L’Enfance Rouge – L’Enfance Rouge

ENTRETIEN : L’ENFANCE ROUGE

 

Origine : Monde
Style : avant-rock
Formé en : 1993
Composition :
François R. Cambuzat – guitare, chant
Chiara Locardi – basse, chant
Jacopo Andreini – batterie
Dernier album :
Trapani – Halq al Waady (2008)

L’Enfance Rouge ne ressemble à aucun autre groupe. Eprise de musique mais avant tout de voyage, rien ne semble planifié pour cette formation multi culturelle furieusement engagée. Entre influences personnelles et musicales et positionnement politique radical, on découvre à travers son leader, une vision singulière et sans concession du monde d’aujourd’hui.

Progressia : L’Enfance Rouge a une histoire particulière. Vous évoluez depuis déjà plusieurs années, sans faire beaucoup parler de vous, appréciez-vous cette relative discrétion ?
François R. Cambuzat : Nous nous sommes croisés pour la première fois en 1993 lors du premier festival Melt, de Vladivostok. Nous y jouions tous les trois au sein de différentes formations ; puis, six mois après, dans les mêmes conditions à New York pour un concert groupé de la Knitting Factory. Enfin, il y eut ce hasard incroyable, l’année d’après au Burundi, à Bujumbura. Nous y étions chacun pour des raisons diverses, le premier en escale vers un projet avec des tambourinaires du Mont Heha, la deuxième invitée par l’action culturelle du consulat italien et le troisième pour rechercher les traces de son arrière-grand-père. Nous décidâmes alors d’un enregistrement aux studios Gihofi, célèbre pour sa très vieille table de mixage analogique. Au moment des rough mix, tout le Burundi véhiculait des histoires d’escadrons de la mort hutus, armés de machettes et de bâtons surmontés de clous, brûlant, tuant et pillant dans tout le pays, de barrages installés sur les routes piégeant les Tutsis en fuite, se faisant alors massacrer, de dizaines de milliers de cadavres pourrissant dans les rues de Kigali. Le nom du groupe est arrivé une semaine après, suite à des images filmées par la télé d’enfants ensanglantés du Rwanda.

Voyager, découvrir, et apprendre. Auparavant nous avons vécu à Londres, New York, Tunis, Berlin, Amsterdam, Rome, Hambourg, et j’en oublie… Nos bases durent en moyenne entre deux et quatre ans. Ce qui nous intéresse principalement est de vivre avec les gens, apprendre leur langue et fuir les touristes. La langue officielle du groupe a été l’allemand, puis l’espagnol. Depuis cinq ans, c’est l’arabe. Nous vivons maintenant juste en face de l’Albanie, dans l’extrême talon de l’Italie. Les toits sont plats, la plus proche montagne est à quatre cents kilomètres, il y fait relativement bon l’hiver, la vie n’y est pas encore trop chère. Logistiquement parlant, l’endroit où nous habitons importe peu : de toutes manières nous tournons régulièrement de Séville à Vladivostok, de Cherbourg à Ouagadougou.

Par rapport à notre prétendu « développement de carrière », comme on dit en France, le fait de bouger comme cela est vraiment improductif. Mais nous n’avons jamais vu la musique comme un moyen de nous enrichir, mais plutôt de vivre, à notre manière.

Nous sommes des privilégiés : nous n’avons pas d’horaires, pas de patrons. Nous faisons ce que nous voulons, où et quand nous le désirons. Il y a bien sûr un prix à payer, nous avons appris à redimensionner nos besoins. Nous pouvons survivre heureux avec ce que nous avons. Intellectuellement et artistiquement parlant, nous sommes encore tous curieux de beaucoup de choses.

Certains groupes sont sur la route. On pourrait avoir l’impression que vous faites la route. Quel rôle joue le voyage au sein de l’Enfance Rouge ?
La musique nous semble un bon moyen pour voyager. Tout d’abord en tournée, puis choisissant un lieu, une ville, un pays où habiter. Le monde est énorme et je n’aimerais pas crever sans en avoir connu une grande partie. Par exemple, en février 2010, nous serons en festival à Zanzibar. Nous en profiterons pour y rester six mois et faire d’autres festivals en Tanzanie et au Kenya.

Penses-tu qu’être un « groupe transnational » empêche d’obtenir une reconnaissance médiatique et d’être placé dans une case ?
C’est une question que nous ne nous posons pas. C’est d’ailleurs sûrement l’un des défauts de L’Enfance Rouge : la musique, la vie et ses voyages passent avant ce développement de carrière. En France, nous avons pensé à pallier ce défaut structurel en travaillant avec un attaché de presse, Dominique Marie.

