– Ayreon – The Human Equation (pt.2)

DOSSIER : Ayreon : The Human Equation (pt.2)

3. The Human Equation, back to Earth ?

Comme si les sommets des scénarios possibles de science-fiction avaient été atteints avec The Universal Migrator et le projet Star One, Arjen Lucassen quitte aujourd’hui hautes sphères, troupes intergalactiques et paradoxes temporels pour revenir sur notre vieille planète malade et à l’histoire d’un homme brisé, cloué sur un lit d’hôpital après un accident de voiture.

Note préliminaire : il est conseillé à ceux désirant garder le plaisir de découvrir par eux-mêmes l’histoire, de passer directement au chapitre suivant. Les autres pourront y trouver quelques clés d’analyse du concept et quelques remarques stylistiques, à lire par exemple en écoutant l’album !

S’il est une constante dans les scénarios – y compris les plus inter-galactiques – de Lucassen, elle réside dans l’humanité et la fragilité de leurs héros. Ceux qui y laissent la vie payent ainsi leurs erreurs, leur aveuglement ou leur vanité, et ceux qui survivent ne le peuvent qu’après avoir surmonté leurs démons intérieurs et exploré les zones d’ombre de leur personnalité. Si Into The Electric Castle se situe évidemment entièrement dans cette problématique, on peut aisément y rapprocher les arguments de The Final Experiment (trop sûre d’elle, de ses convictions et de sa richesse, l’humanité cause sa propre perte en refusant d’écouter la parole prophétique d’un ménestrel aveugle ayant des visions du futur) et ceux de The Universal Migrator.

The Human Equation s’inscrit totalement dans cette approche, qui en devient la problématique centrale, dans un scénario bien plus intimiste que ceux des travaux précédents de Lucassen.

Day One : Vigil

L’incipit d’un album, et plus encore celui d’un concept, est déterminant. On plonge ici dans une introduction d’ambiance hospitalière (où l’on peut percevoir un clin d’oeil à Operation: Mindcrime de Queensrÿche) qui nous mène à l’histoire centrale de l’album par la voie d’un doux duo, presque intime, entre Arjen Lucassen (le "meilleur ami") et Marcela Bovio ("la femme"), emprunt d’une culpabilité contenue, avant d’être projeté par un violent freinage de voiture dont on devine sans l’entendre l’issue fatale – l’accident – et un monitoring de plus en plus affolé, au coeur de l’intrigue.

Day Two : Isolation

Premier morceau typique du style Lucassen, "Isolation" nous plonge dans un dialogue passionné entre James LaBrie ("Moi") et quatre des principaux personnages-émotions, et plante le décor. Un homme plongé dans le coma, sur son lit d’hôpital – vraisemblablement suite à l’accident de l’introduction – doit faire face à des émotions contradictoires issues de son passé et comprend qu’il ne pourra pas les éviter.

Day Three : Pain

Comme un Roi des Aulnes, Devon Graves ("Agonie") appelle le héros vaincu, lui conseillant d’abandonner le combat, de se laisser aller à la douleur et à la mort qui y mettra fin, alors même que Heather Findlay ("Love") alterne avec Devin Townsend ("Rage") pour tenter de le ramener à la vie, chacun à sa manière et ayant ses propres motivations.
"Moi", qui n’a que quelques rares lignes de chant dans ce morceau, est relégué à une position passive, comme dans la plupart des premiers titres de l’album, n’étant que le jouet impuissant de ces émotions contradictoires.

Day Four : Mystery

"Mystery" offre à l’auditeur, à travers un duo lyrique entre le "meilleur ami" et la "femme", une première clé de compréhension. La culpabilité sous-jacente du premier titre ("do you feel responsible ?") s’en trouve expliquée : au chevet de la victime, entre deux conjectures sur les causes de l’accident, se glissent tous les indices nécessaires pour lever le voile. Il s’est manifestement passé quelque chose, entre l’ami et la femme, qui éclairerait d’un autre jour l’accident, lequel pourrait en fait être un suicide.
Bien que plongé dans le coma, "moi" semble percevoir la conversation qui se tient à ses côtés, puisqu’il intervient, au cours d’un final lyrique et plein d’émotions, en dialogue avec Irene Jansen ("Passion"), et où il semble refuser d’accepter la vérité, alors même que seule cette acceptation – et le pardon qui devrait s’ensuivre – pourraient le ramener à la vie.

