Jeff Wagner – Le metal prog dans tous ses états

Jeff Wagner est un interlocuteur de tout premier choix pour nous parler de metal progressif, genre que Chromatique affectionne et qui, contre toute attente, reste méconnu dans ses multiples formes, comme l’atteste Mean Deviation: Four Decades of Progressive Heavy Metal. L’auteur de cette première bible du genre – disponible uniquement en anglais et italien pour l’instant – accorde à Chromatique une entrevue pleine de bons conseils et de points de vue pertinents.

Chromatique : Peux-tu s’il te plait te présenter ? Tu es journaliste et écrivain, mais est-ce un métier à temps plein ? Quelles sont tes autres passions et loisirs ?
Jeff Wagner :
J’ai beaucoup écrit durant ces années, pour mon propre fanzine comme pour d’autres, et j’ai fait de la pige pour des magazines plus importants, durant les années quatre-vingt-dix et deux-mille. J’ai été rédacteur à Metal Maniacs de 1997 à 2001. Je continue à être pigiste également pour quelques sites web, mais il ne s’agit pas d’un travail à temps plein, malheureusement. J’ai un emploi régulier chez Century Media. Je suis depuis longtemps un citoyen impliqué de Metalworld (rires). Mes autres passions sont le sauvetage d‘animaux (je suis bénévole dans une association de sauvetage de chats créée par un bon ami), la cuisine (mettez-moi dans une cuisine et je suis content), la lecture d’ouvrages variés (classiques, littérature générale, fiction, romans graphiques, etc.), la bonne bière (américaine et belge), le tennis, le vélo, la randonnée.

En tant que métalleux, comment as-tu rejoint le côté prog du metal ? Qu’écoutes-tu comme autres genres de musique ?
J’ai toujours aimé un grand nombre de styles de metal différents, du death metal au heavy traditionnel, et beaucoup de choses entre les deux. Mes groupes préférés ont toujours été les plus étranges, les plus uniques, originaux, expérimentaux, vraiment progressifs. Les plus anciens sont Voivod, Watchtower, Fates Warning, Mekong Delta. J’écoute aussi Rush depuis l’âge de onze ans. Ils ont conçu leur propre style et ont connu de très intéressantes évolutions. Ils sont plus intéressants que les copies de quatrième génération de Metallica, Slayer ou que sais-je encore. J’apprécie les originaux, mais je n’ai pas grand-chose à faire des ersatz. J’ai un grand amour également pour le prog des années soixante-dix, les géants anglais (Yes, Genesis, King Crimson, …), la scène italienne (Banco del Mutuo Soccorso, Il Balletto di Bronzo, Semiramis, Goblin, etc.), des artistes plus obscurs comme Gnidrolog, Supersister, Finch, et beaucoup d’autres. En dehors du metal, mes favoris sont Pearl Jam, Radiohead, Porcupine Tree, The Cure, U2, Split Enz, Bjork, Cheap Trick, Chroma Key, et Talk Talk, parmi d’autres.

Mean Deviation: Four Decades of Progressive Heavy Metal constitue un travail énorme et pointu. Il existe de nombreux livres sur le rock progressif mais avant le tien, il n’en existait pas sur le metal prog, pour autant que je sache. Parle-nous de la genèse de ce pavé.
Il s’agit en effet du premier consacré au metal progressif. J’ai simplement senti qu’il était temps d’en écrire un. Ecrire sur ce sujet coulait de source pour moi, mais je dois à Ian Christe des éditions Brazillion Books d’avoir semé la graine dans ma tête il y a très longtemps. Au début des années deux mille, nous avons fait quelques parties d’un vieux jeu de questions, Metal Mental Meltdown (de type Trivial Pursuit, basé sur le metal NdT), et il a remarqué le talent bizarre que je possédais pour retenir les réponses. Il savait que j’écoutais des groupes toujours plus étranges, plus progressifs, il m’a dit : « tu dois mettre toutes ces connaissances à disposition » et finalement « tu devrais écrire un livre sur le metal progressif ». C’était un an avant qu’il ne fonde Brazillion Points. Lorsqu’il a annoncé la création de sa maison d’édition en 2008, je l’ai contacté et je lui ai dit, clin d’œil à l’appui : « Je connais un auteur qui écrirait un ouvrage sur le prog metal pour toi » et bien sûr il a été intéressé. Puis nous avons formalisé cela dans les règles : je lui ai proposé l’ébauche d’un livre, juste pour nous assurer que nous étions tous deux prêts pour cela. Il s’est avéré que nous l’étions, et voilà.

