– Sous-genres oubliés

ENQUETE : Les sous-genres oubliés du prog

D’aucuns peuvent considérer que le rock progressif n’est pas un genre musical à proprement parler, puisque par définition il prône un mélange des styles et les accouplements a priori contre nature. Le présent dossier, qui n’a aucune prétention d’exhaustivité, a néanmoins pour but de soutenir le point de vue selon lequel toute musique est progressive dès lors qu’une association atypique et ambitieuse est réalisée au sein d’une oeuvre musicale. Heavy metal progressif, Rock In Opposition, Art Rock, Canterbury, Krautrock, neo prog,… sont autant de sous-genres bien connus de l’amateur de prog rock au sens large du terme. L’ambition de cet article est d’illustrer que de nombreux autres courants, certains beaucoup moins connus, peuvent sans peine se réclamer de la même appartenance. Death metal musette, post-schlager ou encore MIO (Minuet In Opposition) sont autant d’émanations modernes d’un genre qui fêtera bientôt ses quarante années d’existence.

Par Jean Philippe Haas

Le death metal musette

Né vers le milieu des années quatre-vingt dix, ce courant musical est le fruit d’une collaboration entre un obscur groupe de death metal suédois, Butchers Of Doom, et un accordéoniste allemand, Werner Von Lustig, bien connu des septuagénaires pour ses participations au groupe folklorique Die Lustige Spaßvögel et pour ses albums solo tous best-sellers. Deux mondes, deux publics que tout sépare en apparence. Comment ces musiciens ont-ils été amenés à se rencontrer puis à collaborer pour donner naissance à l’un des courants musicaux les plus originaux de la fin du XXème siècle ?

En 1988, Von Lustig sort son multi-platiné Lied des Eichhörnchens. L’assistant de l’ingénieur du son responsable de cet album culte est un jeune stagiaire, nommé Olaf Svensson, plein de fougue et d’admiration pour le vétéran germain. Von Lustig recherche depuis longtemps un nouveau son et travaille depuis 1985 sur l’amélioration de la palette sonore de l’accordéon. Mais n’étant pas à proprement parler à la page en matière de traitement du son, il lui faut un spécialiste pour l’assister dans ses recherches. Après la tournée européenne triomphale qui suit la sortie de Lied des Eichhörnchens, Von Lustig se souvient de ce jeune assistant si enthousiaste. Svensson accepte immédiatement de travailler avec l’icône de l’accordéon mondial. Amateur de musiques extrêmes, Svensson soumet à Von Lustig quelques propositions originales, dont celle de saturer le son de l’accordéon pour en tirer ce qu’il convient d’appeler aujourd’hui des riffs musette. Impressionné par le résultat, Von Lustig met ainsi au point le désormais célèbre AccorDemon qui est à l’accordéon ce que la Flying V est au luth. Tout naturellement, l’idée de collaborer avec un groupe de hard-rock germe dans l’esprit de Von Lustig. Olaf Svensson propose donc à ce dernier de le mettre en contact avec son cousin, Erik Ronström, guitariste des Butchers Of Doom.

S’ensuivent en 1992 et 1993 plusieurs rencontres enthousiasmantes de part et d’autre, à l’issue desquelles des ébauches de compositions voient le jour. Butchers Of Doom est rebaptisé Accordion Of Doom et en mars 1995, après sept mois d’enregistrement, sort le premier album du genre (et unique effort du groupe), le cultissime Waltz Of The Butcher. Le death metal musette est né. Le terme n’est pas une traduction malgré ce qui a pu être dit par la suite, c’est bien ainsi que Von Lustig a qualifié ce style, comme le souligne Svensson dans son autobiographie, Great Baloche Of Fire (2004).

