Steve Lukather – Immortel Luke

Entre le décès de sa mère et son divorce, l’ex-guitariste de Toto s’est retrouvé la tête sous l’eau ces derniers temps. En guise de thérapie, le Californien publie All’s Well That Ends Well, un album en solo qui lui permet d’exorciser ses démons. Malgré ces déconvenues, Luke reste le même, gentil et généreux en entretien,  laissant même entrevoir une facette moins perceptible qui le rend davantage attachant et surtout plus humain. Rencontre avec un grand monsieur de la guitare et du rock.
 
Progressia : Nous avons été très surpris de te revoir sur les routes avec Toto alors que tu avais toi-même annoncé la fin du groupe…
Steve Lukather : J’ai quitté le groupe il y a trois ans en me disant que j’étais le seul à être resté depuis le début et que je ne voyais dorénavant plus d’intérêt à poursuivre l’aventure. Nous avons perdu une partie de l’âme de Toto suite au départ de David Paich et il a été difficile de continuer sous ce nom sans lui. Mais vous devez savoir que Mike Porcaro est atteint par la sclérose latérale amyotrophique, la même maladie contractée par Jason Becker. Le stade de Mike n’est pas aussi avancé. Il peut parler mais reste paralysé et cloué sur une chaise. Cette saleté engendre des frais, ses enfants sont à l’université et il faut encore couvrir les dépenses d’assurance. Avec David, nous sommes vite arrivés à la conclusion que nous devions lui venir en aide par le biais d’une tournée.

Il fallait que Steve Porcaro soit de la partie et j’ai également suggéré de rappeler Joseph [Williams]. Sans offenser Bobby [Kimball], sa voix n’était selon moi plus au niveau. D’ailleurs, ce qu’il fait maintenant, à savoir un ersatz de Toto, ne me plait pas du tout car c’est jouer avec l’héritage du groupe. Je ne souhaite pas m’étendre sur le sujet, je risque d’être médisant et je n’en ai franchement pas envie car nous sommes encore amis. Bref, chacun suit désormais sa propre route. Une autre raison pour laquelle nous avons rappelé Joseph est que nous nous connaissons depuis le lycée. Il a toujours été dans notre cercle d’amis proches et ce, depuis les débuts de Toto. Il a écrit certaines des plus belles pages de l’histoire du groupe. Il a toujours eu envie de prouver aux gens qu’il était encore au top en tant que chanteur, malgré une période de sa vie passée dans le creux de la vague, avec une voix endommagée suite à l’abus de mélanges habituels… Pour ma part, je ne touche plus à quoi que ce soit d’ambigu, je ne fume ni ne bois plus.

Une fois le noyau composé, Simon [Phillips] est revenu. Il ne restait qu’à régler la question du bassiste. Leland Sklar qui nous avait déjà dépannés sur la dernière tournée était indisponible car engagé avec James Taylor. Nous avons donc demandé l’aide de Nathan East. Nous ne voulions plus employer des samples de voix ou quoi que ce soit de falsifié, c’est contre ma philosophie, nous avons alors embauché deux choristes exceptionnels. Avec le retour de Steve Porcaro, on a bouclé une boucle : une équipe constituée de membres originels prêts à interpréter les classiques, à s’amuser, à satisfaire les fans, ce qui permet de récolter des fonds pour aider Mike.

Nous avons répété pendant une dizaine de jours même si, à cette époque, je bossais déjà en parallèle sur mon album solo et que mon couple battait sérieusement de l’aile. C’était une réelle bouffée d’oxygène sachant que d’autres membres du groupe étaient en proie aux mêmes difficultés. L’occasion était vraiment toute trouvée pour voir la bande de potes que nous étions faire une virée et s’éloigner de ses ennuis. Cela nous a fait du bien de nous retrouver, de rire et de jouer ensemble devant des audiences allant de vingt-cinq mille à trente mille personnes. On a vu dans le public des gamins de quinze ans et des adultes chanter les paroles. C’était un vrai baume au cœur.  Il est question de remettre ça l’an prochain, sans pour autant parler de reformation ou de nouvel album. En plus d’y prendre du plaisir, on aide avant tout notre frère Mike. Je sais que Paris n’était pas sur notre feuille de route avec ce line-up mais soyez rassurés, nous essaierons de revenir, je vous le promets ; ce n’est pas faute d’avoir essayé, sachez-le.

