Banlieues Bleues

13/05/2012

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Par Fanny Layani

Photos:

Marjorie Coulin

Site du groupe :

Sleep Song (27 mars 2012), Espace 1789 (Saint Ouen)

La guerre d’Irak, initiée par les acharnés de l’équipe de G.W. Bush au prétexte d’armes de destruction massive que l’on savait pourtant fictives, n’en finit pas d’empoisonner les Etats-Unis, des plaies toujours béantes que Guantanamo ne cesse d’infecter aux mémoires terrifiantes de Haditha et autres lieux de massacres. Le monde entier garde en mémoire ces images de soldats américains diffusées par Michael Moore dans Fahrenheit 9/11, gamins de vingt ans terrifiés sous leur acné adolescente, terrorisant à leur tour la population irakienne du haut de chars énormes, que l’on dirait tout droit issus d’un film d’anticipation, hurlant un heavy metal aussi brutal que colonialiste et symboliquement écrasant.

Une fois rentrés, qui amputé, qui en apparence indemne mais souffrant de symptômes qui restent souvent peu analysés et encore moins traités, ces soldats sont venus grossir les troupes de leurs aînés : ceux qui, de retour de la guerre du Golfe à celle du Vietnam (mais sans doute peut-on aussi remonter jusqu’à la Seconde Guerre mondiale même si l’Amérique triomphante d’alors ne se posait pas ces questions), ont dû, sans véritable conscience de la part de la société qu’ils retrouvaient, se faire une place dans un monde civil occidental qu’ils ne reconnaissaient plus. Après chacun de ces conflits, ils durent se réinsérer seuls, sans que soient prises en compte les séquelles des combats, mais aussi de tout ce qui les entourait : la peur, la paranoïa, un racisme d’autant plus profond qu’il n’est jamais clairement formalisé par l’armée, et toutes les substances plus ou moins légales absorbées pour tenir, coûte que coûte, au feu et après, lorsque reviennent les hanter les fantômes de ces silhouettes à peine entrevues et déjà pulvérisées, dans cette guerre contemporaine, anonyme et technologique où celui que l’on tue n’est plus un homme, pas même un ennemi, tout juste une cible, floue, entrevue par le prise d’une lunette de visée, ou pire, un simple « dégât collatéral ».

S’il n’est plus question aujourd’hui pour désigner les séquelles de ce dernier conflit, de shell stock ou de syndrome de la guerre du Golfe, il n’en reste pas moins que ce que l’on classe pudiquement sous le terme générique de SSPT (syndrome de stress post-traumatique) à défaut de vouloir réellement nommer ce dont il s’agit, rend la vie impossible à des milliers de vétérans dont le retour à la vie civile ne parvient pas à se faire, mais aussi à leurs familles, perpétuant de ce fait les troubles de génération en génération. Quant aux populations ayant subi la guerre, personne ne s’en soucie réellement, chacun étant trop occupé à se congratuler d’une si belle victoire apportant une merveilleuse liberté aux peuples opprimés du monde.

C’est cette expérience intime que Mike Ladd (rappeur américain adepte d’un spoken words poétique et fils d’un vétéran de la bataille des Ardennes en décembre 1944 et janvier 1945) et Maurice Decaul (vétéran de la guerre d’Irak) ont transcrit dans les textes constituant l’armature de ce Sleep Song, textes anglophones auxquels les poèmes de l’Irakien Ahmed Abdul Hussein viennent apporter le contrepoint arabe.

En compagnie du pianiste Vijay Ayer, Mike Ladd travaille depuis trois ans déjà au recueil de paroles de vétérans d’Irak et d’Afghanistan, et c’est dans ce cadre que les deux musiciens ont rencontré Maurice Decaul. De retour d’Irak, ce dernier a entrepris des études de littérature et c’est en participant à un atelier d’écriture qu’il a découvert l’expression poétique. La rencontre de ces trois préoccupations ne pouvait que produire des étincelles, et c’est de la collision de ces deux mondes qu’est né le projet Sleep Song, aller-retour permanent entre l’Irak et Brooklyn ou Los Angeles, le passé des combats et le présent des traumatismes.