D’où proviennent-elles ces influences orientales qui constituent fortement ce dernier album ? Comment expliques-tu par ailleurs le fait que le rock et l’oud se mêlent si bien (comme sur Interzone également qui me semble assez proche dans l’esprit) ?
Il y a treize ans, nous avons déménagé à Tunis pour étudier la musique orientale. Nous étions – et sommes encore – fascinés par la musique arabo-andalouse, par ses modes musicaux et ses rythmes impairs. Tunis était stratégiquement pratique : en une nuit de bateau, nous pouvions être à Trapani, en Sicile, et commencer ainsi une tournée européenne. Notre professeur d’oud était Mohamed Abid, un maître incontesté au sein de l’Orchestre national de la Rachidia, compositeur et enseignant à l’Institut Supérieur de Musique de Tunis. Depuis lors, nous avons commencé à bâtir une collaboration avec Mohamed : échanges de partitions et d’enregistrements lors de nombreux séjours répétés. Cet album aurait dû être réalisé depuis longtemps, mais nous avons dû faire face à d’importants problèmes économiques, dont un vol complet de notre matériel, pour parfaire sa réalisation. Aujourd’hui, j’ai arrêté de pratiquer le ‘oud : je suis persuadé qu’il faut être né là-bas pour bien en jouer. Reconnaître et bien reproduire un quart de ton ne s’apprend pas. Le risque pour un occidental est de faire de la musique loukoum, faussement et touristiquement orientale. C’est donc une question de respect.

Au printemps 2007, L’ Enfance Rouge fit de nouveau la traversée de la Méditerranée pour s’installer à Tunis, rue des Andalous, dans le cœur de la médina, vers Bab M’nara. La finalisation des arrangements ainsi que les enregistrements définitifs prirent plus de quatre mois. Ce fut une période épique, difficile et excitante.

Un choc culturel, comme prévu. L’écriture musicale orientale est surtout horizontale (rythmes, temps) et à peine verticale (harmonies), presque tout le contraire de la musique occidentale. Un autre problème fut le peu de variations dynamiques maghrébines. Or, L’Enfance Rouge adore cela (les silences, les pianissimo, fortissimo, etc.). Enfin, nos amis tunisiens durent composer avec la spécificité du langage du rock’n’roll, avec tout ses « stop & go », « breaks », « clusters », agogismes, etc., ainsi qu’avec le volume sonore et les dissonances bien Rouges.

Dans le cas de notre dernier album Trapani – Halq al Waady, c’était l’envie de mélanger notre électricité maladivement pan-occidentale avec les quarts de tons et les rythmes impairs de la musique arabe, ceci sans aucune volonté – de part et d’autre de la Méditerranée – de faire de l’ethno-beat colonialiste à la mode. Nous n’avons pas essayé de mêler le rock et la musique orientale, mais plutôt d’imbriquer deux entités bien distinctes. La musique du trio de L’Enfance Rouge est décidément avant-rock, tandis que les arrangements sont totalement tunisiens. Nous avons des envies de vivre différentes et faisons tout notre possible pour les réaliser.

Quel rôle ont à tes yeux le français, l’italien, l’espagnol, l’arabe que tu pratiques énormément dans tes morceaux. ?
L’Enfance Rouge est non-alignée. Le monde est un seul et j’ai envie de vivre – non pas seulement de tourner – ailleurs. J’ai besoin de parler pour communiquer, avec les Français comme avec les Burkinabés. Nous apprenons donc, vivons et chantons.

La page MySpace du groupe est arboré de banderoles anti-Murdoch. Quelle place tient la politique dans le groupe ? Jusqu’à quel point un groupe doit-il être politisé selon toi ?
Mis à part le côté ludique de la musique (et je ne sais pas ce qu’en penseraient Anselm Kiefer, Carmelo Bene et Guy Debord), l’art et la culture en général possèdent évidemment un fort caractère agrégatif, renforçant donc une certaine et relative cohésion sociale, une sorte de nouvelle famille. L’esprit de liberté souffle sur ses membres : à l’artiste, tout est permis, à cause de cette réputation de « folie créative », développant donc souvent un esprit critique envers les salades du système médiatique, étatique ou financier, major companies, faux indépendants et vrais capitalistes. Résistance, donc. Pour ma part, la musique, le rock ont vraiment sauvé ma vie. Sans l’activisme d’organisateurs, d’associations obscures, organisant souvent à perte la venue d’artistes inconnus en France durant mon adolescence, je ne sais pas comment je serais sorti du désespoir, du suicide ou de la drogue.

En extrapolant lapidairement mais avec saveur, toute entité publique qui refuse son aide à une activité culturelle – quelle qu’elle soit – se met résolument du côté des « va-t’en guerre », des gros importateurs de drogue, de l’intolérance et du racisme, et tend à la mort civique, civile et citoyenne de l’esprit critique. Le peuple doit être libre, conscient et informé, solidaire et responsable envers l’humanité.

Tout Etat autoritaire se doit de tenir son peuple mal-informé et intellectuellement sous-développé. Il suffit de voir comment nos médias sont peu ou pas du tout indépendants et quels sont leurs véritables propriétaires et actionnaires. Comme les soviétiques ou les nazis (avec l’Entartete Kunst), nos dirigeants n’ignorent pas le rôle subversif et éventuellement fédérateur de l’art.

Je conchie alors les amuseurs publics. Les artistes libres devraient résister et contrer la perte de sensibilité éthique des civilisations contemporaines.