Tu nous as mentionné l’échec de ton mariage. Il semble que ce thème revienne en filigrane dans certains titres de ce nouvel album. Dans quel état d’esprit étais-tu lors de l’écriture ?
J’étais sur la route avec mon ami Aymeric Silvert pour concevoir quelques démos d’idées. J’en ai profité pour poser les bases et les peaufiner avec CJ Evans (Tina Turner, Joe Cocker). Le résultat est au delà de mes espérances. J’ai écrit les paroles à l’arrière de la voiture et c’est la première fois que je me suis occupé en grande majorité des textes d’un de mes albums. Je n’étais vraiment pas en bonne forme et en regardant autour de moi, ce n’était guère mieux. Je devais être honnête avec moi-même. Ma mère est décédée cette année, quelques amis chers sont également partis, je deviens vieux, le temps où j’allais faire la fête est bien loin et je n’ai plus la tête à ça aujourd’hui. Je suis à un tournant de ma vie où je ressens le besoin de faire le point, et le titre résume parfaitement ce que je vis actuellement. Il a un côté shakespearien et une certaine morale : au bout du tunnel, une leçon que je suis censé apprendre et qui doit en théorie me redonner le sourire. C’est un nouveau chapitre de ma vie. Il faut se dire que quand tu es jeune, tu penses que tu es immortel. C’est faux, même si, dans ma tête, j’ai encore dix-sept ans. J’ai eu des expériences positives, d’autres plus douloureuses. Quand ma mère a disparu, j’ai ressenti ce que c’était que d’être orphelin. En théorie, je suis le prochain sur la liste. Je pourrais tout à fait me laisser aller, mais j’ai une fille en bas âge et je dois me battre pour elle. Sachant que je ne vivrai pas éternellement, je m’évertue à cette tâche.

Justement, ne penses-tu pas qu’à travers ta musique et ce que tu as apporté à la guitare, tu es devenu en quelque sorte immortel ?
Je n’y ai jamais pensé, à vrai dire ! (rires) Ce que j’ai apporté est écoutable sur les disques. Aujourd’hui on peut faire des films et les exhumer dans cent ans. Là, en l’occurrence, on dira : « Ah ouais, il ressemblait à ça Steve Lukather !  ». Même si les gens retiennent le plus souvent de moi ce côté drôle et excentrique, j’aimerais qu’on dise « Steve Lukather, non seulement c’est un super type, un sacré guitariste, mais c’est également un homme bon ». Réduire ma personnalité à ma musique est subjectif, abstrait. Je n’aime pas forcément tout ce que je peux lire ou entendre, mais je n’en reste pas moins sensible à l’art en général. Je ne veux plus réitérer les mêmes erreurs. Aujourd’hui tu peux connaître tellement facilement le fond de la pensée des gens. Regardez par exemple, ne serait-ce que sur YouTube, certaines personnes  sont vraiment brutales dans leurs propos. J’ai pu lire des phrases comme « Lukather craint, c’est une m… ». Il suffisait d’un concert où je sois un peu beurré pour que les gens crachent leur fiel.

Vous ne le voyez peut-être pas derrière mes airs de vieux briscard, mais je suis une personne très sensible. Je ne vous dis pas de bêtises ici, mais il m’est arrivé dernièrement de vouloir tout plaquer. Je n’arrivais plus à encaisser les critiques et je m’en suis confié à ma sœur qui est psy. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, Lukather, on n’aime ou pas. Pourquoi me descendre à propos de titres que j’ai enregistrés il y a plus de trente ans ? Un peu de sérieux ! On se moque de moi à cause de mon look et de mes cheveux, c’est n’importe quoi. C’est tellement facile de dire ces choses derrière un écran et de provoquer une réaction en chaîne. Maintenant, je m’en tape. Les seules personnes auxquelles je prête de l’attention sont celles qui écoutent ma musique et qui viennent aux concerts. Les autres, je m’en contrefiche désormais !

