– Rock in Opposition

FESTIVAL : ROCK IN OPPOSITION

  Lieu : Carmaux – Maison de la Musique (Cap Découverte)
Date : 13-14-15 avril 2007

Parmi les infrastructures de l’ancien site minier aujourd’hui reconverti en parc de loisirs, la Maison de la Musique, grand complexe de deux salles de spectacles extrêmement bien équipées et confortables : on ne pouvait rêver mieux pour un festival. Loin des concerts en plein air où le son file au gré des vents et où la pluie se fait un malin plaisir de s’inviter, c’est en spectateurs de luxe que nous avons assisté à trois jours de musique particulièrement intenses.

Jour 1

Salle Gaveau
Le festival commençait par le groupe sans doute le plus atypique de la programmation, les Japonais de Salle Gaveau. Ce quintette piano-violon-guitare-accordéon-violoncelle est emmené par Natsuki Kido, guitariste du subtilement nommé Bondage Fruit et que l’on n’attendait pas forcément sur ce versant-là de la musique. Le groupe propose une musique étonnante et gentiment déjantée, oscillant entre tango version Piazolla et jazz rock, s’autorisant à intervalle régulier des incursions en des terres plus audacieuses, martyrisant le tango avec jubilation : ces moments justifient à eux seuls, par leur état d’esprit, la présence de Salle Gaveau sur la scène d’un festival Rock in Opposition.
D’une manière générale, l’exécution de la plupart des morceaux de l’album (notre chronique) est propre et irréprochable, le violoniste Naoki Kita et Natsuki Kido se réservant la part du lion, enchaînant sans coup férir les soli virtuoses. Les rythmiques piano-contrebasse sont affûtées et la mise en place d’ensemble est impressionnante. Tous les « plans » classiques du tango figurent à l’appel et sont parfaitement maîtrisés, et l’aisance des instrumentistes est insolente.
On pourra cependant regretter que les compositions virent parfois à l’enchaînement stérile de soli, et que l’ensemble reste un peu trop lisse, presque froid, comme c’est malheureusement souvent le cas des formations japonaises. C’est d’autant plus dommage que le tango offre une palette de sonorités chaudes qui auraient dû permettre d’éviter cet écueil. Cependant, les morceaux les plus écrits laissent penser qu’à l’avenir, Salle Gaveau saura brider ses enthousiasmes juvéniles et porter ses efforts sur la rigueur des compositions, domaine dans lequel ils ont déjà prouvé qu’ils pouvaient exceller.
Quoi qu’il en soit, ce concert est aussi l’occasion de mesurer combien le festival s’annonce agréable : après deux morceaux où l’on aura pu craindre un peu pour le son (trop de mediums, un violon noyé dans la masse), la situation s’améliore et le son se stabilise : puissant et clair à la fois, avec une qualité de diffusion en tous point parfaite. L’éclairage est sobre et de bon aloi. Bref, voilà qui commence de fort belle manière.

Zao
Après une courte pause, on change de génération avec les vétérans de Zao qui avaient fort à faire, après la rigueur et le soin extrême portés à la musique par les Japonais les ayant précédés. Or, on sait que la précision et le travail de construction ne sont pas toujours le point fort du groupe qui, de plus, monte sur scène avec un lourd handicap. La chanteuse Cynthia Saint-Ville, dont le poids sur l’intérêt des concerts de l’actuelle formation de Zao est indéniable, s’étant faite porter pâle, c’est sous la forme d’un quatuor instrumental que se présentent François « Faton » Cahen (piano), Yoshk’o Seffer (saxophone), Gérard Prévost (basse) et François Causse (batterie).
Dans ces conditions, difficile d’apprécier au mieux un groupe dont les précédentes prestations scéniques ne nous avaient déjà pas enthousiasmés. Et de fait, les musiciens, sans paraître réellement déstabilisés, ne sont manifestement pas très à l’aise lors des premiers morceaux, même s’ils se détendront peu à peu, à l’exception de Yoshk’o Seffer, resté presque « en retrait » tout au long du set (un comble pour le musicien d’ordinaire de loin le plus volubile du groupe). Comme à son habitude, Faton Cahen parle beaucoup entre les morceaux, au risque de briser parfois la dynamique d’un concert qui peine à se mettre en place. Il raconte la reformation de Zao, chambre Seffer sur ses origines hongroises, en allusion à un candidat qu’il ne semble pas porter dans son cœur, résume l’histoire de tel ou tel morceau, et le concert piétine, malgré certains moments où l’on peut se laisser prendre (l’enchaînement « Free Folk » – « Isis » – « Atart »). Les mises en places sont parfois un peu hésitantes, et l’on sent clairement que le groupe n’est pas à son avantage. Il ne semble d’ailleurs pas réellement convaincre le public, dont une partie quitte les lieux au cours du set : dure règle des festivals où il faut convaincre une salle qui n’est pas toujours acquise.
Le rappel offre un petit sursaut, avec l’entrée en scène de Naoki Kita, le violoniste de Salle Gaveau, qui apporte un peu de présence et de densité au groupe, malgré les problèmes inhérents à ce type d’exercice (le groupe l’ayant rencontré 48 heures auparavant et n’ayant jamais répété avec lui) : mésententes lors des enchaînements de soli, etc.
Ce concert, finalement peu enthousiasmant, aura occupé une fin de soirée, pas bien violente, et permis de se ménager les oreilles avant la déferlante des deux jours suivants…

