ENTRETIEN : SYN-

 

Origine : France
Style : poésie electro chaotique
Formé en : 2005
Dernier album : Manolo on Juliet (2008)

Manolo on Juliet, fruit du travail commun entre un musicien et un écrivain (SYN- aka Anthony Saba et le mystérieux E.5131), est une expérience musicale étonnante, certainement une des plus convaincante de cette fin d’année 2008. Dans un contexte culturel pas toujours propice pour la survie de projets aussi originaux, capables de diversifier nos habitudes d’écoute, il était intéressant de récolter les propos de son principal géniteur. Rencontre avec un esprit déterminé mais plus curieux que vindicatif.

Progressia : Comment définirais-tu ton travail qui dépasse largement le simple cadre musical ?
Anthony Saba : Je voudrais inventer des univers cohérents mêlant les images, les tons, les formes et les couleurs avec les mots et le son. J’y parviens parfois. La musique ainsi décloisonnée devient un module complémentaire d’un jeu d’humeur, de lumière, de scéno, d’une histoire, etc., et tout cela passe par un exercice de découpage et de scénarisation. Je suis musicien autodidacte et accueille avec bienveillance les accidents musicaux car ça m’ouvre d’autres portes. Il y a une dizaine d’années, dans le cadre de commandes musicales, j’ai commencé à côtoyer le milieu du théâtre, de la danse, de l’écriture, des arts plastiques et de la vidéo, j’ai alors fondé avec des amis le collectif / label Prasca dont l’objet est de réunir les différentes formes d’art et de créer des oeuvres de tous types. Pour résumer, je m’inspire beaucoup du silence, de la nature et de son rapport à la machine…

Et celui de E.5131 ?
E. se définit comme un « écrivailleur ». Il écrit depuis longtemps en faisant sonner les mots et rime par accident (private joke). Bref, il dit ne pas écrire de « la poésie ». Ses thèmes favoris (ses obsessions ?) sont la nature, la femme, l’image et l’intrinsèque… l’homme, ses fractions et ses morceaux celés.

Comment avezvous procéder pour mettre en chantier Manolo on Juliet ?
Ce projet m’a pris trois ans. J’ai commencé par lire sa nouvelle intitulée A cheveaux / L., écrite « en revenant de Bretagne » et dont l’inspiration peut se trouver dans des romans de chevalerie du XIIe ou XIIIe siècle. L’association de l’érotique et du médiéval a été un déclencheur pour moi. Je me suis mis à créer des sons et des images en miroir à des mots-clé. Cela m’a permis d’organiser un vocabulaire sonore cohérent pour poser les bases de l’album. « Eau » et « Bois », deux pièces distinctes de vingt et trente minutes ont ainsi été produites à l’occasion d’installations plastiques de Julie Legrand et Camille Rossi. J’en réalisé, entre temps, un album intitulé Matières Premières qui a été nominé Qwartz [Expérimental] 2005. Cette base de travail est aussi à l’origine d’une performance musique/danse/vidéo Les êtres sans ciel – qui se jouait dans un souterrain– avec le VJ Gyomh notamment et une autre vidéo expérimentale et contemplative de Xavier Grizon. À la suite de cet événement, nous avons repris notre collaboration avec E. Il est donc venu enregistrer les textes choisis et j’ai découvert à l’écoute de son interprétation, l’apparition de nouveaux mots, par liaison, imperceptibles à la lecture visuelle. J’ai joué avec sa voix en prise direct (cf.« La machine » sur l’album) pour lui faire adopter des identités différentes, avec un grain et une sonorité appropriés aux textes. Exceptées deux/trois prises de voix de la comédienne Sarah Doignon sur « Une couronne d’épines m’atteint » et « Ton jonc, perce le val ! »), les différentes voix ne viennent que des prises avec E. au micro. Le parti pris a été de considérer la voix comme un instrument qui se retrouve en exergue de temps à autre, afin d’éviter la narration/texte en avant et la musique en dessous, dans un sous-rôle illustratif. Une première ébauche de vingt minutes « La chanson d’Anton » a été composée à l’occasion d’une commande de la radio Epsilonia pour les vingt ans de Radio Libertaire. Vers la fin de l’écriture, nous avons présenté le travail en cours sous la forme concert/vidéo sur quatre dates ; ce qui nous a permis d’évaluer les points faibles et les points forts de cette exigeante entreprise.