Suite au succès dans l’underground métallique de cet album fondateur, de nombreuses autres formations se lancent sur les traces d’Accordion Of Doom avec plus ou moins de bonheur et une flopée d’albums envahit les bacs entre 1995 et 1999. Citons les plus remarquables : Chips and White Wine from Hell (Cursed Berets, 1995), Burning Dancefloor (Guinguett’s Madness, 1997), Ballroom Massacre (Horny Horner’s, 1998). Etrangement, aucun groupe français ne répond à l’appel du death metal musette…

Depuis quelques années, le genre est moribond. Quelques formations sortent malgré tout des disques contre vents et marées. Ainsi, Waltz Terror a sorti en 2006 son impressionnant Lethal Blue Java, album conceptuel de près de quatre-vingt minutes. Interprété par une formation minimaliste AccorDemon-orgue-batterie, il traite de la déliquescence de la jeunesse et des dérives idéologiques des musiques extrêmes. Enfin, 2007 verra la sortie des albums de deux vétérans de la scène death musette : Necrophobic Flons-Flons From Outer Space de Guinguett’s Madness (Brésil) et Evil Ghosts Of Verchuren de Terror In The Pont-De-Danse (Suisse).

L’auteur tient à remercier les membres du forum de Progressia qui, par leur connaissance du style, lui ont été d’une grande aide pour rédiger cet article.

Le MIO (Minuet In Opposition)

Qui aurait imaginé que cette danse (“ menuet » en français), popularisée sous Louis XIV, se ferait un jour accompagner par une formation rock ? Le maître de danse Pierre Rameau (1674 – 1748) se retournerait sans doute dans sa tombe s’il savait que son ouvrage de référence “ Le Maître à danser » fut mis à mal presque trois siècles plus tard, un beau jour de novembre 1978 plus précisément. En effet, alors que le rock progressif est dans la tourmente, honni par la nouvelle génération de rockers qui hurlent leur “ No Future » à qui veut bien les entendre (et ils seront nombreux !), quelques artistes à la formation classique, s’inspirant du courant Rock In Opposition né quelques années plus tôt, vont oser le mélange entre rock sophistiqué et danse baroque. L’époque du rock théâtral à la Genesis est révolue ? Que leur importe ! L’heure du rock progressif dansé a sonné !

En vérité, ces deux genres étaient destinés à se rencontrer. En effet, de nombreuses formations de RIO n’ont-elles pas incorporé de la musique de chambre à leurs compositions ? C’est une bande d’étudiants de l’Université du Massachusetts qui va donner naissance au MIO sous le nom de Schizoïd Minuet. Composé d’une base rock (guitare, basse, batterie), d’une excroissance classique (clarinette, violoncelle, clavecin) et de quatre paires de danseurs de menuet, ce groupe de jeunes américains insouciants et enthousiastes commence à se produire sur le campus de la célèbre université au printemps 1977 puis, devant le succès rencontré dans le milieu estudiantin, sur des scènes rock de Boston et de sa région. Schizoïd Minuet propose un spectacle à la fois sonore et visuel comme personne n’en avait encore jamais vu ni entendu à l’époque : des musiciens vêtus dans un style “ Cour de Versailles » jouant une musique alambiquée, parfois dissonante, accompagnés par des danseurs aux mouvements étranges, aux pas asymétriques.

Malheureusement, la jeunesse américaine de la fin des années soixante-dix n’est que très peu sensible, voire hostile à l’émergence d’un style musical qui représente pour elle le passé et la ringardise, loin de ses préoccupations. Après quelques incidents survenus lors de concerts (et provoqués par des bandes de jeunes gens vindicatifs envers l’image précieuse et surannée que véhicule le groupe), Schizoïd Minuet décide la mort dans l’âme d’abandonner l’idée des spectacles vivants pour se concentrer sur l’écriture d’une comédie musicale. Alors que le terme Minuet In Opposition commence à circuler, le groupe enregistre un premier album, In The Court Of The Sun King (1978), destiné à être le support musical d’un moyen-métrage du même nom, qui hélas ne verra jamais le jour, faute de moyens. En effet, dans le contexte culturel de l’époque, personne n’est prêt à investir une grosse somme d’argent dans la production d’un film aussi ambitieux qu’anti-commercial. Incompris, l’album passera donc inaperçu mais posera des fondations pour toute une génération de jeunes talents issus des écoles de danse et attirés par la complexité d’un rock progressif alors en hibernation. Ainsi, des formations similaires se montèrent aux quatre coins des Etats-Unis, et notamment sur la côte Ouest. Une seule d’entre elles connut vraiment le succès, Warriors of the Minuet Step, qui se produisit pendant plus d’un an à l’American Conservatory Theater de San Francisco.