Jour 2

Nebelnest
Les jeunes Français de Nebelnest avaient la lourde tâche d’ouvrir la seconde journée de ce festival, deux fois plus chargée que la veille. A 14 heures, la salle est encore peu remplie (à la fin du set de Nebelnest, environ la moitié des sièges sont occupés), et le groupe attaque une prestation qui laissera une partie du public dubitatif. Enchaînant sans un mot et dans le plus grand statisme des morceaux qu’il devient à la longue de plus en plus difficile de distinguer, entrecoupés de longs blancs qui font parfois se demander si le groupe se souvient qu’il a un public face à lui, projetant derrière lui des images souvent glaçantes et jouant sur l’impression de malaise qu’elles suscitent, Nebelnest ne caresse pas véritablement l’audience dans le sens du poil.
Soit. Cela peut être une attitude scénique et un choix artistique comme un autre. Mais l’on peut se demander s’il est vraiment pertinent. Autant les ambiances urbaines, métalliques et glaciales que développait le groupe sur son premier album pouvaient avoir quelque chose d’attirant, autant ses dernières orientations peuvent laisser dubitatif, lorsqu’il ne subsiste plus le moindre thème identifiable auquel se raccrocher, et où l’on se demande quelle est la raison impérieuse qui fait que ce morceau se termine à ce moment-là, alors qu’il aurait pu finir cinq minutes plus tôt… ou plus tard, sans qu’une réelle différence n’apparaisse tant les enchaînements de rythmiques semblent aléatoires.
Cette prestation de Nebelnest aura donc laissé de marbre bien des gens, qui se demandaient à la sortie de la salle si les morceaux étaient réellement finis, et quelle pouvait bien être la nécessité de ces compositions. Il est dommage qu’un groupe qui laissait entrevoir des choses bien plus intéressantes à ses débuts persiste dans cette orientation, s’enfermant tant sur lui-même qu’il laisse même son public de côté.

Present (version acoustique)
Avec cette création acoustique de Present, on passe d’un coup dans la cour des très grands. Disons-le tout net : c’est de très loin la meilleure prestation du jour, et peut-être du festival !