D’une voix un brin cassée, avec une élocution toujours calme et rythmée, presque lancinante, au flow rappelant par moment celui des prédicateurs ou des grands orateurs politiques à l’américaine, Mike Ladd déclame les souvenirs de son père disparu en 1973, dans la neige des Ardennes, les mains plongées dans les entrailles encore chaudes d’un camarade de combat. Il donne aussi la parole aux cauchemars délirants d’un soldat jamaïcain, et aux rêveries hallucinées d’un ancien combattant revivant chaque nuit ses actes de guerre sous le soleil brûlant du désert irakien (« in the ripples of this heat My finger molten bone I squeeze intent on watching my victim’s head explode, my gun is jammed my friends’ horror is my reflection in the puddles of my sweat soaked sheets »). De ces rêves, il n’est possible de se débarrasser que par la chimie, et « Rem killer » énumère la longue litanie des pilules encombrant la table de nuit de ces anciens soldats. Le verbe plus lent, moins assuré, Maurice Decaul évoque ses souvenirs du front dans un aller-retour entre la guerre et la « paix » qu’il ne peut réellement retrouver, rêve ses propres funérailles et la douleur de sa mère, évoque la photo de cette femme collée à l’intérieur de son casque et échangée à un gamin combattant contre un Coca, et constate que huit ans après, les fantômes des soldats qu’il a abattus ne viennent plus l’empêcher de dormir, mais qu’il parle toujours à sa femme des yeux bleus et du regard de cette mère irakienne dont il fouillait l’appartement à la recherche des armes de son fils, sentant le canon de son arme battre contre sa cuisse, et qu’il continue à dialoguer avec Simon, le compagnon d’armes disparu qu’il restaure dans ses rêves.

Entre ces paroles en anglais viennent s’intégrer des improvisations, où il est question d’une lavandière s’en allant rincer dans l’Euphrate tous les cauchemars qu’on lui apporte, et des textes poétiques en arabe, dits par leur auteur, Ahmed Abdul Hussein (ayant fui l’Irak en 1990), parfois doublé par Mike Ladd comme pour ce « Dialogue entre deux soldats morts », aux allures de long fragment d’écriture automatique, une forme de surréalisme onirique, sur fond de désert, de poussière, d’épines, de mythe épique et de sang. Partout reviennent la chaleur, le goudron en ébullition, la lumière brûlante et la poussière, omniprésente, qui désèche tout et qui assoiffe. On ne peut s’empêcher, à l’écoute des rythmes et des sonorités de la poésie arabe, charriant dans ses sonorités des torrents de nostalgie, de penser à Mahmoud Darwich, porte-étendard du genre, auréolé de son combat pour la cause palestinienne et mort en 2008. Cette langue poétique, qui a chanté les délices du vin et des femmes avec Abou Nawas au huitième siècle, devenue aujourd’hui langue de l’exil, déplore la perte, la guerre et le chemin sans retour : signe des temps ?

Cet ensemble de textes est porté par un tissu musical composite et continu, dont Vijay Ayer (piano et diverses bidouilles électroniques), Serge Teyssot-Gay (guitare) et Ahmed Mukhtar (oud), mais aussi Mike Ladd (samples) entremêlent les fibres épaisses et tortueuses, pour produire une toile dépouillée et aride, mais qui n’est pas sans grâce. C’est qu’en matière de dialogue entre oud et guitare, Serge Teyssot-Gay a de l’expérience, et l’on repense, par moment, dans le jeu des timbres, aux deux disques du projet Interzone (d’autant que son complice Khaled Aljaramani est présent dans la salle). Les deux instruments à corde dialoguent, se poursuivent ou s’effacent l’un devant l’autre, tandis que Vijay Ayer leur offre un terrain de jeu des plus confortables. Alternant entre le clavier du piano et celui de son ordinateur, il assure le rôle rythmique avec finesse et subtilité, mais n’en oublie pas pour autant les mélodies, comme lorsqu’il accompagne, seul, les voix. Mike Ladd vient ajouter, par moments, des samples d’ambiance, dont d’anciens enregistrements de musique orientale, dont les thèmes sont repris par les instruments sur scène, qui s’y mêlent peu à peu.