Day Five : Voices

Entre couplets folk ou dark et lourds riffs plombés, "Voices" et l’un des titres les plus forts de l’album, où Heather Findlay, Eric Clayton et Michael Akerfeldt ("Peur") se taillent la part du lion. Le jeu d’émotions contradictoires tiraillant l’homme brisé au centre de l’histoire nous mène un peu plus profond dans l’introspection.
C’est ici qu’il semble gagner l’une des premières victoires sur la mort : accepter le défi qui lui est proposé de repasser le film de sa vie, d’y analyser ses traumatismes, d’y assumer ses erreurs et d’y transcender ses peurs.

Day Six : Childhood

C’est avec un "Childhood" très acoustique, faisant la part belle aux flûtes, claviers et violoncelle, que commence le long voyage introspectif du héros qui, s’il l’accepte et parvient à l’accomplir avec succès, le ramènera à la vie. Il doit y affronter ses émotions les plus négatives. Alors que "Peur" lui soumet la première épreuve, qui est de revivre et assumer l’abandon – dont il se sent responsable, malgré un certain soulagement – de sa famille par un père cruel et méprisant, "Agony" tente de l’inciter à se soustraire à l’épreuve et à rejoindre le refuge qu’il pourrait trouver entre les bras de la mort.

Day Seven : Hope

Dans le même temps, toujours à son chevet, le "meilleur ami" tente, sur une mélodie légère et presque enjouée, de lui rappeler leurs souvenirs d’adolescence pour le raccrocher à la vie. Et ce lien avec l’extérieur, alors que le héros reste retenu dans sa prison de sentiments qui le submergent et ne peut rien manifester, s’avère particulièrement important, puisque la fin du morceau est faite d’un dialogue entre les deux personnages, où "moi" apparait déterminé à se battre.

Day Eight : School

En un retour au passé, le héros doit à présent faire face à d’autres souvenirs traumatiques. Enfant timide et introverti, il était la risée et le souffre-douleur de ses camarades de classe. Au cours des année, il en nourrit une colère rentrée, qu’il accumule jusqu’à ce qu’elle le submerge et finisse par bouleverser tous ses rapports sociaux, emprunts de rugosité et de violence.
Dans la seconde partie du titre, nettement plus metallique, "moi" semble revivre ces instants douleureux et est en proie à une série d’émotions contradictoires qui le laissent désemparé, sans parvenir à sortir de son mal-être et à s’affirmer face aux autres enfants, se renfermant toujours plus sur la colère qui le consume.

Day Nine : Playground

Débutant sur des cris d’enfants dans une cour de récréation et une douce mélodie, cet instrumental aux accents folks extrêmement marqués, développe – peut-être un peu trop longuement – un thème mélancolique, à grand renfort de violons et de flûtes. C’est également l’un des rares passages du disques où l’on a l’occasion d’entendre Lucassen en guitare lead, encore que toujours doublé au violon. On pourra cependant y regretter des modulations pas toujours des plus adroites, intervenant de manière abrupte, et une fin en queue de poisson, laissant perplexe quant à la nécessité de ce titre, dont le thème aurait mérité plus ample déclinaison.

Day Ten : Memories

Retour au monitoring avant une introduction toute en ambiances, pour ce retour au monde extérieur. "Moi" est désormais dans le coma depuis dix jours, sans donner le moindre signe de vie, mais le "meilleur ami" et la "femme" ne perdent pas espoir, prenant conscience que physiquement, le héros se porte bien et qu’il reste enfermé dans un coma avant tout psychologique. Ils imaginent alors de tenter de le ramener à la vie, en évoquant avec amour et tendresse leurs souvenirs d’enfance communs, aidés en cela de Magnus Ekwall ("Fierté" ou "Orgueil"), "Amour", "Passion" et "Raison". Ce titre est l’occasion de parties vocales de haute volée, oscillant entre intimisme et grandiloquance lyrique. "Passion" et "Raison" tentent alors d’ouvrir les vannes et de le ramener à la vie, sans succès.