Les musiciens du groupe ont travaillé d’arrache-pied pour proposer à l’occasion du festival une création mondiale aux airs de défi : interpréter « Souls for Sale », « Vertiges » et le chef d’œuvre de Roger Trigaux, « Promenade au fond d’un canal » dans une formation inédite (cinq percussionnistes – Dave Kerman, mais aussi Roger et Réginald Trigaux, Keith Macksoud et Matthieu Safatly – et deux pianos, Pierre Chevalier et Ward de Vleeschhouwer).
Les musiciens entrent discrètement sur scène, noir sur fond noir. Et tout à coup, sans prévenir, surgissent des bruits, respirations et râles d’un mourant, et l’on plonge peu à peu dans les climats qui font les meilleures heures de Present. Des sons dépouillés, froids et claquants, des cris, des grincements, de longues boucles répétitives, surmontés par deux pianos presque métalliques… L’envoûtement gagne peu à peu, et l’on s’enfonce lentement dans une gangue noire et humide, sans doute vaguement putride. Lorsque Mathieu Safatly quitte discrètement la scène et se promène dans la salle, puis s’assied au beau milieu d’un public en plein voyage, hurlant les fantômes qui peuplent l’univers de Trigaux, l’échine se hérisse et ressurgissent des instincts depuis longtemps enfouis. Le groupe parvient à installer un climat si puissant et à emmener le public si loin qu’à la fin du morceau, plusieurs secondes de silence précèdent les applaudissements, le temps sans doute de revenir un peu au réel.
« Vertiges », titre encore inédit (mais jusqu’à la fin de l’année seulement, si tout va bien) plonge encore un peu plus loin dans ces ambiance industrielles. La musique suinte l’usine, le laminoir est proche, et l’on est proprement éberlué qu’autant de puissance puisse émaner d’une formation purement acoustique ! La maîtrise est insolente, comme sur le lent accelerando final, à trois percussionnistes en homorythmie, qui laisse bouche bée de précision. Et ces arrangements dépouillés de tout effet électrique laissent ressortir la complexité de l’écriture « présente ».
Roger Trigaux ne produit presque aucun son, mais veille sur ses hommes. Il dirige le plus souvent l’ensemble de quelques gestes étranges de ses longs bras décharnés. L’imagination se laisse porter par la puissance d’évocation musicale, et du chef d’orchestre quasi catatonique naît un sorcier maléfique lançant ses imprécations sur le monde.
Vient ensuite le morceau de bravoure du groupe, véritable chef d’œuvre du Rock in Opposition toutes tendances confondues, « Promenade au fond d’un canal ». Au moins aussi glaciale, angoissante et chaotique que dans sa version électrique, cette longue pièce clôt ce moment magique. Sa structure implacable mène à une fin inéluctable : il n’était plus possible, après cela, qu’il existât encore un son. Seul le silence peut régner. Mais le public n’en a que faire : il est debout et applaudit inlassablement.
Il est question que ce concert filmé fasse peut-être l’objet d’un DVD qui serait joint au prochain album du groupe. Que ceux qui manquèrent ce moment unique prient les divinités chtoniennes – et les autres : au diable l’avarice ! – que ce projet puisse être mené à bien, pour pouvoir se faire une petite idée de l’intensité de ce qui s’est passé sur scène ce jour-là.

Peter Blegvad Trio
Encore tout estourbi du choc qu’il vient de vivre avec Present, le public est baladé sans ménagement en des contrées bien différentes cette fois, lorsque montent sur scène trois légendes du Rock in Opposition : Chris Cutler, John Greaves et Peter Blegvad. Ces trois « monstres » s’étant croisés entre autres au sein du déjanté Henry Cow, on eût pu s’attendre à un grand moment de prise de tête et de délire musical. Mais les orientations musicales récentes de ces messieurs étant ce qu’elles sont, c’est en fait à une prestation parfois pop, parfois bluesy que l’on assiste, et l’on finit à la longue par s’ennuyer. Les morceaux sont courts, suivent une structure couplet-refrain des plus classiques et un plan harmonique toujours très simple. Ils s’enchaînent bien souvent sans que l’intérêt ne s’éveille outre mesure, sauf lorsque John Greaves s’installe seul au piano pour un moment plus émouvant, ou que l’un des compères fait une pitrerie.
En seconde partie du set, Bob Drake rejoint le trio, guitare en main. On espère un moment qu’il apporte un peu de folie ou de complexité mais ce n’est pas vraiment le cas. Quelques frémissements plus tard, l’attention retombe.
Les textes, très écrits, sont manifestement truffés de jeux de mots plus tirés par les cheveux les uns que les autres et doivent être assez hilarants. Mais entre l’accent de Blegvad, le volume sonore (bien trop élevé) et les faiblesses congénitales de l’envoyée de Progressia dans la maîtrise de l’idiome employé, il y avait de quoi passer à côté du principal… ce qui fut sans doute le cas d’une grande partie du public. Dommage…