Qu’est ce qui t’a motivé dans le texte de « Manolo on Juliet » sur lequel est basé l’album ?
D’une part, la liberté de ton et d’interprétation, les ambiances. Les mots et les situations excitent les sens et cela génère des images et des scènes. D’autre part, le texte traite du théâtre des conditions humaines : témoin du chaos social et de l’avènement de l’ère industrielle. La partie érotico-médiévale correspondrait alors à la partie récréative de notre projet mais le reste, même s’il semble parfois anticipatoire, correspond bien à notre présent. Les textes choisis sont extraits du recueil Ailleurs mAi pouRquoi.do(N)c dans lequel j’ai plongé tout entier pour en faire émerger des perles dont « La machine », texte que E.5131 m’avait déjà livré pour une performance sur le thème d’opposition chair/machine et « On tous Qui ». On y retrouve toujours le personnage Manolo. Il change d’identité en tout lieu et en tout temps. Il côtoie aussi bien la nature que la ville–système et tentaculaire, lutte contre la machine. J’ai ainsi scénarisé une histoire dans laquelle il puisse évoluer comme fil conducteur ; avec ses fantasmes et ses pulsions en trois époques : médiévale, post-industrielle et méditative. Ces conditions m’ont permis de renouer avec les guitares, et surtout pour mon expérience de compositeur, de fusionner les instruments avec les sons de synthèse.

La prod de l’album est excellente. Dans quelles conditions as-tu enregistré cet album ?
Merci. L’album a été enregistré à la maison avec les petits moyens du bord : un micro voix, les guitares, la basse et les logiciels de musique. Concernant les enregistrements acoustiques, il faut juste être patient lorsque l’on a un environnement très bruyant. E.5131 a appris la patience, coincé dans un couloir, le micro face à lui et dans son dos… les coups de marteau d’un voisin bricoleur. J’ai conservé, à cette occasion, l’enregistrement de quelques scènes comiques que je compte réutiliser d’ailleurs. Le mixage a pris beaucoup plus de temps que sur l’album précédent car je ne connaissais pas l’enjeu de l‘égalisation des fréquences, de l’utilité des filtres. Je me suis beaucoup informé et documenté sur les spécificités techniques relatives à la guitare, au violon, à la basse, au placement dans l’espace, etc. J’ai cependant mixé l’album sur des enceintes flatteuses. Je m’en suis rendu compte à l’écoute chez Norscq. Heureusement, ce magicien a pu récupérer les basses au master et ainsi restituer les impacts et la chaleur du son tout en finesse.

On remarque ce formidable travail sur la dualité acoustique/electro. Etait-ce une volonté ?
Absolument. Mon premier album Une histoire comme une autre, composé en 2001 mais sorti en 2004 chez Prasca, dont je suis très fier, fut une timide tentative dans le sens où des pistes acoustiques – un duo d’instruments – cohabitent avec des pistes électroniques. Je découvrais tout juste ce qu’étaient un séquenceur et un logiciel de montage. J’ai ensuite délaissé la guitare pour explorer les possibilités qu’offrait la musique assistée par ordinateur. J’ai développé ainsi de nouveaux univers, jusqu’à ce que le besoin de réintégrer mon instrument de prédilection soit intense : j’ai repris la guitare électro-acoustique et aussi l’électrique. L’album contient également quelques illusions acoustiques. Je n’affectionne pas particulièrement les sons synthétiques d’usines, alors je les transforme jusqu’à obtenir une qualité sonore organique et à ainsi rendre l’électronique transparente. J’utilise aussi des captations d’extérieur avec un mini-disc et j’aime marier les univers de sources sonores diverses, c’est ce qui, il me semble, contribue à l’aspect cinématographique de mes musiques.