A l’issue du spectacle, les musiciens quittent progressivement la scène, revenant chacun, l’un après l’autre, au silence, et ne laissant plus la parole qu’à Maurice Decaul, Ahmed Adbul Hussein et Mike Ladd qui à leur tour s’éclipsent sur un « amin » tombant, comme un couperet, sur ce Sleep Song. On ne dira rien de la rencontre d’après concert, monopolisée par un universitaire aux questionnements navrants et tellement occupé à parler que les principaux acteurs du projet se retrouvent relégués au rang de figurants, pour ne retenir que l’essentiel de ce projet, proche du chef-d’œuvre sans en être un pour le moment, sans doute du fait d’une guitare un peu trop monocorde dans ses sonorités, et d’un fil qui se perd parfois d’un texte à l’autre, nonobstant leurs qualités intrinsèques. Mais ce beau spectacle reste un work in progress, qui fait la part belle au texte et à la parole. La poésie annule la différence des langues, les unifiant dans un propos commun, comme se fondent les souffrances des blessés et morts des deux camps, dès lors que l’on raisonne en terme d’humanité et non de politique.

par Fanny Layani


Guillaume Perret & The Electric Epic (30 mars 2012), Deux pièces cuisine (Blanc-Mesnil)

Il en aura fallu du courage aux Parisiens pour s’aventurer dans la banlieue lointaine du Blanc-Mesnil à la recherche d’un concert jazz de grande qualité ! C’est en effet dans le cadre du festival Banlieues Bleues que Guillaume Perret et son Electric Epic se produisent à Deux Pièces Cuisine en première partie de Magic Malik. L’occasion de présenter son premier album sortant encore chaud du studio !

La petite salle accueille dès son ouverture des flots de visiteurs, venus passer une soirée jazz en bonne compagnie dans une charmante salle. L’introduction annonce immédiatement la couleur : une nappe d’ambiance créée par Guillaume Perret et son saxophone. Une nappe d’ambiance ? Oui, car la particularité de Guillaume Perret ne se situe pas uniquement dans son jeu, mais dans la myriade d’effets par lesquels passe son saxophone. Le son est en effet trafiqué à outrance pour notre plus grand plaisir. En résulte une atmosphère étrange mais particulièrement intrigante et attirante.

Bien évidemment, le saxophone ne serait rien s’il était seul. Il faut avouer que Guillaume Perret est admirablement entouré ce soir. Si l’Electric Epic n’est « qu’un » trio accompagnant le saxophoniste, les bougres savent particulièrement bien remplir l’espace sonore. Le jeu irréprochable de Jim Grandcamp à la guitare et la frappe chirurgicale de Yoann Serra entourent, donnent un contexte au déluge d’idées de Perret, jouent avec lui et gonflent cette ambiance à la fois rock, jazz, fusion, presque metal par moments. Et que dire du son de basse de Philippe Bussonnet si ce n’est qu’il est particulièrement rond et présent ? Le mixage un peu fort de la basse la rend écrasante, mais fait aussi ressortir tout le groove des morceaux, ce cœur qui bat et donne vie à la musique.

Comme le dit Perret lui-même, ce concert, ces titres et cet album constituent une sorte de film auditif que le quatuor se complaît à nous laisser entrevoir, dans les notes et les ambiances visuelles. Le concert atteint son apogée sur un « Circé » de toute beauté, cette montée en puissance s’achevant sur des motifs répétés où l’on sent cette complicité entre les musiciens, où il n’y a plus de réelle distinguo entre ce qui est écrit et le libre recours à l’expression musicale.