Faust
Le nihilisme musical peut produire de très bonnes choses. Cela peut même parfois être le cas de Faust. Mais ce soir, Méphisto devait en avoir décidé autrement.
Chez Faust, l’aspect scénique est primordial. Ainsi, lorsque le public entre dans la salle, il découvre une scène recouverte d’une quincaillerie hétéroclite : une bétonnière rouge, un immense stand de batterie surmonté d’une plaque de tôle en guise de cymbales, un fût métallique rouillé, etc. Mais il ne reste plus réellement de place pour les musiciens et, partant, pour la musique.
Si on peut anticiper un concert potentiellement intéressant, lorsque la trame posée dans les premières mesures, squelettique, se structure peu à peu par l’accumulation de boucles et que les textes se déroulent, agréablement absurdes, rapidement, la lassitude s’installe. Boucle après boucle, on comprend mal où Faust cherche à en venir. Secouer le spectateur, le sortir de sa torpeur de consommateur (« En veux-tu des effets ? En voilà ! Avale ! Crache ! » ? Bon… Encore faut-il le convaincre ! Mais après tout, comme ils le disent si bien : « On n’attend rien de vous, n’attendez rien de nous… ». Et Jean-Hervé Péron de l’illustrer immédiatement, attaquant à la tronçonneuse un grand panneau de bois rétro éclairé, l’éventrant pour y tracer un « RIEN » rageur.
D’une loufoquerie industrielle à l’autre, de la tronçonneuse à la planche à repasser, Faust assure le spectacle, mais ne prend pas de grands risques artistiques. En revanche, le risque se trouve du côté du public, et n’a rien de musical : les premiers rangs sont aspergés d’escarbilles de métal chauffé à rouge lorsque l’escogriffe sur scène attaque le fût à la scie circulaire, et lorsque Jean-Hervé Péron parcourt les gradins en courant, tronçonneuse en marche brandie en avant, on se prend à craindre pour l’intégrité des spectateurs les plus proches.
Soit. Mais la musique, pendant ce temps ? A vrai dire, on l’attend toujours. Au final, la provocation l’emporte malheureusement sur le fond, et une fois l’aspect grand-guignol épuisé, il ne reste que le long ennui des vingt minutes du dernier morceau, sur un même accord, sans même esquisser un renversement. Un prélude à la nuit, quoi qu’un peu bruyant.

Jour 3

Guapo
En plus d’une heure de concert, Guapo propose trois morceaux à un public qui, en partie, ne les connaît pas, mais se montre néanmoins, dans sa très grande majorité, conquis par « Black Oni », « King Lindorm » et « Five Suns ». Et, de fait, ces trois titres constituent une progression scénique, musicale et émotionnelle à laquelle il faudrait être bien insensible pour résister.
Quatre gaillards filiformes, vêtus de noir, au look et aux attitudes parfois proche d’un The Cure moins le maquillage (Kavus Torabi, singulièrement), habillés d’un éclairage minimaliste, cherchant peu la communication avec le public, et s’agitant en faisant beaucoup de bruit : voilà qui, de premier abord, pourrait rebuter. Surtout lorsque le groupe entame « Black Oni », à deux heures de l’après-midi, devant un amas de festivaliers aux yeux encore un tantinet collés. Cette pièce est l’une des plus rugueuses et déstructurées de leur répertoire, particulièrement sombre et âpre, tirant fréquemment vers un style plus noisy qu’autre chose, où claviers épileptiques et basse ultra compressée tissent pour une guitare hargneuse un tapis fort râpeux, à peine adouci par le son du Fender Rhodes. Après ce premier contact d’une violence telle qu’on se demande, au fond, si l’on apprécie vraiment ce groupe, « King Lindorm » apporte un peu de calme et fait monter l’attention, et le merveilleux « Five Suns », aux climats oniriques plus prenants encore que sur album, finissent de renverser la vapeur et séduisent irrémédiablement. Autour d’une boucle cristalline, le groupe tisse des ambiances qui se nouent et s’enchaînent, avançant sans cesse vers le climat suivant, et l’auditeur voyage, s’envolant, surtout lorsque Mélodica et petits tams s’en mêlent, alors que les musiciens, ayant quitté la scène, entourent le public et l’emmènent bien loin.
Le final d’un « Five Suns » d’une demi-heure est proprement dantesque, dans un esprit furieusement zeuhl, notamment grâce aux rythmiques assurées par Daniel O’Sullivan au Rhodes et aux lignes de basse obsédantes de James Sedwards, qui font osciller les têtes d’un auditoire tombé sous le charme. Ainsi, en ce début d’une longue journée de festival, Guapo sera pour beaucoup une découverte scénique, un réel choc émotionnel. Un de plus dans ce festival qui ne nous aura pas épargnés, pour le meilleur le plus souvent.