Parlons de la technologie puisqu’elle est au cœur de ton activité de musicien et de la réflexion contenue dans l’album. Accorde-t-on trop de place aux machines ou bien ne savons-nous simplement pas les utiliser ou leur donner la bonne place ?
Il est clair que je ne fais pas un pataquès des machines dans l’album, ce qui m’a déjà été reproché d’ailleurs. Le genre musical industriel est certes associé à la destruction et au chaos. L’album suggère de reprendre la main, de construire, plutôt que de se complaire dans les déchets. On entend Manolo siffloter en s’en allant après sa lutte contre la machine à la fin de l’album. C’est un clin d’œil et c’est une sorte de morceau caché. Ça nous a paru important. Le thème de la machine ouvre et conclut ; le deuxième et le quatrième mouvements sont des phases de conquêtes récréatives pour Manolo et le troisième mouvement, au centre, ouvre le débat sur la condition sociale avec très peu de vacarme autour. C’est peut-être ce qu’il y a de plus dur à écouter, d’ailleurs… La machine ne doit rester qu’un outil au service des hommes. Elle pourrait contribuer à l’épanouissement de chacun. Au lieu de cela, elle est devenue système de contrôle et d’asservissement.

Pour un musicien comme toi, existe-t-il une machine parfaite, une sorte de Stradivarius ?
Je rêve d’instruments hybrides de temps en temps : par exemple, une sorte de guitare où des boutons d’effets remplaceraient des cases; l’application serait intéressante de mon point de vue de guitariste. Le plus beau stradivarius est la résonance du corps et de l’âme. Avec un peu d’huile de coude, on peut faire résonner de belles choses. Même sans la jouer, mon contact avec ma guitare me fait du bien.

Penses-tu que les musiciens doivent-ils nécessairement s’engager intellectuellement et artistiquement ?
Chacun a ses besoins et ses raisons de s’engager dans une démarche artistique et intellectuelle ou pas. Ma méthode de composition passe par l’intuition plutôt que par la réflexion préliminaire. Je lâche prise en m’immergeant dans des univers sonores et je me laisse guider par mes émotions. Ensuite les choix sous-jacents correspondent certainement à une exigence de ma part et nous amènent à Manolo par exemple.

Aujourd’hui, la musique n’est-elle pas trop synonyme de divertissement ?
L’industrie musicale en Europe et aux Etats-Unis a connu un essor dans les années cinquante avec le rock. Elle produit du divertissement qui garantit aux majors et à leurs artistes fétiches de vivre convenablement en écoulant leurs productions commerciales dans les rayons metal, jazz, pop, rock, rap, etc. Grâce au développement de la culture musicale, l’accès aux instruments et aux logiciels s’est démocratisé et on peut aujourd’hui réaliser du bon travail chez soi. Je ne vais pas m’en plaindre. La musique éveille les sens et la curiosité, apaise, transporte sans pour autant se détourner de la réalité. Il existe des ateliers musicaux qui permettent de libérer l’expression et les émotions : en ce sens là, la musique est thérapeutique. Pour continuer à bénéficier longtemps de ses bienfaits, il faut juste penser au guide avant de partir. Cela reste un loisir pour certains mais un vrai métier pour d’autres.

Y a-t-il pour toi de mauvais genres ? La pop par exemple dont tu es plutôt éloigné ?
Le mauvais genre, selon moi, reste dans ma culture ce qui dérange et qui trouble ; je pense au rock, et à toute formes d’expressions contestataires qui rassemblent. Il peut y avoir de mauvais compositeurs/musiciens mais des mauvais genres, je ne crois pas. Tu fais allusion à la pop… Une certaine pop est sirupeuse, acidulée et puérile ; elle fait régresser les adultes. Ce n’est pas pour moi un mauvais genre mais un leurre. Elle leur parle comme une maman à son enfant, reprend des airs qu’ils entendaient quand ils avaient cinq ans. Cela permet aux publicistes de suggérer d’acheter tel ou tel article. Vous connaissez l’histoire de La flûte enchantée. La musique adoucit les mœurs. Et je perçois cette pop, qu’elle soit à base de rock, de hip hop ou que sais-je encore, comme un outil d’infantilisation et que le monde n’est que l’île des loisirs où Pinocchio et ses congénères deviennent des ânes. On en revient aux commanditaires de la consommation qui excellent dans l’art de la diversion. L’amour rend aveugle. D’un autre point de vue, la pop rallie les gens. C’est plutôt un bon point et même une force. Je vais peut-être effarer certains lecteurs : quand je prends globalement l’œuvre de Killing Joke ou encore Moondog, pour moi c’est de la pop intelligente. Ce qui n’enlève rien à la qualité punk et transcendante de leur musique.