Le metal prog’ est une niche, c’était donc faire un pari risqué ! Êtes-vous satisfait par les ventes et les retours ?
Une niche, effectivement, et il était évident dès le départ qu’on ne ferait pas le top 10 des ventes du New York Times. Ça n’a jamais été le but. Mais je pense que le livre a comblé un vide qui devait l’être. Le metal a maintenant une histoire suffisamment longue pour qu’une grande variété d’ouvrages puisse sortir et en faire l’état des lieux. Et Mean Deviation est ma contribution à la documentation de son histoire. Les retours ont été incroyables, et très largement positifs. Je suis convaincu que certaines personnes auraient voulu que je parle davantage d’ensembles comme Pagan’s Mind, Symphony X ou Angra, mais si tu le lis, tu comprends pourquoi je me suis détourné de ce genre de groupes. Les ventes ont également été bonnes. Pas au niveau d’un Stephen King, mais suffisantes pour que je me dise que ça valait vraiment le coup.

Ton livre a été traduit en italien (malheureusement pas en français !) : félicitations ! Comment as-tu eu cette opportunité ? Sera-t-il traduit dans d’autres langues ?
Cela s’est fait assez simplement. Les gens de Tsunami Edizioni ont contacté Brazillion Points et ont fait une offre. Et nous avons accepté. Je suis honoré qu’il soit traduit dans la langue des grands groupes de prog’ des années soixante-dix. J’espère qu’il y aura un jour une traduction en français et en allemand. Particulièrement en allemand, car l’Allemagne est une sorte de capitale mondiale officieuse du metal, d’une certaine façon. On verra bien.

En te lisant, on a l’impression que le prog metal « classique » n’est pas ton genre favori. Tu sembles plus intéressé par des formations obscures comme Watchtower. D’après toi, lesquelles ont été les plus innovantes dans l’histoire du metal progressif ?
Lorsqu’il s’agit de metal progressif, je m’intéresse à un tas de groupes et d’approches différents. Mais le style Dream Theater n’est pas mon préféré. J’aime bien quelques uns de leurs albums, (les cinq premiers et Octavarium), je suis un énorme fan de Fates Warning, mais j’ai passé pas mal de temps à expliquer qu’une formation qui sonne comme Dream Theater n’est pas vraiment « progressive », dans le sens du dictionnaire. J’ai toujours eu tendance à appliquer le mot « progressif » à ceux qui allaient de l’avant et apportaient quelque chose de neuf et d’unique, plutôt qu’à d’autres qui jouaient du « progressif » comme s’il s’agissait d’un style comme un autre. Je ne crois pas en la musique progressive, quelle qu’elle soit, en tant que genre. C’est en contradiction avec le sens même du mot. Pour en revenir à Dream Theater, j’aime ce qu’ils ont défriché, mais je n’apprécie pas la prolifération de groupes qui sonnent comme eux qui a suivi. Des ensembles comme Vanden Plas ou Dreamscape n’ont aucun intérêt pour moi. Mais ce n’est qu’affaire de goût personnel.