Day Eleven : Love

Retour au passé, à nouveau, avec le rappel de la rencontre entre "moi" et la "femme". Le héros doit assumer la timidité qui le paralysa alors et manqua de le faire passer à côté de cette femme qu’il connaissait pourtant depuis longtemps et qui n’attendait en fait que lui.
Ce titre est le premier single extrait de l’album, dans une démarche plutôt inhabituelle pour Lucassen, et est l’occasion de développer largement un refrain lyrique et passionné, sur un rythme ternaire enlevé, qui évoque très clairement une valse, notamment grâce aux contretemps de batterie et de claviers, alors que les deux héros, une fois dans les bras l’un de l’autre, dansent à en perdre haleine. Sans doute l’une des rares "valses métalliques" jamais composées, sur laquelle s’achève le premier disque !

Day Twelve : Trauma

Alors que la "Raison" appelle le héros à quitter sa prison émotionnelle et à laisser enfin derrière lui les fardeaux qui l’empêchent de vivre, pour rejoindre enfin la réalité, "Peur" et "Agonie" se livrent une nouvelle fois à leur travail de sape auquel il aurait manqué de succomber sans l’insistance de "Passion" et de "Fierté".
"Moi" doit cependant faire face à une nouvelle épreuve et surmonter un nouveau traumatisme : la mort de sa mère, d’abord symbolique le jour du départ de son père, puis bien réelle, et dont il se sent entièrement coupable, responsabilité qu’il doit apprendre à assumer et dépasser.
A l’occasion de cette lutte d’influence passionnée entre émotions contradictoires, Lucassen développe des ambiances extrêmement sombres, comme rarement atteintes jusque là (à l’exception de certains passages de Into The Electric Castle), incluant l’un des rares phrasés death du disque.

Day Thirteen : Sign

Il est ici question des relations entre le héros et sa femme, au cours de leur vie commune avant l’accident. Enfermé dans sa colère, ses frustrations et son mal-être, "moi" néglige sa femme, oubliant de lui montrer son amour et la conduisant à se sentir délaissée. "Love" incite "moi" à ouvrir enfin les vannes et à se laisser aller à ses sentiments, pour retrouver la vie, tandis que sa "femme" l’appelle, de l’autre côté du chronomètre.
Il s’agit une nouvelle fois d’une ballade à tendance folk, mettant en valeur les voix de Heather Findlay et Marcela Bovio dans un duo plein de douceur et d’émotion. C’est dans ce morceau que Lucassen emploie le plus les cordes, tant arco qu’en pizz, et l’on peut regretter qu’ayant de tels musiciens à sa disposition, il ne les ai pas plus utilisés, tant ils apportent de nouvelles couleurs et de nouveaux timbres.

Day Fourteen : Pride

Dans une réaction d’orgueil, le héros s’interroge sur sa vie et sur les motivations qui l’ont poussé à choisir une carrière dans les affaires, alors même que ses inspirations profondes l’attiraient vers l’art, et à se comporter de manière dure et parfois inhumaine, alors même qu’il était au fond de lui tendre et généreux. "Fierté" lui offre l’explication d’une telle attitude : le besoin de prouver à son père qu’il pouvait être un homme fort, alors que "Raison" l’incite à croire en la possibilité de changer, pour revenir à la vie.
Les rythmiques de "Pride" sont extrêmement typées metal progressif, à tel point que lorsque James LaBrie chante sur certains couplets, on croirait entendre Dream Theater. Ce clin d’oeil en forme d’hommage reste cependant suffisament court et discret, et l’ensemble du titre assez cohérent et varié pour ne pas tomber dans le plagiat.