Cette soirée à la rencontre des genres montre les qualités de Perret en tant qu’artiste complet et plus seulement de musicien. Il est d’ailleurs très étonnant de voir le contraste avec la seconde partie assurée par Magic Malik qui n’aura malheureusement pas su conserver la foule, la salle se vidant progressivement après le départ de Perret de la scène. Est-ce là une preuve que cette première partie aurait sa place en tête d’affiche ? Ou simplement que sa musique intense et profonde ait tant fatigué les esprits que le public se soit senti obligé de se coucher après ?

par Maxime Delorme

Sleep Song (27 mars 2012), Espace 1789 (Saint Ouen)

La guerre d’Irak, initiée par les acharnés de l’équipe de G.W. Bush au prétexte d’armes de destruction massive que l’on savait pourtant fictives, n’en finit pas d’empoisonner les Etats-Unis, des plaies toujours béantes que Guantanamo ne cesse d’infecter aux mémoires terrifiantes de Haditha et autres lieux de massacres. Le monde entier garde en mémoire ces images de soldats américains diffusées par Michael Moore dans Fahrenheit 9/11, gamins de vingt ans terrifiés sous leur acné adolescente, terrorisant à leur tour la population irakienne du haut de chars énormes, que l’on dirait tout droit issus d’un film d’anticipation, hurlant un heavy metal aussi brutal que colonialiste et symboliquement écrasant.

Une fois rentrés, qui amputé, qui en apparence indemne mais souffrant de symptômes qui restent souvent peu analysés et encore moins traités, ces soldats sont venus grossir les troupes de leurs aînés : ceux qui, de retour de la guerre du Golfe à celle du Vietnam (mais sans doute peut-on aussi remonter jusqu’à la Seconde Guerre mondiale même si l’Amérique triomphante d’alors ne se posait pas ces questions), ont dû, sans véritable conscience de la part de la société qu’ils retrouvaient, se faire une place dans un monde civil occidental qu’ils ne reconnaissaient plus. Après chacun de ces conflits, ils durent se réinsérer seuls, sans que soient prises en compte les séquelles des combats, mais aussi de tout ce qui les entourait : la peur, la paranoïa, un racisme d’autant plus profond qu’il n’est jamais clairement formalisé par l’armée, et toutes les substances plus ou moins légales absorbées pour tenir, coûte que coûte, au feu et après, lorsque reviennent les hanter les fantômes de ces silhouettes à peine entrevues et déjà pulvérisées, dans cette guerre contemporaine, anonyme et technologique où celui que l’on tue n’est plus un homme, pas même un ennemi, tout juste une cible, floue, entrevue par le prise d’une lunette de visée, ou pire, un simple « dégât collatéral ».

S’il n’est plus question aujourd’hui pour désigner les séquelles de ce dernier conflit, de shell stock ou de syndrome de la guerre du Golfe, il n’en reste pas moins que ce que l’on classe pudiquement sous le terme générique de SSPT (syndrome de stress post-traumatique) à défaut de vouloir réellement nommer ce dont il s’agit, rend la vie impossible à des milliers de vétérans dont le retour à la vie civile ne parvient pas à se faire, mais aussi à leurs familles, perpétuant de ce fait les troubles de génération en génération. Quant aux populations ayant subi la guerre, personne ne s’en soucie réellement, chacun étant trop occupé à se congratuler d’une si belle victoire apportant une merveilleuse liberté aux peuples opprimés du monde.

C’est cette expérience intime que Mike Ladd (rappeur américain adepte d’un spoken words poétique et fils d’un vétéran de la bataille des Ardennes en décembre 1944 et janvier 1945) et Maurice Decaul (vétéran de la guerre d’Irak) ont transcrit dans les textes constituant l’armature de ce Sleep Song, textes anglophones auxquels les poèmes de l’Irakien Ahmed Abdul Hussein viennent apporter le contrepoint arabe.

En compagnie du pianiste Vijay Ayer, Mike Ladd travaille depuis trois ans déjà au recueil de paroles de vétérans d’Irak et d’Afghanistan, et c’est dans ce cadre que les deux musiciens ont rencontré Maurice Decaul. De retour d’Irak, ce dernier a entrepris des études de littérature et c’est en participant à un atelier d’écriture qu’il a découvert l’expression poétique. La rencontre de ces trois préoccupations ne pouvait que produire des étincelles, et c’est de la collision de ces deux mondes qu’est né le projet Sleep Song, aller-retour permanent entre l’Irak et Brooklyn ou Los Angeles, le passé des combats et le présent des traumatismes.