Techniquement et esthétiquement parlant, la mise en image In The Court Of The Sun King promettait pourtant d’être une flamboyante réussite. En effet, aux modèles standards du menuet (Le menuet a une métrique ternaire et se joue en mesure ¾), le MIO incorpore des temps en 5/6, 9/8 et 15/13 et crée de nouveaux pas de danse qui font voler en éclat les traditionnels demi-coupés du pied droit puis gauche, pas élevé du pied droit puis gauche. Mais le MIO ne se décrit ni ne s’écoute. Il se regarde. Et peu d’images peuvent actuellement attester de la beauté d’un spectacle tel que celui-ci. Certaines bandes assez bien conservées auraient été retrouvées récemment par quelques membres de feu Schizoïd Minuet et un DVD serait en préparation. Il s’agirait d’un spectacle de mars 1979, filmé au “ BBQ Paradise », un restaurant de la banlieue de Boston très prisé à l’époque. Quelques semaines après ce concert, le groupe se dissoudra. Un second album était en phase d’écriture et ne vit jamais le jour. Attendu avec impatience par une poignée de fans, ce DVD pourrait bien être l’acteur d’une reconnaissance tardive mais ô combien méritée d’un genre injustement mésestimé.

Culte, le mouvement MIO connaît actuellement une résurgence sous la forme d’un nouveau sous-genre appelé Ambient MIO. Plus moderne, l’Ambient MIO abandonne les instruments classiques au profit de textures électroniques et les costumes du XVIIème siècle pour des tenues plus actuelles. Les formations les plus intéressantes s’appellent Sonic Menuetto, The Electro-Lullys ou encore Baroque Dichotomy.

La post-schlager

Ou quand Sigur Rós rencontre Heino. La post-schlager est sans doute la fusion la plus étonnante (et la plus récente) parmi celles évoquées dans cet article. C’est aussi probablement la plus réussie, malgré une genèse tout à fait improbable. Rappelons tout d’abord certaines définitions.
La schlager, musique populaire germanophone, est un genre centenaire. Elle peut être définie, dans sa forme actuelle, par le terme “ variétoche » dans le sens qu’elle est caractérisée par une musique facile à mémoriser, entraînante et des paroles simplistes, souvent sentimentales.
Le post-rock, genre musical d’à peine une quinzaine d’années, utilise une instrumentation rock, incorpore des éléments de jazz, de musique électronique dans des compositions où la finalité se situe dans les atmosphères, les textures sonores. Si les précurseurs s’appellent Mark Hollis ou Stereolab, les représentants actuels les plus connus du genre sont Tortoise, Godspeed You! Black Emperor, Sigur Rós ou encore Mogwai. Le style recouvre souvent une dimension politique, altermondialiste.