Mats & Morgan Band
Les deux compères inauguraient ce soir un nouveau bassiste, Gustav Hielm, transfuge de chez… Meshuggah ! Le ton est donné : malgré le fait que la formule soit un simple trio, ce sera un concert brutal. Dont acte, puisqu’il commence par… un solo de batterie furieux de Morgan Agren, rejoint progressivement par ses petits camarades de jeu. Suit une bonne heure de pilonnage de tympans en règle, la basse et une batterie tellement compressée qu’on la prendrait parfois pour des pads électroniques assurant une rythmique ultra-rapide, sur laquelle Mats Oberg place des nappes, des boucles, des soli, en tâtonnant et en cherchant en permanence une voie musicale à emprunter, de préférence aux antipodes de la précédente.
Pour son deuxième concert avec le Mats & Morgan Band, Gustav Hielm est impressionnant d’aisance technique (et il en faut, pour suivre les deux fadas qui l’entourent !), et s’impose d’un son puissant. Il trouve sa place sans difficultés dans cette alternance de passages écrits et de tourneries rythmiques pendant lesquelles Mats cherche, et dont le résultat peut être aléatoire en termes d’intérêt. Et de fait, le groupe ne semble pas convaincre tout le monde : on constate un nombre assez importants de départs, principalement lors de ces phases improvisées un peu erratiques, même si le concert est structuré par quelques morceau phares, plus abordables.
Les gimmicks habituels sont présents : Mats qui tourne sur lui-même à toute vitesse, dans un équilibre précaire (rappelons que l’homme est aveugle), au risque de faire chuter tout son matériel, Morgan qui ne cesse de démonter et remonter son matériel lorsqu’il ne joue pas, Mats se lançant dans une improvisation vocale bruitiste simulant une bande passée à l’envers, etc. Soit. Mais sur la longueur, une certaine lassitude peut s’installer : trop de technique, trop de décibels, trop vite, au détriment de toute émotion, mais surtout de la folie inventive qui a pu être la leur par le passé (Morgan Agren et Mats Oberg ayant fait leurs premiers pas dans le monde professionnel aux côtés de Frank Zappa).
Et c’est un public partagé qui salue le groupe : certains, qui ne sont pourtant pas sortis, semblent soulagés, tandis que d’autres, nombreux, ovationnent le trio, debout. Dans l’ensemble, cette prestation, d’un haut niveau technique, n’est pas au niveau musical de ce que l’on peut attendre de Morgan Agren et Mats Oberg. Et l’on peut regretter, au vu des derniers concerts français du groupe, qu’ils semblent s’orienter de plus en plus dans cette voie.