Et maintenant je te propose un petit jeu. Dis-moi quels sont tes trois albums préférés (de metal progressif, bien sûr !) par décennie.
Ok, c’est très difficile car il existe de nombreux grands albums, je ne vais donc citer que les trois premiers qui me viennent à l’esprit.
Années soixante-dix : King Crimson – Red (pas metal, mais métallique), Rush – 2112, Rush – A Farewell to Kings
Années quatre-vingts : Fates Warning – Awaken the Guardian, Queensrÿche – Rage for Order, Voivod – Dimension: Hatröss
Années quatre-vingt-dix : Cynic – Focus, In the Woods – Omnio, Opeth – Still Life
Années deux mille : Spiral Architect – A Sceptic’s Universe, Mayhem – Grand Declaration of War, Enslaved – Monumension

Dans ton livre, tu ne parles pas vraiment de Faith No More et tout ce qui s’en approche (Mr Bungle, Estradasphere, Secret Chiefs 3, Shaolin Death Squad…). Je pense qu’ils méritent une place dans l’histoire du metal progressif. Quelle est ton opinion sur leur influence ?
Si j’avais eu à travailler sur d’autres chapitres, j’aurais exploré cette piste un peu davantage. En fait, Faith No More et ceux qui s’en inspirent mériteraient leur propre livre ! Une première ébauche incluait Faith No More, Mr. Bungle, et aussi Tool, mais finalement, j’ai laissé cela de côté. Ça n’entrait pas vraiment dans la trame narrative. Cependant, je ne considère pas Faith No More comme étant du metal progressif, pas plus que Mr. Bungle, bien que je sois fan de ces deux groupes. Ils sont hybrides et le seront toujours. Ils n’ont jamais été de purs groupes de metal, et pour Mean Deviation, je souhaitais davantage traiter de ceux qui ont commencé dans le metal traditionnel et étendu leur langage par le suite. Je n’ai pas souhaité marginaliser Faith No More, car c’est une formation qui a été très influente dans le rock et les sous-genres du metal. Mais il y avait déjà tellement de choses dans le livre qu’il valait mieux laisser cela de côté pour cette fois.

Que penses-tu du départ de Mike Portnoy et la manière dont cela s’est passé ? Crois-tu que ce changement puisse donner à Dream Theater un nouveau souffle ? As-tu écouté leur dernier album ?
L’une des raisons pour lesquelles Portnoy a quitté Dream Theater est qu’il pensait que l’ensemble avait besoin de faire une pause dans le cycle composer/enregistrer/tourner, composer/enregistrer/tourner, etc. Les autres n’ont pas voulu, mais je pense qu’il a identifié là quelque chose d’important et de nécessaire. En ce qui me concerne, les derniers albums (à l’exception d’Octavarium) me donnent l’impression d’un groupe sur un tapis roulant. Sur ce point, je suis donc en accord avec lui. Je croyais que le nouveau batteur injecterait un peu de fraîcheur dans leur son, mais je ne pense pas que cela se soit produit. Leur dernier disque n’est ni meilleur ni moins bon que les deux précédents. Je sens qu’ils ont fait leur temps.

Le metal progressif a de multiples visages, et chaque jour, il s’y passe des choses intéressantes. Des formations comme Opeth changent complètement leur façon de composer, par exemple. Comment vois-tu le futur du metal prog ‘ ? D’après toi, quels sont les grands groupes de demain ?
Il existe une variété toujours plus grande de styles, et je pense que le genre est suffisamment viable pour qu’il grandisse encore dans les prochaines années. Ceux qui sont actuellement au sommet de leur art et qui écrivent des compositions originales et différentes sont Leprous (Norvège), Solstafir (Islande), Hammers of Misfortune (USA), Vektor (USA) and Deathspell Omega (France), pour n’en nommer que quelques-uns. J’aimerais voir plus d’artistes dans la veine de Leprous, voir des musiciens avec une sensibilité mélodique composer des choses fraîches et intéressantes, mais il semble que les innovations les plus remarquables proviennent aujourd’hui de la partie la plus bruyante et extrême du spectre du metal. Nous verrons bien… il y a toujours quelque chose de neuf et de surprenant qui nous attend au tournant.

