– Edgar Bronfman Jr.

Edgar Bronfman Jr., vous connaissez ? Non ? Le P.-D.G de Warner Music Monde… Ah ! Effectivement ! Mr Bronfman a officialisé lundi 22 août 2005 à Aspen, Colorado, dans un milieu jusque là réfractaire, son accueil volontaire à un nouveau modèle de commercialisation de la musique au travers de deux concepts, le cluster et l’e-label.

Certes, ces idées ne sont pas nouvelles : l’UME Digital existait déjà chez le concurrent Universal, et depuis le P2P, à l’époque de l’i-Pod, nombreux sont ceux qui pensent que le support CD, le disque en tant qu’objet tangible, est arrivé à sa limite. Bronfman montre que l’industrie a saisi le message, en proposant « plutôt que de sortir un album tous les deux ans, le label sortira [plusieurs fois dans l’année] des clusters – trois chansons ou plus – d’un artiste » [in : ratiatum.com].

Les CDs en CDD

En clair, la notion d’album, support fini et déterminé dans la durée par sa limite d’une heure hier (33-tours) et de soixante-quatorze ou quatre-vingts minutes aujourd’hui (CDA), se retrouve débridée sans la frontière psychologique imposée par la taille du medium qui la contient. Il n’existe alors plus de contraintes sur la taille des concepts chers aux amateurs de progressif, par exemple, même si certains groupes (Saga ou le groupe français Innerchaos) ont prouvé qu’un concept pouvait s’étendre sur une dizaine d’albums, ou au contraire deux histoires pouvaient cohabiter sur le même support. Mais ceci n’est qu’un détail, finalement, au regard du reste… 

Ed Bronfman Jr. a en effet surtout opéré une réelle percée politique. Liant le passé à l’avenir, le dirigeant a tout d’abord démontré que la technologie encadrait la création : « quand en 1925, Stravinsky a composé sa Sérénade pour Piano, il en a écrit chacun des quatre mouvement pour qu’ils durent spécifiquement moins de trois minutes, non pas pour des considérations esthétiques, mais parce qu’il voulait composer quelque chose qui tienne sur les 78-tours de l’époque. Ce n’est pas un cas isolé : […] les morceau pop n’ont pas duré trois minutes ou moins pendant des années uniquement par accident: ils se conformaient à la quantité d’information qu’un 45-tours pouvait contenir ». Puis il est avancé d’un pas : « ’’les pirates, dans cette industrie, ne volent pas que des idées, ils volent aussi des disques entiers. Aucune autre industrie n’existe, où il est si dur de récolter la récompense de son œuvre’’. Ca ressemble à un communiqué de presse de la RIAA, non ? Ca n’en est pas un : il s’agit d’un article publié en 1898 […] se réferant aux machines permettant la duplication des cylindres d’enregistrement ».

Le dirigeant du Warner Music Group (WMG) démontre ainsi l’une des spécificités fondamentales de l’entertainment business, que l’on peut étendre à tout ce qui touche à l’information – dans le sens : la donnée – en général : a contrario des industries traditionnelles – transformation, production, bref : tout ce qui est tangible, et tous types de prestations qui n’en appellent pas spécifiquement à la manipulation de la donnée – chaque nouvelle percée technologique remet les modèles économiques du secteur en cause, causant frayeurs et mesures réactionnaires violentes qui ne traduisent, finalement, qu’un instinct de survie exacerbé face à un « bouleversement du monde ». Et quel bouleversement ! Le marché du disque quitte le domaine de la commercialisation d’objets tangibles pour laisser apparaître pour la première fois sa vraie nature : ce qu’on vend, ce ne sont pas des disques ou même des partitions, c’est de la musique ! Rien que de bien légitime que cette réaction, dans le fond, même si l’on a pu trouver l’expression de cet instinct de survie criticable.

Mais rappelons, là aussi, que nous sommes dans le domaine du réflexe, de l’épidermique, et c’est ici que la vision du WMG est novatrice : elle constitue la première prise de conscience raisonnée et constructive du phénomène exprimée à grande échelle, le premier manifeste progressiste revendiqué d’un secteur qui n’existait ces dernières années finalement plus que grâce à sa capacité de nuisance, son pouvoir de dire non. Il serait intéressant, par exemple, de comparer le budget consacré à la recherche & developpement (recherche et découverte de nouveaux artistes, et leur lancement) et l’ensemble des coûts déboursés par l’industrie du disque pour mener à bien les différentes affaires afférantes aux réseaux d’échange d’information entre pairs (P2P). Ou la fraction du budget de communication dédiée à la dénonciation du piratage.