Day Fifteen : Betrayal

Le héros se trouve face à un nouveau défi et une nouvelle culpabilité qui le ronge : assumer le fait d’avoir trahi son "meilleur ami", qui s’était toujours montré plus compétent que lui, pour obtenir à sa place à sa place un poste professionnel important, ruinant par là-même toute sa carrière et le contraignant au chômage. "Raison" et "Passion" le poussent à assumer, ce qu’il parvient à faire, en prenant la résolution de tout avouer. Le héros remporte ici une nouvelle victoire sur la mort et semble définitivement décidé à se battre.
Ce titre est remarquable par long passage instrumental mêlant des parties de violon soumises à un effet d’harmonisation décalé, et un contrechant lyrique de violoncelle, produisant tout à la fois une ambiance torturée et étrangement apaisée.

Day Sixteen : Loser

"Loser", l’un des titres musicalement les plus enthousiasmants de l’album, met en scène le "Père" malfaisant du héros. Avec une voix très théâtrale, Mike Baker met en scène la méchanceté pure du personnage : "Moi" doit affronter le mépris et la satire de son père, qui le compare dans sa médiocrité à une mère qu’il insulte, dans un discours extrêmement culpabilisant. Le "Père" semble à ses côtés à l’hôpital, et venu pour l’enfoncer une fois encore dans ses souffrances et ses complexes, profitant de la situation et de son incapacité à se défendre.
Si les textes et le personnage du "Père" passent la limite de la caricature, au plan musical, le titre est une véritable réussite. L’introduction au didgeridoo dégage un véritable groove, malgré l’absence totale de percussions. Elle évolue lentement, intégrant de nouveaux éléments folk et monant peu à peu en intensité, avant l’intervention d’une rythmique métal qui n’aurait pas dépareillé chez un Devin Townsend époque Infinity. Cette impression est renforcée par la présence du chanteur canadien lui-même, qui vient poser quelques hurlements du meilleur effet, sur une rythmique à la "Bad Devil" encore enrichie par un solo de Hammond presque blues de Ken Hensley.
Ce "Loser", plutôt exotique au regard de la discographie de Lucassen, ouvre des voies qu’il serait intéressant de le voir creuser plus avant, et s’achève sur un thème développé en boucle, à la fois infernal et jouissif !

Day Seventeen : Accident ?

Après une introduction typique des ambiances claviers/guitares en son clair développées sur Into The Electric Castle, on assiste à la première phase du dénouement de l’histoire, qui lève le voile sur ce qu’on entrevoyait déjà nettement. La "femme" délaissée trouve un soir un certain réconfort dans les bras d’un "meilleur ami" sans emploi et dans une situation difficile suite à la trahison déjà évoquée, sans que les choses aillent d’ailleurs beaucoup plus loin. Mais cette scène se produit, juste au moment où le héros revient chez lui en position de faiblesse et de vulnérabilité. Voyant sa femme dans les bras de son ami, le héros reprend la route et l’accident se produit.
Ce titre terriblement mélodramatique est sauvé par un excellent Eric Clayton, tout en douceur et en intimité, dont la voix grave et chaleureuse force doucement "Moi" à assumer et se remémorer ce qu’il a vu, alors même qu’"Agonie" profite de la situation pour lui tendre une nouvelle fois les bras et tenter de l’attirer. L’ensemble est très mid tempo, et d’importants effet sur les voix renforcent paradoxalement l’ambiance cotonneuse et toute en retenue de ce qui fait le noeud de l’histoire.

Day Eighteen : Realization

C’est alors que se pose la question cruciale : désormais, le héros sait tout ce qui s’est passé. Reste à savoir quelle est l’attitude à tenir. Le pardon, proné avec passion par "Amour", ou la vengeance à laquelle incite une "Fierté" belliqueuse ? Quoi qu’il en soit et quelque soit la réponse, le préalable est le même : il faut vivre. Dès lors, la partie semble définitivement gagnée, et le titre s’achève sur un "Let me out" crié par LaBrie.
On se trouve une nouvelle fois face à un folk metal très proche de Into The Electric Castle, pour l’un des titres où la guitare tient le plus de place. Le très long passage instrumental avant l’intervention du chant, aurait mérité plus ample traitement, notamment lorsqu’il met en scène de manière relativement complexe, autour d’un thème, traité traditionnellement aux guitares et claviers, une instrumentation alléchante : violon, violoncelle, et… basson ! Cet essai d’ouverture à de nouveaux timbres et arrangements est réussi, et aurait sans doute mérité d’être développé et approfondi.

