faisait un an et demi que je voulais le sortir, on a beaucoup bataillé. On avait un manager français, quand nous sommes arrivés à terme du contrat avec Listenable Records. On a alors changé de maison de disques et trouvé par la même occasion un nouveau manager. Tout ça a mis beaucoup de temps à se mettre en place. Nous ne sommes pas seulement musiciens, on est toujours en train de mettre en place l’avenir, on doit tous être un peu businessmen sur les bords. Dès ta première démo, tu essayes de la vendre… En un sens, on est tous des vendus à partir du moment où l’on essaye de vendre notre musique, de vendre des places de concert… Le DVD était donc prêt depuis longtemps, mais personne n’a pu le sortir avant. Jusqu’à l’arrivée de Mascot Records ! Roadrunner Records ne voulait pas le sortir, parce qu’il s’agissait du disque précédent, ça ne les intéressait pas. Ce DVD concerne donc The Way of All Flesh, il n’y a rien d’autre dedans : deux heures et demie de live, et un documentaire d’une heure qui retrace trois ans de vie de Gojira, que j’ai réalisé avec Anne Deguehegny, une vidéaste qui va aussi faire le clip de « L’enfant sauvage », et mon frère. On a réuni toutes les vidéos qu’on avait, du petit portable au film, ce qui fait que tu as des trucs pixélisés à mort, horribles ! On y retrouve toutes les étapes, de la composition à l’enregistrement de l’album, jusqu’à la tournée Metallica en 2010.

Quels sont tes maîtres à penser concernant la batterie, et par la même occasion, quels sont les disques t’ayant marqué récemment ?
Lars Ulrich, Igor Cavalera, Gene Hoglan, Sean Reinert, le batteur de Candiria mais je ne sais plus comment il s’appelle (NdlR : Kenneth Schalk), Alex Marquez de Resurrection, David Silveria et Abe Cunningham. Et évidemment Pete Sandoval de Morbid Angel ! Tu mixes tout ça, et ça te donne à peu près mon jeu… Ce qu’a fait David Silveria sur Issues (1999), en simplifiant son jeu, m’a beaucoup influencé, Abe Cunningham est mon dieu vivant, et je suis un grand fan de Pete Sandoval, avec l’attaque sur les toms, les doubles pédales, le jeu de ride. Voilà mes principales influences. Pour les disques, le dernier Blonde Redhead, le dernier Meshuggah avec qui on a tourné en Australie… Ces gars donneraient tout pour leur art. J’adore aussi un mec qui fait de l’electro à Paris, qui s’appelle Rone, il est génial !

Tu viens de parler de l’Australie : allez-vous finalement sortir le EP pour Sea Sheperd ?
Il a été vite annoncé sur internet et on l’a regretté : une amie a fait un sujet sur Gojira pour France 3, au cours duquel on lui a parlé de Sea Sheperd. Or, elle a annoncé une date à la fin du documentaire, chose que l’on n’avait pas encore faite. Du coup, sa diffusion a créé un micro buzz, qui n’a cessé de grossir… On a donc essayé de s’en tenir à cette date, mais ce n’était pas possible, car cela demandait trop d’énergies différentes. On était en train de signer avec Roadrunner, on commençait à travailler avec notre nouveau manager, on bossait à la fois sur le DVD et sur la composition du nouvel album à cette époque… et comme tout le monde était bénévole pour le projet Sea Sheperd, il n’était pas possible de tenir les délais, et on s’est un peu planté. De plus, on voulait le sortir proprement sur internet, pour que les thunes aillent directement à Sea Sheperd et pas à quelqu’un d’autre. Tout ça a fait qu’on l’a repoussé. Là-dessus, un disque dur a crashé au mauvais moment, quand on allait enfin réussir à mettre tout en place. Mais c’est quasiment terminé, je l’ai dans mon ordinateur, les morceaux sont là, mixés, il faut juste qu’on le sorte. Dans l’année, c’est sûr et certain, mais je ne donne plus de date ! (rires)

Pour finir, qu’espères-tu concrètement de la signature avec Roadrunner, as-tu des attentes particulières ?
Mes attentes sont déjà comblées parce que Roadrunner fait un travail de malade. Karine, qui gère la promo, est là sur toutes les dates françaises. En Italie, en Angleterre, en Allemagne, c’est la même chose, c’est vraiment nouveau pour nous. On a fait un « promo trip » avec Joe pendant une dizaine de jours, on a rencontré la presse, c’était très bien, organisé à la minute près. Du coup, on peut parler de notre art d’une manière efficace. C’est aussi le cas aux Etats-Unis, au Japon et en Australie. Cet aspect rôdé est hyper plaisant : tu proposes ton art et tu sais que tu disposes d’une structure en béton. Pour l’instant, tout est bon. Tout le monde flippe parce que c’est une grosse structure, mais au final ils nous ont laissé carte blanche, sur la musique, le choix de la pochette, le titre. Honnêtement je m’attendais à plus de contraintes mais on avait signé un bon contrat, qui stipulait qu’ils ne touchaient pas à l’artistique. Roadrunner a signé Gojira pour ce qu’il est : ils n’ont pas signé un « baby band », c’est un groupe qui existe depuis seize ans, et j’en ai trente. Avec seize ans d’expérience, nous savons exactement ce que nous voulons, avec une musique précise. Ils ne veulent pas nous modifier, et ça c’est l’essentiel !