D. Palomo Vinuesa – D. Palomo Vinuesa

ENTRETIEN : DANIEL PALOMO VINUESA

  Origine : France
Style : Électro/ jazz /progressif
Composition :
Daniel Palomo Vinuesa – saxophones baryton, alto, soprano, tin wistle, sax midi, percussion, programmation orion platinum
Pascal Dalmasso – guitares
David Fenech – voix
Franck Marguin – voix
Geoffroy Montel – electronique, soundscape
Christofer Bjurstrom – piano, flute, accordéon
Gerard Bouquin – contrebasse, basse électrique
François Malet – percussions, d’jembé, udu, cuica, timbales
Stefano Cavazzini – batterie, timbales, voix
Elian Dalmasso – percussions
Dernier album : L’Homme Approximatif (2006)

Parce que son talent a parlé pour lui, le prestigieux label Signature de Radio France a laissé carte blanche à Daniel Palomo Vinuesa. Celui-ci a saisi cette formidable opportunité pour concevoir un album majeur, tant sur la forme que sur le fond. Daniel Palomo Vinuesa est un musicien passionnant et passionné, presque « total » et, en entretien, une chose est certaine, il n’a rien d’un homme approximatif mais ressemble beaucoup à son art : chaleureux, complexe et (très) cohérent !

Progressia : Ta musique est atypique, ton parcours de musicien l’est-il également ?
Daniel Palomo Vinuesa :
Certainement. J’ai commencé la musique en autodidacte à l’âge de dix-sept ans. À cette époque, j’écoutais Soft Machine, King Crimson, Zappa, pas mal de groupes de progressif, de psychédélique comme Pink Floyd et de Kraut-rock, surtout Can et Kraftwerk. J’aimais bien aussi les Beatles et les Who. Mais, dès le début, j’étais tiraillé entre plusieurs directions musicales. D’un côté, j’étais attiré par l’instrument, le saxophone en l’occurence que j’ai choisi parce que tous mes potes jouaient de la guitare. Ça m’a amené à écouter de plus en plus de jazz, surtout de cette période charnière qui va de 1955 à 1965, c’est-à-dire de la fin du be-bop jusqu’au free-jazz, de Charlie Parker à John Coltrane et Ornette Coleman. D’un autre côté, j’étais attiré par l’univers du studio, de l’enregistrement, du rerecording, de la bidouille et des sons électroniques.

Et ensuite ?
Ensuite je me suis mis à jouer dans toutes sortes de groupes de rock. Mais de fil en aiguille, j’ai fini par me mettre au jazz en tant qu’instrumentiste. J’ai découvert que ce qui est merveilleux et flippant avec le jazz, c’est que l’on peut trouver rapidement son niveau maximal de difficulté et qu’il ne cesse de remonter au fur et à mesure que l’on pratique ; en gros il y a toujours matière à travailler l’instrument, c’est sans fin. Alors que dans le rock, quand on a trouvé son style, l’évolution est plus limitée. Il ne s’agit pas là d’un jugement de valeur, je pense même que pour l’auditeur, cet appel permanent vers la virtuosité peut être parfaitement stérile et ennuyeux. Pendant ce temps, j’ai continué à approfondir les techniques de studio avec un magnétophone, un huit pistes à bandes, et je me suis intéressé au travail de production de gens comme Eno, Bob Ezrin, Todd Rundgren, George Martin, Phil Spector… À partir du milieu des années quatre-vingt-dix j’ai cessé de m’intéresser à l’aspect purement instrumental et scénique de ma musique. Je me suis concentré sur l’enregistrement et la création avec des machines. La scène jazz était fermée et, en termes économiques, c’était absolument invivable. On était toujours à cavaler après une date ou un musicien ! C’était très décourageant… En plus, dans mes autres projets, notamment les ciné-concerts avec Christofer Bjurtrom, j’avais mon compte de contact avec le public, je n’étais donc pas frustré de ce côté-là. En plus, c’est à ce moment-là que la technologie m’a rattrapé. Tout ce qui n’était faisable que grâce à l’utilisation de matériels lourds et coûteux, finalement, l’ordinateur l’a progressivement démocratisé. On allait enfin quitter le domaine « industriel » pour rentrer dans le celui de l’artisanat. N’importe quelle idée pouvait être exécutée à la maison dans un home-studio et gravé sur un support (le CD-R) quasiment identique au standard du marché. Cela m’a fasciné. J’ai pu ainsi concilier les deux points sur lesquels j’avais travaillé pendant toutes ces années : être un instrumentiste potable et proposer une musique enregistrée qui utilise la technologie comme instrument de création et pas seulement comme outil pour fixer les choses.