Comment un style avant-gardiste, anti-capitaliste dans l’idéologie a-t-il pu accepter un mariage contre-nature avec la chansonnette populaire et conservatrice représentée par la schlager ? L’idée est née du cerveau torturé d’un jeune canadien d’origine autrichienne, Frank Gartner. Bercé depuis sa tendre enfance par la variété de ses parents qui émigrèrent au Canada dans les années soixante-dix, Frank se trouve, dès le début des années quatre-vingt-dix aux avant-postes… du post-rock. Guitariste à ses heures, il entreprend de fonder un groupe avec quelques amis lycéens. Une demo naîtra du garage dans lequel le groupe répète alors. Une demo pas si anodine que ça puisque Frank, contre l’avis de ses camarades, avouera-t-il plus tard, incorpore déjà dans certaines compositions des boucles entêtantes et des samples de paroles hypnotiques répétées de façon lancinante (“ Ich bin allein, und frag warum », ou “ Deine Schmerzen will ich heilen »). Très rapidement remercié pas ses compagnons de jeu, Frank poursuit avec obstination ses projets musicaux en apprenant en autodidacte à jouer d’autres instruments, dont le tuba et la batterie. Quelques mois plus tard, c’est sa petite amie qui prend ses distances avec un garçon dont elle ne sait plus s’il est ringard ou fashion. Dans le doute, elle décide de rompre. Frank conservera de cette rupture un goût amer et cela s’en ressentira dès lors dans sa vie et ses compositions. Ainsi, Frank commence à se créer un style vestimentaire particulier : chemises aux cols “ pelle à tarte », cheveux gominés, pantalons de cuir et vestes à patches affichant des slogans altermondialistes. De même, dans sa musique, sentiments exacerbés et mélodies “ fleur bleue » côtoient une symbolique pessimiste et des montées en puissance inquiétantes.

Toujours plus investi dans son art, il enregistre en 2001 une maquette à l’aide d’un simple ordinateur, qu’il propose au label aujourd’hui bien connu Constellation Records.
Immédiatement signé, Gartner sort en décembre 2001 son Musak Is A Deadly ointment For The Heart, véritable pavé dans la mare d’un style qui refuse tout compromis artistique. Honni par les uns, adulé par les autres, il enchaîne aussitôt sur une série de concerts dans tout le Canada puis se remet à l’ouvrage et compose Ich Denk An Dich Fraülein And My Eyes Are Bleeding, titre bilingue en forme d’hommage aux deux cultures musicales qui l’animent. L’album sort au printemps 2003 et le succès est immédiat. Gartner entame une nouvelle tournée et se voit proposer plusieurs dates aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et même dans la mère patrie de ses parents, l’Autriche, qu’il parcourra en long et en large pendant plusieurs semaines, rassemblant dans les mêmes salles la jeunesse militante et les quadragénaires ultraconservateurs, sans qu’aucun incident ne soit à déplorer. C’est d’ailleurs à Innsbruck qu’il enregistrera son premier DVD en 2006, lors d’un concert avec Semino Rossi, star montante de la schlager d’origine argentine. Le vénérable journal autrichien Wiener Zeitung n’hésitera d’ailleurs pas à écrire que “ Frank Gartner a réussi à établir une chaîne humaine de l’amitié entre les extrêmes ». A l’heure actuelle, Gartner prépare son troisième album studio, dont le titre de travail est “ Volksmusik In A Sea Of Tears ».

Depuis trois ans, la scène post-schlager est en pleine explosion. Pas moins d’une douzaine de formations ont sorti ou sortiront un album en 2007. Le label allemand InsideOut a d’ailleurs eu le nez creux en signant l’année dernière le représentant les plus prometteur du genre : Schlag dich ! Schwarzer Kaiser. Leur album Praise Your Silly Love Songs To The Sky, s’annonce comme une mini-révolution dans le genre, incorporant aux schémas inventés par Frank Gartner des éléments de death metal musette… la boucle est bouclée.

D’autres mouvements musicaux récents auraient aisément pu figurer dans ce dossier : Ragamuffin-core, Art-zouk ou Paillard-prog’ sont de ceux-là. Leur jeunesse et l’absence de recul ne permettent néanmoins pas de prédire leur pérennité, mais il est fort à parier que Progressia sera parmi les premiers à en parler le moment venu.

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