Il est obsolète de dire que nous sommes contre une forme gouvernementale, vu qu’aujourd’hui le pouvoir est ailleurs, concentré dans les mains d’une minorité, propriétaires et actionnaires d’énormes holdings trans-nationales. Nous sommes conscients du danger et des ravages faits au niveau mondial par des gens et des sociétés telles que Rupert Murdoch (le propriétaire raciste et d’extrême-droite de MySpace, News Corporation, Sky, Harper Collins, Twentieth Century Fox…). Et la liste est longue : AT&T, MCI, BT, Sprint, Cable & Wireless, Bell Atlantic, Nynex, US West, TCI, NTT, Disney (ABC), Time-Warner (CNN), IBM, Microsoft, Netscape, Intel, Pearson, Bertelsmann, Leo Kirch, CLT (RTL), Deutsche Telekom, Stet, Telefonica, Prisa, France Telecom, Bouygues, Lyonnaise des Eaux, Générale des Eaux, Thyssen, Krupp, Renault, Hanbo, Cargill, Koch, Mars, Goldman Sachs, Marc Rich, BP, Shell, Unilever, Mitsubishi, Sumitomo, Mitsui, Daewoo, Nichimen, Kanematsu, Nestlé, Sandgong, Samsung, Hyundai, Boeing, Mc Donnell-Douglas, Morgan Stanley, Dean Witter, Novartis, Mercedes, Volkswagen, Citroën, Mack, American Motors, Volvo, Matra, Fiat, General Motors, Peugeot, Daimler-Benz, Nissan, Opel, etc… Nous pensons que les artistes doivent être éthiquement et socialement responsables.

Nous sommes libres. Les gouvernants affirment que nous le sommes. Donc libres de savoir, grâce à ces énormes moyens de communication, d’information. Une première constatation à faire à propos de ce gigantisme informatique est que ce bombardage d’informations est conçu pour nous obscurcir la vue, c’en est le résultat le plus évident. Que savons-nous réellement sur le F.M.I. ? Sur l’O.C.D.E. ? Sur l’A.M.I. ? Et pourtant, la Banque Mondiale, le Fonds Monétaire International, le Club de Paris et le Club de Londres sont quelques uns des grands décideurs de nos vies. Ce sont nos réels gouvernants. Pourtant ils n’ont jamais été élus, n’ont jamais pris aucune décision de manière démocratique.

Nous sommes tous obligés d’être informés et d’être conscients. Ignorer que sur cinq milliards d’habitants sur la terre, cinq cents millions vivent confortablement alors que le reste est dans la misère, est un crime. Dans le même ordre d’idées, ignorer que la fortune des milliardaires est supérieure au gain annuel de la moitié des habitants les plus pauvres.

Evidemment, s’informer et en parler est une question de choix de camp. Choisir son camp signifie savoir ses ennemis. Rester muet est, au mieux, faire leur jeu. Pour les artistes, le choix semble simple : être et rester des « amuseurs publics » (des lounge niggers, disait Malcolm X) ou bien prendre les armes. S’informer, s’associer, agir, et voir plus loin que l’Europe puisque les décideurs sont en train de gagner la troisième guerre mondiale. Dorénavant, nous ne le savons peut-être pas, mais tout est important : images, sons, textes, musique, etc., en commençant par ce que l’on appelle notre « pouvoir d’achat ». Le boycottage est donc un acte de résistance. Nestlé, Coca-Cola, Adidas, Nike, Novartis, Elf, Total, Philipp Morris, etc. Allons donc plus loin que les paroles. S’unir, puis agir est urgent, sans pour autant ressembler à Mère Teresa, à Sting et Bono.

Nous pourrions demander aussi aux artistes de quel côté ils se situent. Pour qui vote Robert Fripp ? John Zorn est-il prêt à jouer dans la bande de Gaza ou bien préfère-t-il se cantonner au monde occidental et riche ? Qu’ont-ils réellement fait pour les autres, comment se sont-ils arrangés avec leurs consciences, de Ricky Martin à Keiji Haïno, d’Anselm Kieffer à Houellebecq ? Posons encore ces mêmes questions à tous les autres, de Laurent Fabius à Berlusconi, de Sarkozy à cet assassin qu’était Jean-Paul II (guerre des Balkans, Sida en Afrique, etc.) et son successeur Benoît XVI, tous très certainement amis et protecteurs des arts. Cela vous semble un débat aux semblances plutôt ingénues, non ? Impossible, peut-être ? Nous ne parlerons donc plus d’art (Céline écrivait diablement bien), ni de politique (Clinton est un exécrable saxophoniste), mais d’éthique. Cela nous intéresse, nous qui sommes libres. Tout doit être possible : nous sommes de jeunes anarchistes.

Nous sommes rouges et libertaires, mais n’en faisons pas un fond de commerce, un argument de vente. C’est un choix personnel et cela n’a rien à voir avec la musique. Et maintenant, basta, retournons à un sujet mineur : la musique, justement…

Un dernier mot pour les lecteurs de Progressia ?
Foutons le feu aux églises, musicales et autres.

Propos recueillis par Mathieu Carré et Brendan Rogel

site web : L’Enfance Rouge

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