L’Homme Approximatif est sorti sur le label Signature de France Musique. Comment s’est créée cette opportunité ?
Aujourd’hui encore, ma notoriété dans le monde de la musique est proche de zéro. Depuis 1994, je travaille en tant que musicien professionnel dans le domaine assez obscur du cinéma-concert. J’accompagne des films muets projetés sur écran avec le pianiste et compositeur Christofer Bjurström. En 1997, j’ai fait la rencontre de mon ami Stefano Cavazzini qui travaillait avec un chanteur qui n’était vraiment pas à la hauteur de son propre projet. Au lieu de perdre notre temps avec lui, on s’est dit qu’il fallait tenter un truc ensemble sur le concept d’un disque studio. Ça nous a demandé deux ans. L’album s’appelle Y a-t-il de la Vie sur Terre ? signé par le duo Serendipity. Mais, même s’il était très abouti et au niveau des standards qualitatifs du moment, ceux à qui nous l’avons envoyé nous ont dit qu’il ne correspondait pas à leur label. On l’a donc fait parvenir à des radios, notamment à l’émission Tapage Nocturne de Radio France. C’était un programme que j’appréciais beaucoup parce qu’on pouvait y entendre des tas de choses très différentes. À ma grande surprise, Bruno Letort, que je ne remercierai jamais assez, m’a rappelé et a consacré quarante minutes d’émission à parler de ce disque dont personne ne voulait !… Ensuite, j’ai attaqué un deuxième album en solo, Le Projet Flou, que je voulais plus électronique et qui me permettait de savoir jusqu’où je pouvais aller dans l’utilisation du studio. Ça m’a pris deux ans, de 2000 à 2002. Je l’ai aussi envoyé à Bruno Letort qui, deux mois plus tard, m’a demandé de faire un disque pour son Label, Signature. C’était un incroyable cadeau ! De 2002 à 2006 le disque est passé par différentes épreuves mais a réussi à sortir. Je dois dire que j’ai eu une liberté de création totale et que les moyens techniques qui m’ont été donné sont allés bien au-delà de tout ce que j’avais espéré.

C’est un album marquant par sa richesse et son ambition. Dans quel état d’esprit l’as-tu conçu ?
Il y a une chose importante dans ce disque, c’est la notion de durée. Sinon, la première idée que j’ai eue était de voir comment je pouvais utiliser de vrais instruments et les mêler à une palette de sons électroniques. Je voulais que le mélange soit parfaitement cohérent. C’est ce que Radio France a rendu possible. Évidemment, ce possible était avant tout d’ordre technique. Je savais aussi que l’occasion de pouvoir enregistrer un piano à queue, par exemple, ne se représenterait pas de sitôt. Mais il y a un autre aspect important, plus conceptuel. J’avais commencé à travailler à toute une série de morceaux qui portaient des noms scientifiques. C’est évident, ça a eu une grosse influence sur le projet.

C’est vrai que les mathématiques sont très présentes dans l’album !
On n’est tout de même pas chez Boulez ! Mais bon… de toute façon la musique c’est en partie des mathématiques. Même quand ce sont les Clash qui jouent (je tiens a préciser que j’adore les Clash). On a d’ailleurs montré que les zones du cerveau qui servent à faire de la musique et celle des mathématiques étaient très proches. Bref, un musicien, c’est souvent un mathématicien qui s’ignore.

L’Homme Approximatif fonctionne vraiment comme un tout dont il est difficile d’extraire une partie.
Si je pense savoir « fabriquer » de la musique, mais ce qui me touche, c’est l’au-delà de la fabrication. Je voulais faire passer l’auditeur par une série de sentiments, d’impressions, un contenu émotionnel direct qui soit en équilibre entre une construction intellectuelle et quelque chose de très humain. C’est un premier liant. L’idée des mathématiques m’a aussi guidé. Chaque morceau a sa petite combine. La plus évidente c’est celle de « Pythagore » qui contient une grosse artillerie mathématique… même si elle est de niveau CM2 !! (rires). Mais, pour l’album, ce qui était clair pour moi dès le début, c’est que je voulais partir calme et finir dans l’apocalypse. J’avais en tête ces deux pôles et je voulais qu’entre, il n’y ait aucune linéarité mais quand-même une certaine logique.