Marx, Warhol, la dématérialisation et le rock’n’roll

Voici donc une nouvelle façon – politiquement parlant – de traiter le problème de fond, qui n’est pas le piratage, qui n’est pas, non plus, la redistribution des fruits de la création aux différents acteurs de la chaîne de valeur même si ces douleurs constituent autant de symptomes, jouent un rôle, ont une importance réelle et doivent être soignées. Le problème de fond est la dématérialisation de l’information, sa popularisation et démocratisation immédiate et mondiale : le consommateur – vous et moi – a trouvé la plus grande surface spécialisée du monde, et son accès est en apparence libre. D’un autre côté, le producteur – l’artiste, ses affiliés – a trouvé le meilleur distributeur de la planète, et s’il l’on en croit les procès, souvent malgré lui… Ce distributeur, cette grande surface sont intangibles et ne sont constitués que de communautés rétablissant souvent le modèle du troc.

Avec cette émergence du tout gratuit popularisé par le net, brasseur d’idéaux communautaires qui n’a jamais totalement transcendé son origine potache universitaire, nombre de revendications jusqu’alors muettes ont trouvé leur chemin dans une majorité plus si silencieuse. Si « chacun a droit à son quart d’heure de célébrité », ça n’est finalement pas uniquement grâce à la petite lucarne : la plus grande émission de téléréalité se trouve sur la toile. Pages personnelles, blogs, radios, films, journaux autoproduits – dont Progressia – voient le jour et démultiplient une audience jusqu’alors restreinte par les contraintes de la diffusion physique.

Ce foisonnement de communication(s), cette démocratisation du porte-voix touche toutes les populations et particulièrement les artistes, qui multiplient les sites personnels et mises en ligne de morceaux, les extraits, les chroniques. Métier paradoxal où la réussite est associée à la compromission et l’échec à l’intégrité ! Ce paradoxe s’est creusé avec la Toile : si mon voisin peut diffuser en ligne gratuitement ses titres, pourquoi Metallica ne le fait-il pas ? Parce qu’ils sont vendus ? Sic transit…
La synthèse est rapide : pendant que pour les audionautes, l’écart se creuse entre le prix d’un album en surface spécialisée et sa facilité d’obtention sur la toile, nombres d’artistes hier cantonnés à leur garage s’exposent au monde en MP3, vendent leur album dix ou douze Euros, voire le donnent en pâture à la communauté demendeuse, à l’instar d’un Rain. Et l’internaute, loin d’être idiot, intègre l’idée d’un nouveau mode de distribution – typiquement, iTunes – et ne comprend plus comment un disque dépouillé de son support physique peut encore coûter le prix d’un album en magasin. Après tout, n’a-t-on pas supprimé le prix du support, du transport, de la duplication du CD et de l’impression des jaquettes, le loyer du magasin, le salaire du caissier et du magasinier, voire ! en partie, la marge du distributeur ? Et vendre un titre en MP3 ne revient-il pas, à peu de choses près, au même prix qu’en vendre un million ? Pire : la musique ne devrait-elle pas être gratuite ? Et où va l’argent ? Préparez les pierres : les majors se prennent une commission, elles ne travaillent pas pour la gloire. La lapidation peut commencer ! Que cet argent serve à la promotion d’artistes, leur découverte et leur développement – après tout, Dream Theater, Porcupine Tree, Steve Vai, AC/DC ou Tori Amos sont signés par des majors – échappe parfois à certains. Leur intérêt dans la chaine de valeur, fondamentalement, est souvent résumé sous le vocable de dispendieux « sert-à-rien » car, musiciens, musiciennes, on vous ment, on vous spolie : les producteurs (les financeurs, souvent les majors) touchent environ 20% du prix de gros de votre disque, les distributeurs (qui mettent le produit sous le nez du consommateur final) jusqu’à 40%, les éditeurs et les arrangeurs peuvent encore diminuer votre part… Que vous reste-t-il ? Traditionnellement, hors poids lourds à la Mylène Farmer ou Céline Dion, environ 10 à 20% du prix de vente en gros reviennent à l’artiste. On peut pousser l’investigation au DVD, dont on peut trouver la répartition du prix dans la lettre d’info #18 d’ Apacabar.fr