Present (version électrique)
Avant même de regagner la salle, on sent que cette fois, les choses sérieuses commencent. La foule amassée aux portes d’entrée, bien avant l’heure prévue, en témoigne, et bruit d’une fébrilité nouvelle en emplissant la salle jusqu’au dernier siège ou presque. Les applaudissements retentissent dès les lumières éteintes, et une véritable ovation accueille l’entrée en scène des musiciens, qui attaquent d’emblée l’une des pièces maîtresses du groupe, « Jack The Ripper ».
Dans cette version électrique, Réginald Trigaux et Pierre Chevalier prennent de plus en plus d’importance, au point que l’on voit même le fils diriger la formation, comme son père le faisait la veille. Mais si une nouvelle génération se profile, impression renforcée depuis l’arrivée de Pierre Desassis au saxophone, l’ambiance, elle, est immuable. Toute en noirceur, elle émane de sons tendus, droits, parfois presque aigres lorsque le violoncelle et le sopranino s’entremêlent et produisent des grincements angoissants. La puissance sonore est phénoménale, surtout dans les accélérations menées de main de maître par Dave Kerman (batterie) et Keith Macksoud (basse), sous la direction d’un Roger Trigaux envouté : les gradins en tremblent littéralement, ne laissant pas d’autre choix à l’auditeur que d’entrer en communication directe avec cette musique trépidante.
Après la brutalité de « Jack The Ripper » et le malaise distillé par « The Limping Little Girl » aux fameux « Didn’t you hear what your mother said? » anxiogènes hurlés par Dave Kerman, « A Last Drop » fait figure d’accalmie, évoluant dans un style plus mélodique, où le thème circule sans relâche du saxophone alto au clavier, menant à un passage véritablement atmosphérique, permettant au public, et sans doute aux musiciens, de souffler un instant.
Mais cette pause n’est que de courte durée, puisque le niveau d’adrénaline remonte aussitôt lorsque le groupe attaque « Ceux d’En-Bas », et que Roger Trigaux se lance dans des déclamations virant parfois aux hurlements, tandis que les musiciens se livrent à un passage sauvagement free, faisant la part belle au saxophone. L’accelerando final est démentiel, et se termine extrêmement progressivement, de manière très maîtrisée, prouvant la cohésion du groupe, sans doute renforcée par sa récente résidence à Carmaux.
Le set se poursuit par un « Vertiges » paradoxalement moins perturbant qu’en acoustique, et sans doute plus « assis », donnant moins cette impression de tournis et de malaise qui avait tant saisi le public la veille, puis se clôt par la fameuse « Promenade au Fond d’un Canal », dont l’introduction sonne de manière très dépouillée. Roger Trigaux se lève, arpente la scène, vient se placer dos au public, devant Dave Kerman, et le dirige. Le vieux sorcier réapparaît soudain, en équilibre précaire, mais toujours irréprochablement digne.
Comme à l’accoutumée, lors des prestations électriques du groupe, un escogriffe au crâne rasé, vêtu d’un simple kilt, son torse nu enduit de charbon noir (ce qui, à Carmaux, prend une certaine dimension) et le visage orné de peintures guerrières, vient en avant-scène massacrer avec application une barre de métal à l’aide d’un énorme poinçon, tandis qu’au point culminant du morceau, Roger Trigaux fracasse sa guitare (… et le revêtement de scène par la même occasion), qu’il finit par jeter sur son clavier, tandis que son fils renverse son ampli.
Et le public de rester sonné, abasourdi de tant de noirceur, de malaise, de fascination et de ferveur mêlés. On entrevoit même quelques larmes, parmi tous ceux qui, unanimement debout, saluent Present. Le festival aurait presque pu s’arrêter là, tant il semble difficile de faire, encore, de la musique, après ce moment.