Day Nineteen : Disclosure

"Discloruse" met en scène un dernier retour " à l’extérieur". Comme s’ils suivaient l’évolution intérieure de "moi" et qu’ils étaient persuadés d’avoir été vus, le "meilleur ami" et la "femme" expliquent à "Moi" que ce qu’il a pris pour une trahison n’était qu’un moment de faiblesse passagère, et qu’il ne s’est rien passé de plus qu’une étreinte amicale. Le titre s’achève sur une belle déclaration d’amour et la volonté clairement exprimée par le héros de revenir à la vie et d’être désormais plus proche de sa femme.
Tant dans le propos, qui peut être vu comme un peu mièvre, que dans la composition, ce titre est plus anecdotique, même si les arrangements de violoncelle sont une bonne amorce. Il est dommage qu’ils n’aient pas été plus poussés et qu’une trop grande part des effets ait été confiée à des claviers bloqués sur des sons de cordes sonnant de manière très artificielle en regard des véritables instruments.

Day Twenty : Confrontation

Ce final monumental se situe dans la pure lignée de Into The Electric Castle, une nouvelle fois. Au plan narratif, il est le prétexte au dénouement de toutes les intrigues, dans une sorte de "grand pardon" généralisé, alors que le héros sort lentement du coma. Les textes ne sont pas particulièrement intéressants, restant nécessairement très factuels, puisqu’ils mettent en scène le retour à la vie et à la réalité, et la nécessité de faire face à tout ce que "Moi" a détruit par son propre mal-être, mais aussi la possibilité de reconstruire une vie.
Musicalement, "Confrontation" est le seul titre où Lucassen se laisse aller à des accélération purement métalliques, et où Ed Warby, batteur fétiche de Ayreon, délivre quelques rares passages de double pédale. Le propos est ambitieux et l’ensemble, sans être exceptionnel, constitue une conclusion de bonne facture.

Notons en guise de clin d’oeil final une série de bruitages où se mèle la voix du "Dream Sequencer", refermant ainsi la boucle avec The Universal Migrator, après un hiatus de quatre ans.

Conclusion

On peut peut-être reprocher à l’album d’être un peu "explicite", de laisser moins de place au mystère – et donc de marge d’interprétation personnelle et d’appropriation pour l’auditeur – que Into The Electric Castle, l’autre monument d’introspection de la discographie de Ayreon. Toutefois, alors que le concept recelait un sérieux risque de sombrer dans la caricature, l’ensemble est traité avec suffisament de sensibilité pour éviter le plus souvent ce piège, malgré quelques petits errements, comme sur un "Disclosure" aux textes un peu à l’eau de rose.
Enfin, si la formule ne se renouvelle pas véritablement et que le style Lucassen a parfois tendance à virer au gimmick, des éléments laissent entrevoir un avenir florissant et une certaine marge d’innovation (cf. "Loser") !

visuels par Mattias Norén – www.progart.com

4. La genèse de The Human Equation

A la lecture des nombreuses informations disponibles sur le site web de Ayreon, il semble bien que ce nouvel album ait été réalisé selon la même "recette" que celle jusque-là employée par Lucassen. Ainsi, le Hollandais a contacté des artistes qu’il souhaitait intégrer à son projet, le plus souvent sur la base de démos du disque en préparation (c’est le cas de James Labrie ou Mikael Åkerfeldt par exemple).
Seule exception à la règle, Marcella Bovio, dont le groupe, Elfonia, est quasiment inconnu, a été recrutée suite à un casting vocal organisé par Lucassen, puis sur la base d’une sélection finale entre quatre candidates interprétant "The Valley of the Queen", morceau culte de Into The Electric Castle, ainsi qu’un nouveau titre. Marcella et son groupe bénéficient même d’un aimable coup de pouce du musicien, qui n’hésite pas à vendre leur album via son propre site !