En avant, donc, pour la révolution « intellectuelle et philosophique » du consommateur de musique. Si la major ne sert plus à rien qu’à prendre l’argent là où il se trouve et bouche l’horizon de nombre de créateurs, si le distributeur ne fait que tondre le fan, alors pourquoi continuer à frayer avec ces dangereuses acquointances ? Voilà la graine de l’insurrection plantée dans les têtes mélomanes : « celui qui travaille, c’est celui qui ne touche pas ». A tort ou à raison, c’est un autre débat. Et en avant pour la barricade du système alternatif, révélé par les défunts Napster et AudioGalaxy ou Kazaa, eDonkey, eMule et Bittorrent.
Ce courant idéaliste de la culture pseudo-gratuite a bien été perçu par nombres d’acteurs, qui luttent pour ramener l’auditeur à la raison capitale : Napster est désormais rentré dans le droit chemin du payant, Kazaa aussi ; on connaît le succès d’Apple, puis Universal et maintenant Warner. On se demanderait même où se trouvent Richard Branson et Virgin – une majorimportante dans le paysage progressif ! Et à la clef ? UME Digital cité par le New York Times déclare que l’artiste touchera 25% du prix de vente des albums et singles, que son œuvre demeure sa propriété dont la licence est simplement et temporairement mise à disposition du label, et que le fait de dépasser la barre des cinq mille copies permettra une sortie sur CD (in : Journal du Net, 11/2004). Un pas vers la convergence entre le gentil audiophile et le vilain audiophage…

La fin du Saint-Empire CD-Numérique

Voilà, c’est dit : le numérique existe indépendamment du CD, le disque n’est que l’enveloppe temporelle de l’âme musicale. Il y a d’autres supports que le compact et le label est leur prophète. Et puis ? Et puis Bronfman prit le CD, le rompit, et il dit en le foulant aux pieds, « prenez, et téléchargez-en tous car ceci est mon son, le son de l’alliance nouvelle et éternelle jusqu’à la prochaine révolution, entre les artistes, les consommateurs finaux et nous. Vous ferez ceci dans un esprit proche de Creative Commons mais on ne sait pas encore exactement en détail comment on va partager l’argent ». 

L’implication économique de ce nouveau schéma replace l’artiste dans son environnement (« mon œuvre m’appartient »), et c’est une chose. Une autre, bien plus implicante économiquement, provient du fait que la pensée de l’artiste est refaçonnée dans sa façon d’appréhender la livraison de son art.

Souvenez-vous du cluster : pas un album, pas un single, quelque chose de plus malléable entre les deux. Imaginons désormais qu’un groupe comme Shadow Gallery souscrive au concept de cluster. Plus besoin d’attendre cinq ans entre deux albums ! Le groupe peut sortir trois titres au bout de huit mois et les vendre, deux autres deux ans plus tard, et cinq ensuite ! Le retour sur investissement pour l’artiste peut désormais se produire plus rapidement, plus fréquemment, et sur des sommes plus faibles : il n’est plus nécessaire d’immobiliser un studio plusieurs semaines, avancer l’argent, et espérer que tout ira bien. Quelques économies ? Hop, trois titres, vente, reconstitution de la trésorerie, retour en studio. Et pour fêter l’anniversaire de la première sortie du titre, soyons cyniques ! On ressort tout en édition spéciale, soit…sous la forme d’un album ! De même, un label peut aussi désormais tester un groupe avec un investissement moindre – c’est le cas du label Digital d’Universal et ses cinq mille copies avant édition CD – en sortant par exemple la moitié de ce qui, précédemment, constituait l’album. Finis les « j’ai acheté le disque parce que la chanson à la radio m’avait bien plus, j’ai été bien déçu ! » ? Peut-être. Une autre vraie interrogation : que fera Steven Wilson, lui qui considère qu’un disque est un ensemble homogène, le jour où cet album n’existera plus ?

La dématérialisation permet l’émergence d’un modèle économique complet, dont WMG ne peut certes pas revendiquer la paternité : l’idée n’est pas neuve. Mais le génie Bronfman réside dans sa communication, dans l’annonce de la suppression de la barrière psychologique liée au support et la nouvelle souplesse ainsi apportée au schéma. Là non plus rien de neuf : le thème du « faites-vous-même votre propre compilation » date de l’époque des cassettes audio, et on peut acheter ses titres à l’unité depuis quelques années désormais. Mais l’alliance de ces deux idées enfin revendiquée publiquement ouvre le chemin à un modèle qui, tout en étant viable, pourrait enfin être reconnu comme plus éthique s’il n’est pas perverti.
Si ce coût de sortie réduit permet de redistribuer plus au créateur, et/ou de publier de nouvelles créations inconnues à moindres frais, de creuser les marchés de niche, alors l’industrie musicale sera bien engagée dans la voie de la réconciliation avec sa clientèle et coupera avec bonne foi l’herbe sous le pied de ses détracteurs. Peut-être pourra-t-on même cesser de parler des ‘gentils pirates’ qui empêchent les ‘méchantes majors’ d’accumuler quelques milliards supplémentaires ! Par contre, s’il s’agit de continuer à pourvoir au formatage standardisé de succès éphémères en augmentant simplement sa marge, alors il est facile d’imaginer que dans un monde où le gendarme a toujours un temps de retard sur le brigand, la résistance s’organisera. Encore.