Justement, « Poincaré », à la fin de l’album, est un très grand moment de musique.
Ce morceau-là c’était le final auquel j’avais pensé très tôt dans la conception du disque. C’est l’exagération totale du principe tension-détente. Poincaré est un des premiers scientifiques qui a théorisé sur le chaos et l’entropie, ce qui m’a inspiré. J’ai fait suivre un chaos à un autre. Après un long ralentissement, on passe de l’entropie au rien !

Ce qui est remarquable dans ton disque, c’est que les instruments numériques sonnent comme des instruments acoustiques.
C’est ce que j’ai essayé de faire. Il doit y avoir de la matière et une complexité dans les textures électroniques. J’aime bien, qu’à certains moments, on puisse se poser les questions : « C’est qui ? C’est quoi ?! »

Il y a un écueil dans lequel tombent régulièrement les musiciens modernes, ou ceux qui cherchent à être perçus comme tels, c’est de donner dans une noirceur souvent excessive. Ce n’est pas le cas de ta musique.
Ma musique ce n’est pas une douleur, j’y place en son centre l’amour, l’humour et l’ironie. Je ne suis pas quelqu’un de toujours optimiste mais faire de la musique m’amuse. Quant à la noirceur et au monochrome, ce sont deux choses que j’essaye d’éviter, mais pas systématiquement, ça fait partie du possible. Bien sûr, je peux en placer de temps en temps, mais, ce que j’aime avant tout, c’est lorsqu’ on peut passer par différents sentiments.

Quels sont les musiques et musiciens qui t’ont influencé ?
Mes amis musiciens constituent une influence importante. Sinon, j’ai mis sur mon site une liste très longue de tout ce que j’ai écouté consciemment depuis le début. L’école de Canterbury (Wyatt, Soft Machine…), Henry Cow, Fred Frith, King Crimson, Robert Fripp, Brian Eno, une partie du Kraut-rock comme Can, Kraftwerk. Toutes ces musiques des années soixante/soixante-dix. Hendrix, Zappa et le Captain Beefheart sont fondamentaux pour moi. Il y a bien sûr Brian Wilson et les Beatles qui sont à l’origine de compositions qui allient sophistication et ambition dans un contexte pop. Le jazz m’a également influencé, celui de Weather Report, Miles Davis, John Coltrane, Eric Dolphy, Ornette Coleman et Anthony Braxton. La musique classique du vingtième siècle : Ravel, Stravinsky, Bartok, Satie… celle dodécaphonique sérielle de la deuxième moitié du vingtième siècle m’ennuie assez vite, mais Berg, Webern, ça m’a vraiment ouvert l’oreille. La musique électronique comme Aphex Twin, Autechre, Mouse on Mars. Tout un pan de la pop, des artistes comme Kate Bush, Talking Head, XTC, Radiohead ou Björk qui concilie l’inconciliable et qui en remontrerait dans le domaine de la recherche à certains musiciens élitistes et prétentieux, d’autant plus qu’ils le font en gardant une connexion avec un public nombreux. Les bandes originales de films m’ont aussi beaucoup influencé, je pense particulièrement à Ennio Morricone et Nino Rota. Je pourrais aussi parler des musiques du monde sans exclusive… les musiques concrètes et électroacoustique m’ont aussi pas mal inspiré, mais plus au niveau du concept ; je dirais pareil pour John Cage. Enfin, je suis complètement fasciné par ce que fait Steve Reich. Ces derniers temps, j’ai vraiment flashé sur Sleepytime Gorilla Museum que je trouve fabuleux. J’aime particulièrement le travail de Carla Kihlstedt avec et en dehors de Sleepytime.

