DECOUVERTE: Kayo Dot

 

Origine : Etats-Unis
Style : Metal / Avant-Garde / Progressif
Formé en :1996
Line-up actuel :
Toby Driver – guitare, violoncelle, cloches, basse, contrebasse, clavier, voix
Mia Matsumiya – violon, alto, voix
Discographie :
Maudlin Of The Well :

My Fruit Psychobells… A Seed Combustible (1999)
Bath (2001)
Leaving Your Body Map (2001)
Kayo Dot :
Choirs Of The Eye (2003)
Dowsing Anemone With Copper Tongue (2006)

Si l’on se demande parfois ce qui pousse certains groupes de rock à faire de la musique, il en existe dont les motivations sont si évidentes que la réponse vient sans effort. C’est le cas de Kayo Dot et son ancienne incarnation, Maudlin of the Well. Explorer, défricher, voilà leur ambitieux credo, qui a pris la forme d’une œuvre au service d’une cause, la modernité.

Aujourd’hui, Kayo Dot se place certainement à la pointe d’une modernité assumée qui, outre-atlantique, prend peu à peu de l’ampleur. Très métalliques, parfois même extrêmes, d’autres formations américaines comme Sleepytime Gorilla Museum, Fantômas, Time Of Orchids ou Tool ont en commun d’être difficilement classables et d’enchâsser dans des structures généralement très sophistiquées, une musique contrastée à l’extrême et qui bouscule tout par son énergie, sa créativité et un esprit réfractaire aux formes convenues. On peut penser qu’ils ont en grande partie repris à leur propre compte la démarche du grand King Crimson des années soixante-dix, tout en n’oubliant pas de n’être pas esclave du passé mais simplement eux-mêmes et bien dans leur temps.

Kayo Dot est originaire de Boston, ville qui possède le prestige d’une histoire rebelle et précurseur et un charme « vieille-Europe » symbolisant assez bien la fusion du groupe, rare aux Etats-Unis, entre élégance classique et inventivité.
La formation, qui a connu deux incarnations, possède un véritable noyau dur composé de Greg Massi à la guitare et surtout de Toby Driver le bien nommé, multi-instrumentiste, chanteur et principal compositeur. Le talent de ce dernier et son emprise auront, entre autres, permis aux deux groupes d’évoluer avec une grande cohérence tout au long de leurs albums et ce, malgré un line-up touffu et changeant.
À notre sens, une différence qualitative sépare les formations à l’avantage de Kayo Dot. On est passé de ce qui était un jeu d’ombre et de lumière très stylistique, presque amusé, à quelque chose de plus profond, faisant de la musique une expérience-force marquante, où les sentiments humains les plus distincts et les plus complexes semblent éprouvés de l’intérieur, mis à vif, terribles… Oscillant entre le paradis et l’enfer, leur marque de fabrique depuis les débuts du groupe, il y a dans cette musique quelque chose d’une quête mystique comme la volonté de faire se rencontrer une sorte de yin et de yang en un lieu unique et rarement privilégié à cet effet : un album de musique rock.

Première incarnation : Maudlin Of The Well (1996-2002)

Première manifestation qui aura subsisté jusqu’en 2000 le temps de trois albums, on peut considérer Maudlin of The Well comme une sorte de chaudron dans lequel la recette miraculeuse du futur Kayo Dot se prépare.
Fondé en 1996 par Toby Driver et épaulé par un véritable collectif de huit membres, l’intention de Maudlin of The Well, contrairement à ce qui s’écrit souvent, n’a jamais été de créer un groupe de métal, mais bien plutôt un groupe avant-gardiste, résolument progressif, se servant d’éléments métalliques.
Même si le rock progressif ne trouvera probablement jamais de définition stable et satisfaisante pour tous, on peut néanmoins avancer que l’intention première des précurseurs, à la fin des années soixante, était de fusionner différents courants jusqu’alors clairement distincts et d’utiliser le résultat de cette alchimie dans des structures inédites, à la fois libres et complexes. Près de 40 ans plus tard, le groupe de Toby Driver n’a pas voulu faire autre chose en mélangeant doom, style dont l’origine remonte au hard rock typé de Black Sabbath, Death et son chant guttural, post-rock, et même de musiques nouvelles dans leurs derniers albums.