Avant il y avait un ou deux éminents spécialistes de rock dans chaque grande ville. Aujourd’hui c’est tout le monde et n’importe qui. Certes, je vous accorde que certains sont plutôt constructifs et leur propos n’est pas foncièrement haineux. Après, ils se frittent entre eux. Que peut-on y faire ? Rien. Malgré tout ce que je viens de vous dire, j’essaie de relativiser au mieux. Pour vous donner une idée, la dernière image que j’ai de ma mère, c’est le moment où, avec mon fils qui est encore plus sensible que moi,  je l’ai trouvée allongée sur le canapé alors qu’elle venait de décéder. Tout ceci contribue à vouloir faire de moi une meilleure personne, éviter les erreurs que j’ai pu faire auparavant et apprécier la vie à sa juste valeur.
 
Dirais-tu aujourd’hui que tu es dans une position artistique telle que tu pourrais aller n’importe où et attendre des fans qu’ils respectent tes choix sans pour autant aimer ce que tu proposes de neuf ?
J’essaie de rester honnête avec moi-même. Je me laisse guider par mes humeurs. Je n’ai jamais rien prémédité. Cette carrière solo n’est plus un projet parallèle, c’est ma priorité. Même si aujourd’hui tu peux faire ton album chez toi avec ton ordinateur, je reste de l’ancienne école. Il n’y a rien de mieux qu’être en studio et interagir avec ses amis musiciens…

… nombreux et pas les moins prestigieux (Phil Collen, Joseph Williams, Fee Waybill… ), et tes enfants sont présents sur l’album…
Ne soyez pas surpris de voir mes enfants dans les crédits. Ils traînent dans les studios depuis leur enfance et dorment sur les canapés. Phil bossait avec CJ sur un autre projet, on se connait depuis des lustres d’autant plus que Rick Allen [batteur de Def Leppard] était mon voisin pendant des années ! Quant à Fee, il y a trente ans on collaborait déjà sur des titres devenus The Tubes. Un jour, Bernard Fowler (Rolling Stones) passait dans le coin et il est venu chanter sur le même titre que ma fille Tina. Mon fils Trev m’a accompagné sur Ever Changing Times. Trev joue également sur « Don’t Say it’s Over ». Bref, la liste est longue.

Pour beaucoup de tes fans, Candyman est la pierre angulaire de ta discographie en solo. Acceptes-tu le fait que seize ans après sa sortie on le cite encore comme référence ?
Seize ans déjà ? Wow… Je n’en ai que de bons souvenirs. J’ai pris un pied formidable avec mes amis à composer et enregistrer cet album. J’en jouerai des titres sur la tournée à venir pour la première fois. Elle s’annonce prometteuse, j’ai hâte de partir et de rencontrer mes fans. Cette fois-ci, c’est sûr, Paris sera une de nos destinations !

Tu as été impliqué sur des disques de musiciens progressifs. Est-ce que tu t’intéresses au genre pour autant ?
Bien sûr ! John Petrucci et Steve Morse sont de très bons amis. J’ai joué sur les albums de Derek Sherinian et de Ryo Okumoto [Spock’s Beard]. D’ailleurs, je connais Ryo depuis des années, bien avant qu’il ne parle un mot d’anglais. Vous imaginez un peu le tableau ? J’aime les musiques progressives. J’aurai toujours le plus grand respect pour les musiciens œuvrant dans ce style car ils maintiennent vivante cette flamme de la virtuosité, c’est très important ! Tiens d’ailleurs, j’en profite : j’ai cru comprendre que vous rencontrerez Ryo prochainement. S’il vous plaît, faites-lui une grosse bise de ma part. J’adore ce mec !