Internet est une bonne et une mauvaise chose à la fois. Les groupes peuvent assurer eux-mêmes la promotion et la vente de leur musique, mais d’un autre côté, le choix est trop grand et le téléchargement illégal est une plaie pour les artistes. Assistons-nous à la fin de l’industrie de la musique ? Les labels sont-ils toujours nécessaires ?
Je pense que le problème du téléchargement s’est aujourd’hui stabilisé comme le rétrécissement de l’industrie de la musique. Il semble que le pire soit derrière nous. Cela a pris du temps, mais les labels sont finalement parvenus à comprendre de quelle façon inciter les gens à acheter légalement du téléchargement, et il y a toujours de nombreuses personnes qui réclament une qualité sonore de premier ordre comme celle d’un vrai CD et qui apprécient le packaging, le visuel et d’autres aspects de collectionneur du format physique, CD et vinyle. Il semble qu’un nombre impossible de productions puisse se propager sur internet, et cela peut créer un certain désintéressement envers de nouveaux artistes, mais au moins les musiciens peuvent sortir plus facilement leur oeuvre qu’auparavant. Le plus souvent, de la vraie bonne musique fait surface tandis que les groupes inintéressants sont oubliés aussi vite qu’ils sont nés. Pour répondre à ta seconde question, je ne pense pas que les labels soient obligatoires, mais tu dois être une formation énorme pour prendre ton indépendance, comme l’ont fait Radiohead ou Pearl Jam, bien qu’eux-mêmes continuent d’avoir recours à des moyens externes pour ce qui concerne la distribution, le marketing, etc. Actuellement, des groupes plus jeunes peuvent parfaitement se passer de label, bien qu’il puisse leur rendre le travail plus aisé en termes de promotion, de tournée, etc. Je pense donc que les labels sont encore efficaces.

L’industrie de la musique tente de lutter contre le téléchargement illégal, pas tant pour protéger les artistes, mais plutôt leur source de revenus. Sous la pression de l’industrie, des lois répressives sont négociées discrètement et votées par les gouvernements, comme ACTA (Anti-Counterfeiting Trade Agreement) en Europe. Tout est question d’argent, les majors ne se préoccupent pas des musiciens. Penses-tu qu’il existe une solution pour qu’ils puissent vivre de leur musique dans le futur ?
Ils doivent étudier plus attentivement leurs contrats. Personne ne peut forcer qui que ce soit à signer un contrat merdique. Et lorsque ça arrive, il ne tarde pas à reprocher au label de l’avoir arnaqué. Il existe encore des moyens de gagner de l’argent et de vivre de la musique, mais un groupe doit être offensif lorsqu’il s’agit de défendre ses intérêts. Et je suis du côté de l’artiste ! Si les labels ne l’étaient pas, ils n’auraient plus de raison d’être. Les artistes doivent simplement être un poil plus malins concernant l’aspect financier de ce qu’ils font. Ils doivent évidemment se concentrer sur leur art, mais il existe un tas de bons professionnels, abordables, qui peuvent être engagés pour décoder le langage contractuel, le jargon juridique, afin que les musiciens puissent prendre des décisions plus réfléchies lorsqu’ils signent au bas de la page. Il vaut la peine d’engager temporairement un juriste pour lire et interpréter un contrat, et conseiller. En ce qui concerne les majors, ils n’investissent certes pas à long terme, comme ils pouvaient le faire à la fin des années soixante et dans les années soixante-dix. C’était une époque de développement et de croissance, sur une longue période de temps, ce qui a favorisé la créativité et la liberté. Actuellement, si un groupe ne vend pas immédiatement des cargaisons entières d’albums, il est éjecté sans une seconde chance. C’est un environnement de prédateurs. C’est pourquoi les labels indépendants sont bien plus importants que les majors dans l’industrie actuelle de la musique. C’est en tous cas la façon dont je vois la chose. Je n’ai pas de solution d’ensemble.

Un dernier mot pour les lecteurs de Chromatique ?
Merci pour ton intérêt, et j’espère que vos lecteurs pourront trouver un exemplaire de Mean Deviation s’ils sont intéressés. Il est facile de le trouver par une recherche rapide sur internet, et il y a le choix entre la version anglaise et italienne. Et peut-être une version française ? Restez ouvert d’esprit et aventureux ! A la vôtre !