D’une voix un brin cassée, avec une élocution toujours calme et rythmée, presque lancinante, au flow rappelant par moment celui des prédicateurs ou des grands orateurs politiques à l’américaine, Mike Ladd déclame les souvenirs de son père disparu en 1973, dans la neige des Ardennes, les mains plongées dans les entrailles encore chaudes d’un camarade de combat. Il donne aussi la parole aux cauchemars délirants d’un soldat jamaïcain, et aux rêveries hallucinées d’un ancien combattant revivant chaque nuit ses actes de guerre sous le soleil brûlant du désert irakien (« in the ripples of this heat My finger molten bone I squeeze intent on watching my victim’s head explode, my gun is jammed my friends’ horror is my reflection in the puddles of my sweat soaked sheets »). De ces rêves, il n’est possible de se débarrasser que par la chimie, et « Rem killer » énumère la longue litanie des pilules encombrant la table de nuit de ces anciens soldats. Le verbe plus lent, moins assuré, Maurice Decaul évoque ses souvenirs du front dans un aller-retour entre la guerre et la « paix » qu’il ne peut réellement retrouver, rêve ses propres funérailles et la douleur de sa mère, évoque la photo de cette femme collée à l’intérieur de son casque et échangée à un gamin combattant contre un Coca, et constate que huit ans après, les fantômes des soldats qu’il a abattus ne viennent plus l’empêcher de dormir, mais qu’il parle toujours à sa femme des yeux bleus et du regard de cette mère irakienne dont il fouillait l’appartement à la recherche des armes de son fils, sentant le canon de son arme battre contre sa cuisse, et qu’il continue à dialoguer avec Simon, le compagnon d’armes disparu qu’il restaure dans ses rêves.

Entre ces paroles en anglais viennent s’intégrer des improvisations, où il est question d’une lavandière s’en allant rincer dans l’Euphrate tous les cauchemars qu’on lui apporte, et des textes poétiques en arabe, dits par leur auteur, Ahmed Abdul Hussein (ayant fui l’Irak en 1990), parfois doublé par Mike Ladd comme pour ce « Dialogue entre deux soldats morts », aux allures de long fragment d’écriture automatique, une forme de surréalisme onirique, sur fond de désert, de poussière, d’épines, de mythe épique et de sang. Partout reviennent la chaleur, le goudron en ébullition, la lumière brûlante et la poussière, omniprésente, qui désèche tout et qui assoiffe. On ne peut s’empêcher, à l’écoute des rythmes et des sonorités de la poésie arabe, charriant dans ses sonorités des torrents de nostalgie, de penser à Mahmoud Darwich, porte-étendard du genre, auréolé de son combat pour la cause palestinienne et mort en 2008. Cette langue poétique, qui a chanté les délices du vin et des femmes avec Abou Nawas au huitième siècle, devenue aujourd’hui langue de l’exil, déplore la perte, la guerre et le chemin sans retour : signe des temps ?

Cet ensemble de textes est porté par un tissu musical composite et continu, dont Vijay Ayer (piano et diverses bidouilles électroniques), Serge Teyssot-Gay (guitare) et Ahmed Mukhtar (oud), mais aussi Mike Ladd (samples) entremêlent les fibres épaisses et tortueuses, pour produire une toile dépouillée et aride, mais qui n’est pas sans grâce. C’est qu’en matière de dialogue entre oud et guitare, Serge Teyssot-Gay a de l’expérience, et l’on repense, par moment, dans le jeu des timbres, aux deux disques du projet Interzone (d’autant que son complice Khaled Aljaramani est présent dans la salle). Les deux instruments à corde dialoguent, se poursuivent ou s’effacent l’un devant l’autre, tandis que Vijay Ayer leur offre un terrain de jeu des plus confortables. Alternant entre le clavier du piano et celui de son ordinateur, il assure le rôle rythmique avec finesse et subtilité, mais n’en oublie pas pour autant les mélodies, comme lorsqu’il accompagne, seul, les voix. Mike Ladd vient ajouter, par moments, des samples d’ambiance, dont d’anciens enregistrements de musique orientale, dont les thèmes sont repris par les instruments sur scène, qui s’y mêlent peu à peu.