Qu’est ce qu’un bon musicien pour toi ?
Pour moi, ça se joue au coup par coup. Un bon musicien peut être mauvais dans certaines circonstances. N’importe qui peut arriver à n’importe quel moment, virer toutes les règles et être plus intéressant que ceux qui les respectent. Un mauvais musicien est quelqu’un qui joue toujours au mauvais moment. J’ai beaucoup appris de Talk Talk par exemple, quand ils ont sorti Spirit of Eden et Laughing Stock dans lesquels ils ont cette façon de revenir vers une forme de simplicité vraiment hallucinante qui finit par les rapprocher de Debussy ou de Gil Evans.

Comment conçois-tu la scène par rapport à ta musique ?
Comme un problème ! (rires) Cette musique n’a pas été pensée du tout pour la scène. Les compositions faites pour le disque devraient honnêtement faire l’impasse de la scène. Dans le contexte actuel, les gens ont du mal à considérer le disque comme étant quelque chose de suffisant. Il est censé proposer le concert et inversement. Mais, pour moi, ce sont deux choses différentes, un peu comme le théâtre et le cinéma. Mon problème est qu’il est difficile de promouvoir sa musique sans la jouer sur scène. Heureusement que pour France Musique, l’enjeu n’était pas dans les ventes…

À l’heure où certains tentent de nuancer l’apport qualitatif de la révolution Internet, comment vois-tu cette révolution du point de vue du musicien ?
Du point de vue de la diffusion l’Internet met toute la production musicale sur un pied d’égalité. Du coup, la position du “musicien pro” devient délicate. Il est de plus en plus difficile de tenir la position de vendre sa musique : pourquoi demander de l’argent si d’autres, talentueux, proposent tout gratuitement ? Moi-même j’ai un disque Le Projet Flou en libre téléchargement sur Internet, qui se diffuse mieux que celui qui est en vente. Est-ce lié à une différence qualitative ? Ce n’est pas à moi de le dire. Contrairement à ce que dit l’industrie du disque qui présente l’Internet comme le tueur de la création musicale, on se rend compte que, qualitativement, l’offre est hallucinante. On est même à la limite du trop plein et ça met l’auditeur, même exigeant, dans une situation de zapping. Je crois que les gens picorent énormément et n’écoutent plus leurs disques comme avant. Je vais parler comme un vieux, mais, lorsque j’étais jeune, quand on achetait un disque, on l’écoutait: une fois, deux fois, trois fois, parce qu’il nous avait coûté de l’argent…. ainsi, on se rendait compte que c’était parfois nécessaire pour pouvoir rentrer enfin dans un album et saisir « le truc » ; cette insistance était largement récompensée. Maintenant, j’ai l’impression que l’ on se donne de moins en moins l’ambition d’écouter plusieurs fois un album en entier si on n’est pas séduit de prime abord. Cela vaut même pour les gens les plus curieux. Après avoir honteusement téléchargé des musiques avec un sentiment de curiosité, d’urgence et d’impatience, il m’est arrivé de m’apercevoir au bout d’un certain temps qu’elles étaient restéés des mois sur mon disque dur, sans que je ne les aie jamais écoutées. Je vois également un autre défaut, c’est que la musique se dirige vers des durées courtes qui correspondent à la manière de “consommer” sur Internet. Du coup, le format album est entré en désuétude. C’est dommage. Cela dit, je précise que je suis pour l’Internet, l’aspect négatif étant largement compensé par l’aspect positif.

Quels sont tes projets ?
Ce disque m’a pris quatre années. Du coup, par rapport à la musique enregistrée je suis gavé ! J’ai donc envie de faire autre chose, de revenir au live, de travailler avec d’autres gens sur d’autres projets. de me mettre au service de mes amis. Je vais aussi continuer les ciné-concerts avec Christofer Bjürstrom en y intégrant l’électronique. Nous venons de créer une musique sur « Docteur Jekyll et Mister Hyde » et sur « Les mains d’Orlac », deux films des années vingt. Dans le prolongement du disque, je travaille avec mon ami Pascal Dalmasso sur un projet live utilisant l’électronique, certains procédés et l’esprit du disque, mais ne visant absolument pas à le recréer. Je travaille aussi avec Vincenzo Grosso, dont je suis en train de devenir le partenaire pour la scène. Il y a une couleur très particulière dans sa musique, qui me plaît. Un peu plus tard, je pense aussi faire un album de chansons où la musique mettra systématiquement un texte en valeur… une sorte de disque pop.

Propos recueillis par Christophe Manhès

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