My Fruit Psychobells… a Seed Combustible – 1999
Autant le dire tout de suite, cet album possède les défauts des premières œuvres : le son y est médiocre et le style encore mal dégrossi. Death, doom, heavy métal, post-rock, électro et pop rock s’y bousculent pour donner un curieux bastringue, fait de bric et de broc, loin d’un syncrétisme capable de rendre intelligible les nobles intentions modernistes du groupe. Malgré tout, prises isolément, quelques belles pièces surnagent ici et là, comme « A Conception Pathetic », très métallique, aux riffs pachydermiques mais entrecroisés d’ambiances aériennes et qui se conclut par une fantaisie jouée sur un piano de saloon !…
En bref, il faut prendre ce premier essai pour ce qu’il est : une ébauche et une déclaration d’intention de musiciens insolents et doués mais encore immatures. On ne sera donc pas surpris que leur label, Dark Symphonies, ait décidé de ne pas rééditer ce premier disque, trop approximatif, et que l’excellente réussite discographique à venir de nos bostoniens condamne probablement à l’oubli. Dommage mais pas forcément injuste.

Deux ans ont passé et le moins que l’on puisse dire, c’est que ça n’a pas été en vain. Deux ans pendant lesquels notre combo au line-up inchangé et plus déterminé que jamais à ne suivre que ses propres traces, va concocter une nouvelle et singulière production qui prend la forme de deux disques parus simultanément mais vendus séparément. S’ils forment une même fratrie, ce sont de faux jumeaux développant de manière enfin convaincante et particulièrement poussée le style schizophrénique du groupe. Chacun décline sa nature particulière, l’une plutôt féminine (Leaving Your Body Map) où le folk et la mélancolie dominent et l’autre plus masculine (Bath), puissante, très variée et franchement contrastée. Le concept est poussé si loin, que sur la quatrième de couverture du livret de chaque disque est imprimé son parent.
Cette fois-ci excellents, le son, la production et surtout la maturité vont enfin servir les visées iconoclastes de cette entité mouvante.

Bath – 2001
Si nous commençons par Bath ce n’est pas par hasard, mais parce que l’on peut le considérer comme la suite logique et enfin aboutie de leur premier et précédent album. Il suffit d’écouter l’immense « Heaven And Weak », qui condense à lui seul le génie du disque, pour s’en convaincre. De l’introduction à la conclusion, vous êtes emporté du paradis vers l’enfer avec une telle maestria et un sens si poussé des émotions fortes, que ce soit dans le ravissement ou la fureur, que vous prendrez une beigne mémorable. Ce titre démontrera la pertinence du groupe dans ses manipulations entêtées des formes et des contre-formes.
L’album est une véritable odyssée dans laquelle nos huit musiciens introduisent, au milieu d’un rock aérien, régulièrement incendié par de grandes vagues de laves métalliques, des influences variées et sporadiques avec un grand naturel et qui vont du classique aux musiques nouvelles, en passant par le folk et le jazz… ! Les sentiments défilent, les voix ensorcellent ou tourmentent, de même les guitares. Voilà un album foisonnant et maîtrisé, qui a le défaut de ne suivre franchement aucune voie, mais avec la grande qualité de rester néanmoins cohérent et totalement dévoué à la cause aventurière.

Leaving Your Body Map – 2001
Particulièrement mélancolique, Leaving Your Body Map choisit une autre voie, aux couleurs moins bigarrées que son frère et donne un petit avant-goût du futur Kayo Dot par une plus grande expérimentation des progressions et une utilisation plus vaste de l’espace. Les accès de fièvre sont toujours là, comme en témoigne le condensé et magnifique « Gleam In Ranks », diaboliquement rythmé, qui s’achève dans une sorte de vertige offrant à la voix de Toby Driver l’occasion de démontrer sa troublante propension à souffler le chaud et le froid. Mais ce sont avant tout les ambiances spacieuses qui dominent, donnant aux parties métalliques un style moins heavy mais plus doom, et aux moments apaisés des accents folks précieux ou post-rock, voire même religieux (« Monstrously Low Tide »).
D’un style plus homogène que Bath, Leaving… est un album curieux, un peu bancal peut-être, et un peu moins passionnant que son frère qui lui a l’avantage de parachever la première incarnation du groupe. Ici, c’est un peu le contraire et l’on sent que l’album n’est que le début de quelque chose que le futur Kayo Dot formalisera, deux ans plus tard, de manière particulièrement magistrale. Néanmoins bourré de qualités, avec des pièces marquantes (« Sleep Is a Curse », « Garden Song »), Leaving… séduira tous ceux qui sont plus sensibles aux musiques d’où se dégagent des ambiances variées plutôt qu’aux provocations jusqu’au-boutistes.