A l’issue du spectacle, les musiciens quittent progressivement la scène, revenant chacun, l’un après l’autre, au silence, et ne laissant plus la parole qu’à Maurice Decaul, Ahmed Adbul Hussein et Mike Ladd qui à leur tour s’éclipsent sur un « amin » tombant, comme un couperet, sur ce Sleep Song. On ne dira rien de la rencontre d’après concert, monopolisée par un universitaire aux questionnements navrants et tellement occupé à parler que les principaux acteurs du projet se retrouvent relégués au rang de figurants, pour ne retenir que l’essentiel de ce projet, proche du chef-d’œuvre sans en être un pour le moment, sans doute du fait d’une guitare un peu trop monocorde dans ses sonorités, et d’un fil qui se perd parfois d’un texte à l’autre, nonobstant leurs qualités intrinsèques. Mais ce beau spectacle reste un work in progress, qui fait la part belle au texte et à la parole. La poésie annule la différence des langues, les unifiant dans un propos commun, comme se fondent les souffrances des blessés et morts des deux camps, dès lors que l’on raisonne en terme d’humanité et non de politique.

par Fanny Layani


Guillaume Perret & The Electric Epic (30 mars 2012), Deux pièces cuisine (Blanc-Mesnil)

Il en aura fallu du courage aux Parisiens pour s’aventurer dans la banlieue lointaine du Blanc-Mesnil à la recherche d’un concert jazz de grande qualité ! C’est en effet dans le cadre du festival Banlieues Bleues que Guillaume Perret et son Electric Epic se produisent à Deux Pièces Cuisine en première partie de Magic Malik. L’occasion de présenter son premier album sortant encore chaud du studio !

La petite salle accueille dès son ouverture des flots de visiteurs, venus passer une soirée jazz en bonne compagnie dans une charmante salle. L’introduction annonce immédiatement la couleur : une nappe d’ambiance créée par Guillaume Perret et son saxophone. Une nappe d’ambiance ? Oui, car la particularité de Guillaume Perret ne se situe pas uniquement dans son jeu, mais dans la myriade d’effets par lesquels passe son saxophone. Le son est en effet trafiqué à outrance pour notre plus grand plaisir. En résulte une atmosphère étrange mais particulièrement intrigante et attirante.

Bien évidemment, le saxophone ne serait rien s’il était seul. Il faut avouer que Guillaume Perret est admirablement entouré ce soir. Si l’Electric Epic n’est « qu’un » trio accompagnant le saxophoniste, les bougres savent particulièrement bien remplir l’espace sonore. Le jeu irréprochable de Jim Grandcamp à la guitare et la frappe chirurgicale de Yoann Serra entourent, donnent un contexte au déluge d’idées de Perret, jouent avec lui et gonflent cette ambiance à la fois rock, jazz, fusion, presque metal par moments. Et que dire du son de basse de Philippe Bussonnet si ce n’est qu’il est particulièrement rond et présent ? Le mixage un peu fort de la basse la rend écrasante, mais fait aussi ressortir tout le groove des morceaux, ce cœur qui bat et donne vie à la musique.

Comme le dit Perret lui-même, ce concert, ces titres et cet album constituent une sorte de film auditif que le quatuor se complaît à nous laisser entrevoir, dans les notes et les ambiances visuelles. Le concert atteint son apogée sur un « Circé » de toute beauté, cette montée en puissance s’achevant sur des motifs répétés où l’on sent cette complicité entre les musiciens, où il n’y a plus de réelle distinguo entre ce qui est écrit et le libre recours à l’expression musicale.

Cette soirée à la rencontre des genres montre les qualités de Perret en tant qu’artiste complet et plus seulement de musicien. Il est d’ailleurs très étonnant de voir le contraste avec la seconde partie assurée par Magic Malik qui n’aura malheureusement pas su conserver la foule, la salle se vidant progressivement après le départ de Perret de la scène. Est-ce là une preuve que cette première partie aurait sa place en tête d’affiche ? Ou simplement que sa musique intense et profonde ait tant fatigué les esprits que le public se soit senti obligé de se coucher après ?

par Maxime Delorme