A n’en pas douter, la crédibilité de Lucassen est aujourd’hui acquise, après le succès de ces différentes réalisations, et un nombre important d’invités sur ces différents disques, qui font presque office de Who’s Who du progressif versant métallique ! L’un des souhaits du Hollandais, pour ce nouvel album, était de ne faire intervenir que des nouveaux participants (à l’exception de Ed Warby), et sa réputation, qui désormais le précède, lui a non seulement facilité la tâche, mais devrait lui permettre à l’avenir de renouveler ses invités sans grande difficulté.

En termes de calendrier, Lucassen a composé seul l’intégralité des deux disques au cours de l’année 2003, une fois les dernières obligations relatives à Star One honorées, pour n’annoncer officiellement sa préparation qu’en août de la même année. S’en est suivi un plan de communication particulièrement ingénieux auprès du public comme des médias, consistant à faire trouver aux fans le nom des différents intervenants, dissimulé sous la forme de devinettes égrenées chaque semaine.
En septembre 2003, le Hollandais s’envole – le plus souvent virtuellement – aux quatre coins du globe pour recruter ses chanteurs, et leur proposer les guide-vocals qu’il a préparés à leur intention. Dès le mois suivant, le premier d’entre eux entrait au Electric Castle, le studio personnel de Lucassen. Certains, pour des raisons d’éloignement géographique, ont enregistré leurs parties dans leur pays d’origine, comme Mike Baker, dans le studio de son compère de Shadow Gallery, Gary Wehrkamp, ou Devin Townsend, dans son propre studio canadien. En parallèle, les quelques instrumentistes venus en aide à Lucassen enregistrèrent leurs parties en Hollande, le tout étant suivi et relayé auprès du public par des "studio reports" écrits par Lucassen sous forme d’interviews. Le 31 octobre 2003, alors que le processus d’enregistrement est très avancé, il ne reste plus qu’à annoncer la date de sortie et le nom de ce qui s’intitule désormais The Human Equation.
La dernière étape, plus promotionnelle, a lieu le 21 janvier 2004, avec l’annonce de la signature d’Ayreon sur l’incontournable label Inside Out, suivi de la diffusion d’un "trailer-movie", aguichant le public à la manière des productions hollywoodiennes ! Ce matériel promotionnel, et ce suivi pas à pas du processus d’enregistrement offrait la possibilité, très en vogue en ce moment, de réaliser un DVD bonus retraçant cette année 2003. Enfin, un single sort au mois d’avril, précédent l’album et permettant de faire monter la pression. C’est une décision inhabituelle de la part de Lucassen, qui souhaite d’ordinaire que la continuité de ses "histoires" ne soit pas perturbée par l’extraction d’un seul titre. "Love", puisque c’est la composition retenue, est tout indiqué pour démontrer les qualités de l’album : truffé de breaks, faisant intervenir bien des chanteurs présents sur le disque, et doté d’un refrain puissant, ce titre, s’il n’a que peu de potentiel commercial, reste une belle porte d’entrée vers The Human Equation.

Alors que les débats sur le piratage et les moyens de le contrer font rage, Arjen Lucassen agit avec une rare intelligence : faisant monter la pression autour de son projet, jouant la transparence sur la mise en place du disque et s’entourant d’une dream team à la fois artistique, marketing et commerciale (Inside Out est probablement l’écurie qui, dans le genre, est aujourd’hui la mieux à même de "travailler" un artiste progressif en Europe), il joue sur tous les tableaux.
La sortie du disque dans une triple édition, qui s’annonce comme apportant une réelle valeur ajoutée par rapport au seul album, est également une décision qui devrait faire réfléchir plus d’un fan avant qu’il ne choisisse des voies illégales pour se le procurer, malgré une disponibilité précoce de l’album sur les réseaux de peer to peer.

On assiste donc ici à une démarche promotionnelle et commerciale peu fréquente dans le progressif, mais qui prouve qu’avec certains moyens, même limités au vu du "marché" d’Ayreon, il est possible de réaliser un véritable business plan qui s’inscrive malgré tout sans ambiguité dans un processus artistique. Gageons que cette initiative, comme celle encore plus ambitieuse de Marillion, incitera d’autres artistes de recourir à des procédés ingénieux pour se faire connaître du plus grand nombre.

visuels : www.ayreon.com

Dossier réalisé par Fanny Layani et Djul