Magma
Après la déferlante d’un Present ayant retrouvé ses arcs électriques, Magma avait fort à faire. Arrivé au dernier moment pour clore le festival, il n’était pas évident que le groupe parvienne à se placer dans l’ambiance du moment, sans compter l’état de fatigue d’un public largement secoué par trois jours de concerts. Devant un parterre comble, et où l’on ne cesse de croiser des musiciens des groupes précédents, la scène… reste vide. Magma aura donc été le seul groupe du festival à ne pas pénétrer sur scène à l’heure dite, ce qui peut paraître d’autant plus agaçant qu’ils semblent les plus attendus, au vu de la vitesse à laquelle la salle s’est remplie. Les organisateurs du festival en profitent pour s’adresser au public, visiblement émus et comblés du succès de cette première édition, et ont bien du mal à parler, tant les spectateurs, debout, ne cessent de les applaudir.
Les « Musiciens du bord du monde » leur succèdent enfin sur scène, et sans un mot, attaquent un « Köhntärkösz » donnant naissance à une ambiance étrange. L’impensable se produit en effet : le premier accord, massif, tombe assez peu ensemble. La suite se développe, suivant un tempo très lent, d’ordinaire prélude à un déchaînement d’énergie, mais ce soir, la densité manque étrangement. C’est sans doute à mettre sur le compte de manifestes problèmes de son sur scène… mais aussi en salle, où plusieurs énormes larsens interviennent. On peut d’ailleurs se demander pourquoi, alors même que tous les groupes du festival ont bénéficié d’un son excellent, y compris lors des passages les plus extrêmes de Faust, Magma a encore une fois souffert de problèmes de sonorisation indignes d’un groupe de cette trempe.
Sentant peut-être le malaise, lors du premier passage instrumental, Christian Vander décide subitement d’envoyer toute sa puissance, alors qu’il jouait jusque là de manière très retenue. Une fois la batterie débridée, l’ensemble de l’effectif instrumental suit et entre peu à peu en transe, et il faudra tout le soutien du vibraphone pour que Stella Vander puisse être audible lors du retour du chant, tant l’énergie sonore développée est impressionnante. Ainsi, « Köhntärkösz » se termine bien mieux qu’il n’avait commencé, et peut laisser la place à son successeur, « Ëmentëht-Rë ».
Comme déjà maintes fois précisé en ces pages, « Ëmentëht-Rë » est la nouvelle suite de Magma, longue de près d’une heure, qui constituera le prochain album du groupe, en cours d’enregistrement. La version donnée à Carmaux, de quarante-cinq minutes environ, ne contenait pas encore le final dévoilé au public lors du festival des Tritonales 2007 (cf. notre dossier), dans lequel les chanteurs utilisent à tour de rôle puis ensemble des tams. C’est donc sur la partie vocale très complexe et toute en crescendo qui précède que se termine le titre, dont la majeure partie est désormais une affaire qui roule. Cette partie vocale était elle-même jouée pour la première fois en public à Carmaux, et il faut attendre quelques instants, une fois le dernier accord éteint, pour que le public, un peu sonné, réagisse.
En guise d’unique rappel de ce festival, puisque c’était bien le seul groupe à n’être pas tenu par des contraintes horaires, Magma évite l’inénarrable hymne « Kobaïa » et propose « La ballade » (ce morceau connaîtra vraisemblablement un jour un autre titre, mais dans l’immédiat, c’est ainsi qu’il est désigné), avec un Christian Vander impressionnant au chant, comme toujours profondément habité, malgré quelques faiblesses vocales lors des premières mesures.
On mettra donc sur le compte de la fatigue de trois jours de festival que les spectateurs se lèvent plus lentement et moins spontanément pour saluer le groupe… Quoi qu’il en soit, le public une fois debout aura beau trépigner, le groupe ne reviendra pas pour un second rappel, longtemps demandé.
Au final, Magma n’a pas délivré une mauvaise prestation, et n’est pas non plus passé à côté de son propos. Après un début poussif, le groupe a su redresser la barre et finir sur une belle intensité. De plus, l’intégration du vibraphone de Benoît Alziary – passé la surprise de la découverte – est décidément une très bonne idée, et le solo qu’il propose dans la partie instrumentale de « Hhaï » est de haute volée. Mais le groupe a sans doute prouvé, une nouvelle fois, qu’une tête d’affiche de festival dans une grande salle n’est sans doute pas la formule la plus adaptée à sa musique, même si elle lui permet, incontestablement, de gagner chaque fois de nouveaux adeptes.

Et puisque tout a une fin…
Il convient de saluer avec force l’immense travail de passionnés accompli par Roger Trigaux et Michel Besset, pour l’organisation de ce festival, qui a, semble-t-il, dépassé les attentes en termes de public, et qui, en tout état de cause, a rassemblé, pour leur plus grand plaisir, tout ce que la France – et parfois l’Europe et le reste du monde – compte de passionnés, dans une ancienne cité minière chargée d’histoire.
L’organisation au quotidien, jusque dans les plus petits aspects, la configuration des lieux (grande salle de concert, petite salle type « convention du disque progressif » et mezzanine où les groupes peuvent rencontrer le public), la qualité d’accueil, une ponctualité remarquable : tout était réuni pour faire de ces trois jours un moment de perfection, laissant à chacun toute liberté pour profiter au mieux des concerts, et se laisser aller aux moments de véritable communion musicale offerts par les musiciens.
Il ne reste plus qu’à souhaiter que la seconde édition du festival, en 2008, se déroule sous d’aussi bons auspices (et avec une météo un peu plus clémente, qui sait) et que ce premier événement soit le début d’une longue série. Des rumeurs courent sur une plus grande ouverture musicale l’an prochain, vers la musique contemporaine éventuellement : voilà qui serait une excellente idée.

Et quand, en retrouvant ses pénates, fourbu mais heureux, le public parle déjà de revenir, c’est que le pari est gagné, non ?

Fanny Layani
Photos : Bruno Dottin

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