Deuxième incarnation : Kayo Dot (2003-présent)

Un an après le split de Maudlin of The Well, c’est autour d’une nouvelle formation que se retrouvent Toby Driver et Greg Massi suivi de Sam Gutterman à la batterie. Le nouveau line-up est toujours aussi abondant en musiciens mais enrichi cette fois-ci d’instruments à vent et de très belles cordes.
De protéiforme avec Maudlin of The Well, le style de Kayo Dot aboutit à une plus grande concentration de son propos, enfin totalement original, et que certains n’ont pas hésité à définir – pour des raisons de marketing, supposons-le – comme une sorte de « metal astral », expression censée décrire le tour de force qui consiste à rapprocher dans la musique deux forces inconciliables : sauvagerie et sérénité. On peut sourire devant cette vaine tentative, forcément réductrice. Si cette étiquette peut s’appliquer assez justement au premier album de Kayo Dot, elle est bien en peine de décrire Dowsing Anemone with Copper Tongue, leur dernier album en date, les raffinements intimistes des cordes de Matsumiya rappellant la musique de chambre du 20ème siècle.

Choirs Of The Eye – 2003
Le groupe maîtrise maintenant parfaitement son style, sorte de sombre et implacable crescendo aux vertus cathartiques. Aussi, pourrait-on qualifier ce disque d’un mot : vertigineux !
Rarement sur une toute petite galette de douze centimètres, l’infiniment grand et l’infiniment petit, le calme et le chaos, mais aussi la beauté et la terreur, ont pu fusionner ainsi sur près d’une heure de musique ! Pourtant, c’est bien ce que donne à entendre ce disque puissant, même dans le silence. Majestueux et envoûtant, jusqu’à dans ses passages les plus cataclysmiques, Choirs Of The Eye est le genre d’album qui fait plonger au sein d’une expérience sonore pour le moins marquante.
Destiné aux oreilles les plus aguerries, l’album passa relativement inaperçu, mais les vigoureux et efficaces tam-tams du Web annoncèrent la bonne nouvelle : un grand groupe venait de livrer une pierre angulaire dans le champ des musiques progressives d’avant-garde.

Dowsing Anemone With Copper Tongue – 2006
Seconde livraison, second chef-d’œuvre. En faisant évoluer leur son vers plus de chaleur et de luxuriance, Kayo Dot fait mieux qu’éblouir avec son rock hybride et sans concession, certainement plus accessible que sur Choirs Of The Eye car plus sensuel. Aux puissantes austérités ont succédé des ambiances colorées et intimes sans pour autant trahir leur style imposant qui se joue de l’espace et du temps.
Si l’on est fasciné par l’ouverture du disque – où l’on passe d’un désespéré mais très maîtrisé «Gemini Becoming The Tripod » aux raffinements savants et insidieux d’un « Immortelle And Paper Caravelle » dont le final, avec son jeu minimaliste de cordes pincées, est bouleversant – le clou de l’album reste sûrement «__On Limpid Form », pièce monumentale – plus de 18 minutes ! – et parfaite transition entre les styles de leurs deux albums. Le titre débute de manière intimiste, rehaussé par un chœur aussi marquant que bref, pour finir, après un long passage au purgatoire, dans un chaos littéralement matraqué de percussions sinistres.

L’année 2006 s’est terminée d’une bien étrange façon pour Kayo Dot. Le groupe s’est littéralement scindé, abandonné par quatre membres en pleine tournée. Encore plus surprenant, le guitariste et membre fondateur du groupe Greg Massi a décidé de quitter le navire quelques jours plus tard, laissant Toby Driver et Mia Matsumiya seuls à bord. Le futur du groupe n’est toutefois pas remis en question : les deux musiciens cherchent de nouveaux comparses, et un troisième album de Kayo Dot est d’ores et déjà prévu pour 2008 sur le légendaire label Hydra Head. Parallèlement, Driver et Matsumiya ont monté le duo Tartar Lamb avec lequel ils donnent de nombreux concerts et espèrent enregistrer un album prochainement.

Que dire de plus, sinon que l’on tient avec Kayo Dot l’une des sensations de cette année 2006, dont notre Bilan annuel fait état, sorte de noces funèbres entre l’art et le rock dont on espère de nombreux rejetons de cet acabit dans les années à venir…

Christophe Manhès

site web : http://www.kayodot.net

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