L’art musical existe selon toi ?
Il suffit d’y mettre un peu de soi-même, un peu de poésie et aller au-delà de ce que les machines hardware, développées dans les usines, proposent et pré-mâchent. Je trouve qu’on perd un peu le goût. Développer soi-même un langage, cela demande un peu plus d’efforts que cloner la musique de son idole et faire « à la façon de ». Un bout de bois avec des cordes est amplement suffisant.

L’esthétique est-elle importante en musique ?
L’esthétique me paraît indissociable de la musique. Se réclamer du néant et faire du chaos ou du laid, c’est pour moi, encore, un choix esthétique. Comme lorsque l’on veut faire du «nbsp;beau » : choix de l’instrument, de la façon de chanter, choix du texte. J’adore la noise mais jusqu’à un certain point ; l’intention est esthétique. Ce qui est important pour moi en musique, c’est la magie qui s’opère en nous que nous en soyons conscients ou pas. Aller chercher le beau… J’entends par là, le truc en plus qui nous fait vibrer et qui entre, en résonance avec nos émotions, doucement ou violemment. Ce peut être une tristesse. Tant que cela fabrique une émotion… C’est ça que j’appelle «nbsp;beau ».

La capacité des auditeurs à accepter des univers esthétiques différents est-elle une chose qui te préoccupe ?
Oui mais je ne saurais qu’en dire. Chacun fait sa propre expérience d’une écoute musicale particulière à un moment donné de sa vie, qu’il soit prêt ou non. La réaction dépend autant de son état d’esprit ce jour-là que du milieu dans lequel il évolue. Je propose des ouvertures et des croisements parce que mon être a besoin d’exprimer ses émotions, aussi opposées soient-elles. Au niveau influences musicales, j’écoute aussi bien Neurosis que Bill Evans au piano en pleine période romantique. Avec la compagnie de danse pour laquelle je compose des spectacles qui se jouent en hôpitaux et en maisons de retraite, j’ai certes une contrainte quant à certaines sonorités. Ce qui me préoccupe, c’est le bien que ma musique peut apporter le temps d’une représentation. Que cela soit beau en passant par l’electro, l’acoustique ou autres.

Pour finir, comment vois-tu l’avenir ?
« Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants… ». L’accueil de l’album Manolo on Juliet est très bon. Je vais relancer une formule scénique plutôt rock tout en gardant à l’esprit la fusion acoustique/machine, avec l’intervention de cordes et de cuivres (diffusé en samples jusqu’à présent). La partie vidéo est déjà en place. A suivre… J’invite vos lecteurs à se procurer les albums en passant par Prasca ou Ototoïmusic qui les distribuent en téléchargement. Dans l’immédiat, je suis sur une nouvelle création de la compagnie de danse Pasarela qui intègre une innovation technologique. Le spectacle sera dans la continuité du premier :sur 4 m2, interactif et joué dans les hôpitaux et maisons de retraite. Je suis également le bassiste du groupe Aube L qui joue assez souvent ces derniers temps. Je m’essaie à d’autres collaborations de ce type. Le quatrième album de SYN- est en cours… Quant à l’avenir de la planète, il s’annonce radieux, non ?

Propos recueillis par Christophe Manhès
Crédits photos : E.5131, PeeAsH, InBloom et Syn-

site web : http://syn.prasca.org

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